Les femmes qui tombent/01/14
xiv
On habillait la mariée. Madame Le Boterf, impatiente, tapait les portes. Déjà les invités étaient réunis au salon et il manquait un objet à la toilette d’Évah ; une jupe de mousseline qui n’arrivait pas. On l’avait retournée la veille, à l’ouvrière, pour une retouche ; il était convenu qu’on la rapporterait le matin. L’émotion qu’elle refoulait, se traduisait en colère dans les gestes de madame Le Boterf.
Elle allait et venait, traversant vingt fois la salle à manger, où se réfugiait quelque enragé fumeur qui dépêchait une cigarette avant la cérémonie.
Une fois, elle se trouva seule avec Abel Henriet, l’un des témoins du fiancé. Sa physionomie changea. Elle se rapprocha vivement :
— Est-ce vrai, ce que l’on dit d’une nouvelle dépêche publiée par la Gazette de Cologne ?
— C’est vrai.
— Mais c’est maladroit, mon cher, vous allez discréditer le président de notre société avant qu’elle soit lancée.
— Pas si maladroit, riposta Abel. Edward D… s’était avisé d’examiner de trop près nos statuts. Le bruit qui va se faire autour de cette correspondance lui donnera de l’occupation ; il nous laissera tranquilles.
— Et s’il allait tout planter là, nous échapper !…
— Impossible ; il est lié. Il ira jusqu’au bout.
— Comme le maréchal. On dit que sa démission est imminente, cependant.
— C’est pour cela qu’il faut nous hâter avant le gâchis. Cette soirée chez la baronne est-elle fixée ?
— Dans huit jours.
— Et Lucie Goyanne, qu’en faites-vous ?
— Je l’habille, en attendant. Et vous ?
Il sourit :
— Moi, je la dresse à solliciter. Elle va, sous le prétexte de demander une place pour son mari. Vous aviez raison, c’est une comédienne hors ligne. Elle m’a déjà ramené un banquier, qui entrera dans notre affaire.
— Comme… dupe ?
— Non, pour nous aider à en faire d’autres. Je crois que la souscription s’enlèvera.
— Tant mieux ! soupira lourdement madame Le Boterf : plus il y aura de victimes, plus la débâcle sera retentissante.
— Et fructueuse, acheva Abel avec ce rire silencieux qui découvrait tout à coup ses dents blanches, alignées comme des perles.
— Vous savez bien que je ne veux rien de cet argent-là, répliqua rudement madame Le Boterf.
— Pourquoi ? C’est le même.
— Non pas. L’autre… c’est le prix de la vengeance : il sent bon.
Une jeune ouvrière entra tout à coup, en courant, essoufflée, les bras embarrassés d’un fouillis de mousseline et de dentelle qui cachait son visage.
— Enfin ! s’écria madame Le Boterf.
Elle arracha la jupe d’un geste colère et, l’emportant dans la chambre d’Évah, elle cria sans se retourner :
— Attendez là, il y a peut-être encore un point à faire.
L’ouvrière aperçut Abel, et se recula vivement vers la porte ; mais il lui barra le passage.
— Ah ! mademoiselle Catherine ! vous vous sauvez encore ? Je vous croyais devenue moins farouche.
La jeune fille se taisait, très rouge, avec un air digne.
Il reprit, lui touchant familièrement l’épaule :
— Voyons, voyons. Il faut cependant nous entendre. Vous êtes trop gentille pour courir ainsi les rues, comme un trottin, avec un carton sous le bras. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, à l’agence : cela tient toujours si vous voulez. Hein ? Vous ne répondez pas ? Ah çà, diantre, comment ce gros animal de Beauséjour vous laisse-t-il faire ce métier-là ? Il est donc pané ? Il n’a donc plus que les moyens de vous mener souper ?…
Catherine le regardait maintenant de ses grands yeux effrayés… Elle balbutia :
— Comment ! vous croyez ?… Oh !…
— Plaît-il ? Oh ! vous êtes divine, avec vos airs candides. Petite futée, va ! Quand souperas-tu avec moi, dis ?
Il lui prit la taille. Catherine, tout affolée de honte, leva ses poings et le frappa de toutes ses forces ; puis elle se jeta en avant vers la chambre d’Évah, comme madame Le Boterf rentrait.
