Alimentation, santé globale 3 min

Covid-19 : une crise organisationnelle

De mars à mai 2020, les Français ont dû rester confinés chez eux. Comment cette mesure aux effets considérables a-t-elle pu être présentée comme la seule solution face à la pandémie de Covid-19 ?

Publié le 12 novembre 2020

© INRAE

Dans cet ouvrage, les auteurs, qui ont mené l'enquête « à chaud » auprès d’acteurs de la crise, formulent quelques hypothèses originales. Plutôt que des défaillances individuelles ou des dysfonctionnements techniques, ils mettent en avant des facteurs organisationnels : mauvaises leçons tirées du passé, faux sentiment de sécurité, confiance aveugle dans les outils de planification.

Leur analyse des relations de pouvoir dans la gestion de la crise révèle d’autres phénomènes surprenants, tels que la création de nouvelles instances dans un paysage déjà saturé d’organisations et le niveau inédit de coopération au sein des hôpitaux.

Henri Bergeron est directeur de recherche CNRS au centre de sociologie des organisations de Sciences Po.

Olivier Borraz est directeur de recherche CNRS au centre de sociologie des organisations de Sciences Po.

Patrick Castel est chargé de recherche CNRS au centre de sociologie des organisations de Sciences Po.

François Dedieu est chargé de recherche INRAE au laboratoire interdisciplinaire sciences innovation sociétés.

Editions Presses de Sciences Po – 136 pages, octobre 2020 – 14 euros

EXTRAITS

1. On peut donc certes concevoir la création du Conseil scientifique comme une tentative de l’exécutif de garder « à portée de main » un ensemble d’experts dans l’espoir de mieux maîtriser les décisions. Cependant, la stratégie du gouvernement diffère des cas précédents en ce que ce comité restreint ne s’appuie pas de manière centrale sur les administrations existantes mais sur des individus intuitu personae. Comment le comprendre ? Le non-recours aux multiples organisations d’expertise et de gestion de crise peut s’interpréter selon quatre schémas complémentaires tous inspirés par la théorie relationnelle du pouvoir. Il s’agirait d’éviter de faire venir autour de la table des décideurs et leurs conseillers d’organisations dont on sait : 1) que leurs solutions n’ont pas la préférence des autorités publiques ; 2) que l’on considère avoir failli, comme ce fut peut-être le cas de Santé publique France au moment de l’alerte ; 3) qui sont en conflit entre elles, ce qui pourrait parasiter les débats ; 4) ou dont les routines et process organisationnels retirent aux autorités publiques le contrôle sur les décisions qui scandent la mise en oeuvre des solutions choisies. Mais une telle stratégie a aussi potentiellement des coûts. D’abord, on peut se poser la question de savoir si, en ne s’appuyant pas directement sur l’expertise des agences et autres organisations de santé publique, les informations qui parvenaient au Conseil scientifique et au gouvernement n’ont pas perdu en quantité et en qualité. La présence du « correspondant » de Santé publique France à partir du 23 mars et la cooptation du président du Haut Conseil de la santé publique trahissent peut-être cette prise de conscience. Dans la même veine, dans sa note du 14 avril, Jean-François Delfraissy reconnaît, cette fois explicitement, un manque de connaissances et justifie ainsi la création d’un comité de liaison.

Le gouvernement a-t-il pu prendre des décisions de manière autonome ? Et le Conseil scientifique s’est-il cantonné à son rôle d’éclaireur ? Il faut, pour commencer, pointer l’illusion qui consiste à croire que ce conseil s’est prononcé simplement sur les seuls sujets qui relevaient de sa compétence : le sanitaire (…) C’est une conclusion désormais rebattue pour les historiens et les sociologues des sciences : de nombreuses délibérations qui se déploient dans des enceintes pourtant strictement scientifiques intègrent, explicitement ou implicitement, des considérations qui sont plus manifestement d’ordre moral, social ou politique.

2. Les dispositifs de retour d’expérience doivent être attentifs à l’un des acquis de la recherche en sciences sociales, celui de reconnaître qu’en temps de crise, les procédures et les outils à la disposition des participants importent moins que la capacité de se coordonner. Des travaux français (Gilbert, 1990 ; Dedieu, 2013) et internationaux (Quarantelli, 1988) ont analysé la « guerre des urgences »qui a pu sévir, dans les premiers temps de la crise surtout, entre les différents services sur le terrain (pompiers, services médicaux, policiers ou militaires). De multiples remontées ont témoigné de l’existence de tels conflits, en partie provoqués par l’inadéquation entre les mesures planifiées et les réponses centralisées, et les ressources disponibles sur le terrain. La recherche a décrit la capacité des acteurs du terrain à innover ou à bricoler des moyens de communication ou des modes d’organisation de circonstance. Ce fut particulièrement le cas avec la Covid-19 car le confinement a complexifié la coordination en limitant les interactions entre les différents acteurs tandis que l’orientation très biomédicale et centralisée donnée à la gestion de la crise a nécessité davantage d’inventivité organisationnelle pour prendre en charge tous les enjeux de santé publique et sociaux que soulevait la pandémie. Cette crise peut à ce titre constituer un terrain d’étude exemplaire pour réfléchir aux conditions de cette coordination « sans hiérarchie », pour reprendre l’expression de Donald Chisholm (1989) qui fut largement à l’œuvre dans les hôpitaux, aux dires des professionnels que nous avons interrogés. L’objectif d’une telle réflexion n’est pas de pointer des manquements ou des erreurs, qu’il conviendrait ensuite de corriger, mais de prendre acte des conditions dans lesquelles la coordination et la coopération peuvent se poursuivre en contexte dégradé.

 

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