Publié le , mis à jour le
Vous voulez participer au débat ?
S’abonner permet de commenter les articles. Et pas que : vous pouvez les consulter et les offrir à vos proches.
En accès libre
La publicité est aspirée par les géants du numérique, qui brassent des milliards en France chaque année. Et si on les taxait – vraiment ? Lettre ouverte au Premier ministre Michel Barnier.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Monsieur le Premier ministre,
Lors de votre nomination à Matignon, vous avez insisté sur votre goût pour les idées de terrain, celles d’en bas. Je me permets donc de vous écrire, j’habite au rez-de-chaussée.
Depuis plusieurs années, je m’intéresse à la publicité, ce modèle économique dont on a semble-t-il pas encore tout à fait cerné la nature profonde. Nous avons en effet la faiblesse de croire que la publicité est célibataire, alors qu’elle vit en couple avec la fiscalité. J’aimerais attirer votre attention sur ce couple, dans lequel la publicité porte la cagnotte. Comme vous êtes en charge de la fiscalité, forcément, vous vous retrouvez à poil à essayer de boucler votre budget.
Publicité
Aujourd’hui, la publicité est aspirée par les géants du numérique. Pour répondre à cela, la France a mis en place depuis 2019 une taxe dite « taxe Gafam » [ou « taxe Gafa »]. Votre prédécesseur, Gabriel Attal, s’était même vanté d’un tel fait d’armes, un soir à la télévision. Il se félicitait que la France réagisse devant ces entreprises qui font « des profits considérables en Europe et qui ne payent pas d’impôts en Europe ». Résultat : 700 millions d’euros dans nos caisses.
Avec votre projet de loi de finances pour 2025, vous ne souhaitez pas changer cette taxe. C’est un choix. Gabriel Attal ou Michel Barnier, à Matignon, c’est pareil, la taxe Gafam est de 3 %. Vous la voyez la fuite ? La France taxe à hauteur de 3 % et cela lui rapporte 700 millions d’euros. Ces entreprises d’un genre nouveau prélèvent donc quelque 23 milliards dans notre économie. Et encore un peu plus l’an prochain.
Mais les choses bougent. Le 8 novembre, un vote insolite et rare s’est produit dans l’Hémicycle. Des députés de droite, de gauche et d’extrême droite ont souhaité relever ce taux et le faire passer de 3 % à 5 %. Incroyable, la gauche vote avec le Rassemblement national. C’est vous dire si cette situation transpartisane mérite d’être regardée de plus près. Oui, une majorité à l’Assemblée nationale est donc prête à relever ce taux. Cela posé, à combien pourrions-nous fixer ce taux pour mettre un terme à cette fuite ? Vous avouerez que récupérer un petit milliard quand on en perd 23 laisse un goût amer dans la bouche de n’importe quel responsable budgétaire.
Tout public
Observer sur un temps plus long ce qui s’est passé en matière d’information et de communication peut se révéler instructif. Oui, au fait, d’où venons-nous, pauvre France sans le sou ? D’un pays, où, il y a à peine quarante ans, notre espace de communication et d’information à tous relevait du strict périmètre national et demeurait public. Nous nous appelions sur des téléphones fixes, avec un seul opérateur public, nous nous donnions des nouvelles en achetant des timbres aux PTT, entreprise publique, nous regardions des chaînes de télévision publiques. Le débat public, nos conversations, tout cela restait entre nous. Nous financions ce que nous nous disions, ce que nous regardions, ce que nous apprenions, en circuit fermé. A 100 % public, pourrait-on dire.
Publicité
Quarante ans plus tard, que reste-t-il de public dans notre environnement d’information et de communication ? Rien ou presque. Nos coups de fil, nos rencontres, nos nouvelles des vacances, nos informations, nos contenus, nos médias, nos photos de ce qu’on mange, nos photos de « kikonvientdecroiser », tout ou presque est devenu privé. Avec pour principal carburant, la publicité, mais aussi nos données qui, tôt ou tard, seront monétisées. A 100 % privé, pourrait-on dire aussi.
A lire aussi
Tribune Tribune | « Le monde nous dit Gafam, nous lui répondons René Coty »
En accès libre
Aujourd’hui, Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft forment les plus grosses capitalisations boursières. Les chinoises ne sont pas mal non plus. En siphonnant les dépenses publicitaires de nos annonceurs, qu’elles aspirent, et que, fatalement, nous retrouvons dans le prix des choses.
Mécaniquement donc, si ces entreprises valent autant, elles le doivent à une pression publicitaire que les ménages doivent supporter. Adam Smith parlerait sans doute du drain invisible du marché. Ceux qui peuvent se payer des marques participent financièrement à cette évaporation. Ceux qui ne peuvent plus se payer ces marques constatent la dégradation de leur niveau de vie, se penchent et s’agenouillent pour attraper les produits honteux en bas des rayons.
Désabonnez-vous
Pourquoi, dans ce cas, Monsieur le Premier ministre, ne pas sauver votre peau en endossant, d’un seul coup d’un seul, le costume de grand défenseur du pouvoir d’achat des Français et de nos finances publiques ? Vous avez lors d’un séminaire gouvernemental demandé à vos ministres de réfléchir à la trajectoire de la France sur les trois prochaines années.
Publicité
Permettez que je m’incruste.
La taxe Gafam est portée à 30 % pour 2025, 60 % pour 2026, 90 % pour 2027. La bulle publicitaire se dégonfle. Nos finances reprennent des couleurs, des bonnes joues, 8 milliards, là, tout de suite.
Tenez, faisons ensemble, un effort d’imagination, si vous le voulez bien. Imaginons que le taux de cette taxe soit discuté lors d’un conseil municipal, dans n’importe quelle petite commune de France, avec des élus plus proches des gens que des micros, des réseaux sociaux, et étrangers au plaisir de voir leurs noms repris par les bandeaux de chaînes d’information en continu. Des élus sans notoriété à fabriquer, à entretenir. Le maire dirait : « Nous avons des entreprises là, qui nous prennent 23 milliards pour qu’au rond-point, on aille plutôt au Super U qu’à l’Inter. La taxe, on la met à combien ? » Ce serait vite vu qu’au conseil municipal, cette assemblée à hauteur humaine, on oublierait ce 3 %.
Alors, vous pouvez tout aussi bien laisser ce taux à 3 % ou 5 % et rigoler de Donald Trump. Le nouvel âge d’or de l’Amérique de Trump est là pourtant, assuré par les ressources publicitaires du monde entier, et son corollaire, le pouvoir d’achat faiblissant des classes moyennes.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter pleine réussite.
« Les Français attendent que nous regardions la réalité en face », disiez-vous sur X (ex-Twitter), récemment, pour évoquer le budget. Mais il ne s’agit plus de cela. On ne parle plus de réalité. La preuve, vous, Premier ministre de la France, vous le disiez sur X.
Publicité
Désabonnez-vous, écrivez des communiqués à l’Agence France-Presse, et méditez ce que cachait sans doute la célèbre phrase de Jacques Lacan : « Le réel, c’est quand on se cogne. » Le virtuel, c’est quand on ne sait pas qu’on saigne.
BIO EXPRESS
Journaliste, auteur, Benoît Van de Steene s’intéresse au modèle économique de la publicité. Il a publié un essai : « Médias et publicité. Echanges avec notre président sur la société de l’image » (Ellipses, 2011).