— C’est inouï, disait-elle, bouleversée, la ceinture est encore trop large. Mais venez donc, mademoiselle ! on n’en finit pas avec cette toilette. Tiens, c’est vous, Catherine ? je ne vous avais pas reconnue. Entrez vite, Évah vous attend.
Sa voix s’était adoucie. Elle éprouvait de la sympathie pour Catherine depuis que Madeleine de Cléran, à qui elle s’était confiée, lui avait conté les terribles ennuis de la pauvre fille que sa vertu faisait chasser de partout.
Elle resta pour dire à Abel :
— Il faudrait trouver un emploi à cette enfant qui n’a pas assez de santé pour travailler. C’est malheureux et c’est honnête.
— Ça ! murmura Abel.
— Que dites-vous ? Catherine…
— Elle s’est abominablement grisée l’autre soir, à côté de moi, dans un cabinet de chez Bonvallet, avec un commissionnaire en marchandises qui la traîne partout depuis trois mois.
— Allons donc ! s’écria madame Le Boterf, elle implore du travail…
— Parbleu ! une façon comme une autre de racoler son monde : le trottoir est usé. Tout à l’heure, en votre absence, elle me demandait…
— Assez. Quelle horreur ! Et ma fille qui songeait à la prendre près d’elle ! Pouah ! je vais balayer ça dehors, et un peu vite.
Elle rentra comme un coup de vent dans la chambre de la mariée. Évah, toute blanche, était penchée sur Catherine, qui cousait un ruban au bas de la robe, agenouillée sur le tapis. Les étoffes blanches encombraient tous les meubles ; des fleurs virginales, roulées dans leurs cornets de dentelles, ajoutaient çà et là leur blancheur délicate. Un soleil clair, traversant les stores de guipure, donnait à tout ce blanc un éclat intense, une fulguration de clarté au milieu de laquelle ces deux visages de jeune fille se détachaient très roses et très purs, avec une admirable expression de chasteté.
— Mademoiselle Catherine, cria madame Le Boterf.
Sa voix sonnait comme un glas. La jeune ouvrière se redressa épouvantée.
— Sortez ! acheva Yvonne, le doigt tendu.
Catherine ne bougeait pas, clouée par une surprise horrible.
— Mais sortez donc, répéta madame Le Boterf. Il n’y a plus d’ouvrage ici pour vous.
La jeune fille vacilla comme si elle allait tomber. Évah la retint dans ses bras. Madame Le Boterf, indignée, la lui arracha et la poussa vers la porte.
— Allez faire la noce à votre façon, vous, dans les cabinets particuliers. Allez, drôlesse…
— Maman, maman…, balbutiait Évah, qui tremblait de tout son corps.
— Tais-toi ; je suis sans pitié pour le vice… Tu es très belle, toi, ma fille, une vraie vierge. Attache ton bouquet de fleurs d’oranger.
Catherine, se tenant au mur, quitta la chambre. Elle devait, pour sortir, traverser la salle à manger : Abel la regarda passer.
Elle ne dit rien, marchant lentement, toute droite, un peu raide et blanche comme une morte. Il y avait une goutte de sang au bord de ses lèvres. Comme elle sortait, Abel l’appela tout bas.
Elle se retourna, leva sur lui ses yeux profonds, et son regard frappa le jeune homme d’une telle expression de douleur, de plainte suprême, comme un regard de mourant à celui qui l’a tué, qu’il demeura saisi, et, n’osant rien ajouter, la laissa partir.
Une exclamation bruyante, venue du salon, annonçait l’entrée d’Évah. Abel Henriet eut une secousse qui changea le cours de ses idées. Catherine n’était qu’un caprice ; mais Évah !… Ses yeux bleus vagues se fermèrent une seconde sur la pensée de fureur qui les traversait. Une menace passa sur ses lèvres. Puis il sourit, un rictus de loup, et se glissa dans le salon.
On était en retard ; les voitures attendaient, la noce partit. Le mariage se faisait à l’église Saint-Ambroise, la paroisse des Le Boterf, qui habitaient le boulevard Voltaire. Un quart d’heure plus tard, la messe commençait, aux sons graves de l’orgue, sur le couple incliné devant le grand autel.
Et puis on les bénit. Évah sentit tomber sur elle, avec la bénédiction du prêtre, comme une lourde tristesse. Cette solennité mystique, qui attendrit les âmes heureuses, faisait se replier la sienne, comme si quelque fatalité la celait à jamais dans l’éternelle solitude.
Elle se souvenait d’avoir assisté à une prise de voile dans un couvent. La religieuse était couchée sous un suaire et on chantait sur elle le Requiescat in pace.
Il lui sembla qu’elle était ensevelie, elle aussi sous son voile, comme sous un linceul, et que le prêtre chantait l’hymne des morts.
Hector se pencha, et lui demanda si elle souffrait. Elle se réveilla alors de ce malaise moral, et lui répondit « non » avec un sourire très doux.
Ensuite elle pria. Sa foi religieuse était poétique et passionnée comme son âme. Elle priait haut, d’un cœur ardent, comme elle eût aimé. Ce n’était pas les prières de l’Église qu’elle balbutiait ; mais des effusions de tout son être qui jaillissaient en flots d’adoration, en murmures d’amour.
— Mon Dieu, je vous aime ! disait-elle.
Et son cœur éclatait de tendresse. Et puis elle faisait un acte de volonté :
— Je veux aimer mon mari, je veux le rendre heureux, je veux accomplir tous mes devoirs, je veux être toute ma vie une bonne et honnête femme, je veux… je veux oublier…
Alors, sa vue se troublait, et, dans son livre d’ivoire, ouvert à l’hymne du mariage, ce n’était plus l’adjuration biblique : « Croissez et multipliez, » que lisaient ses yeux ; mais ces vers de Montcrif, qu’elle avait retenus, pour les avoir entendus dire à Jean Delorme, et qui lui revenaient toujours avec sa pensée :
Pour chasser de sa souvenance
L’ami secret,
On ressent bien de la souffrance
Pour peu d’effet.
Une si douce fantaisie
Toujours revient.
En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient !
Évah tressaillit, surprise dans son rêve ; elle rougit brusquement lorsque Hector lui offrit le bras pour passer à la sacristie.
La cérémonie était terminée : les femmes se levaient avec un bruit de jupes dans les chaises écartées qui raclaient le sol. Cela fit un tumulte subit, augmenté par les conversations qui reprenaient presque haut.
Les robes élégantes s’en allèrent, avec le froufrou de leurs traînes, s’engouffrer une à une dans la sacristie, tandis que le public curieux les regardait défiler et s’extasiait. Madame Le Boterf, encore jeune, grâce à sa tournure mince et à ses cheveux blonds, paraissait fort digne dans sa longue robe de satin gris. La baronne de Monthaut éblouissait dans son costume de Worth, qui valait bien trois mille écus.
La piquante Goyanne portait tant d’or sur ses jupes et sur son chapeau, qu’elle semblait un soleil avec deux étoiles flamboyantes à la place des yeux. Madeleine, pâle, et les yeux rouges pour avoir pleuré tout le temps de la messe, était cependant jolie comme les jolies martyres des tableaux d’église : une expression d’extase divine mêlée de douleur humaine. Elle traînait une robe de crêpe de chine blanc, brodée d’œillets pourpre, au bras de l’avocat Jules Lenormand.
Tout à coup, derrière un pilier, Madeleine aperçut Thérèse Leroy, vêtue de noir et voilée, les mains jointes encore, toute prosternée sur sa chaise. Comme elle lui souriait en passant, Thérèse se pencha et lui dit :
— Embrassez-la pour moi.
On entourait Évah ! Les félicitations banales s’égrenaient à son oreille distraite. Mais son mari les accueillait pour elle, un peu fou de tant de bonheur. Il serrait toutes les mains, avec ce rire bête et heureux qui est si près des larmes. Évah tendit sa main.
Un vieillard aimable s’inclina pour baiser le gant de la mariée. Alors tous les hommes vinrent, à leur tour, l’effleurer respectueusement de leurs lèvres.
Un seul y colla sa bouche si rudement que la jeune femme faillit crier. Elle leva les yeux et se heurta au regard hardi et clair d’Abel Henriet. Jamais on ne l’avait regardée ainsi : elle eut un frisson de honte. Abel parlait à Hector, celui-ci s’écria :
— Tiens, c’est vrai, je l’ai oublié ; tout à l’heure.
Puis on partit.
Les mariés traversèrent l’église au milieu d’une haie de têtes curieuses ; les admirations partaient tout haut : Évah était radieusement belle.
Elle baissait les yeux et ne vit point Thérèse, qui cherchait son regard. Elle ne vit point Jean Delorme, près de la porte, tout en l’effleurant de sa robe.
Mais le poète s’était jeté dehors avant elle, et elle le trouva qui tenait galamment la portière de sa voiture. Découvert, sa belle barbe envolée couleur de soleil, le regard ému et tendre, il s’inclinait avec une expression de respect et d’amour dont elle fut frappée au cœur.
Elle chancela pour monter, il la soutint ; elle sentit à son bras la tiédeur de son gant. Assise, elle ferma les yeux, et demeura immobile, plus pâle que ses voiles. Une épouvantable angoisse l’étreignait. La voiture roula : la délicieuse et terrible vision avait disparu. En face d’elle, son père, serré dans son habit, cravaté de blanc, l’air idiot et sombre ; il ne parlait plus. Sa femme le lui avait défendu.
Près de lui, Hector, qui la couvait de son regard ravi. Et, à ses côtés, sa mère, demi-tournée, pour la mieux voir, les yeux mouillés d’une émotion tendre, qui amollissait ses traits et baignait d’une grâce touchante ce visage que le rude contact de la vie avait durci.
Il semblait à Évah qu’elle voyait sa mère pour la première fois. Elle se jeta sur son épaule, prête à pleurer. Elles s’étreignirent toutes les deux, et, pendant une seconde, elles sentirent leurs cœurs se toucher.
— À propos, s’écria Hector, j’ai oublié de donner ce matin à madame le cadeau qu’un ami m’a prié de lui faire accepter.
Il chercha dans ses poches, en tira un écrin qu’il tendit à Évah.
Madame Le Boterf s’en empara et dit :
— Quel ami ?
— Abel Henriet.
Elle ouvrit l’écrin ; il s’en échappa une flamme. Une broche en diamants, couchée sur du velours bleu, jetait tous ses feux au soleil. Yvonne fronça le sourcil et glissa l’écrin dans sa poche.
— C’est bon, dit-elle, je me charge de le remercier.
Évah n’avait pas regardé !
De retour au logis, on luncha, comme la mode nouvelle l’exigeait. Puis, tandis que les jeunes femmes s’attardaient autour du piano, tapotant des valses, qu’elles tournoyaient, s’enroulant les pieds dans leurs traînes, avec des chutes et des rires fous, Yvonne emmena sa fille et son gendre à leur petite maison d’Auteuil.
Évah supplia Madeleine de l’accompagner. M. de Cléran refusait. Mais Jules Lenormand s’offrit pour attendre son retour et la reconduire chez elle. Madeleine dut le remercier : son mari cédait. Depuis quelque temps, du reste, elle ne prenait de plaisirs que ceux que Jules Lenormand lui procurait. Il l’aidait à assouplir la rudesse de son mari, dont l’ascétisme devenait de moins en moins galant.
Un petit commerce d’amitié et de confiance s’était établi entre eux. Elle s’habituait à avoir besoin de lui.
Le carrosse de gala les emmena donc tous les quatre, au galop de ses chevaux enrubannés, le long des quais jusqu’au viaduc d’Auteuil.
À droite, le boulevard Exelmans ; la rue Claude-Lorrain est à côté. La voiture s’arrêta au no 2. On avait entendu rouler l’équipage ; la porte était large ouverte.
Évah éprouva une émotion exquise ; elle aimait les fleurs, et crut entrer dans le paradis. Devant la maison à un étage, toute blanche et gaie, se déroulait comme un parc en miniature. Deux grands tilleuls, déjà feuillus, mettaient leur frondaison sous les fenêtres. Un jet d’eau clapotait dans sa corbeille d’iris, de flox et de lierre nain. Des murailles de lilas enchevêtrés, jetaient leurs dernières fleurs. Un cèdre pointait haut son clocher d’un vert sombre.
Et des tamarix, dont le feuillage léger frissonne sans cesse. Et des massifs de roses épanouies, de pensées larges et couleur d’or, d’œillets aux senteurs fortes. Et, çà et là, des masses de verdures, arrondies en berceau ou tournées en allées étroites et sombres sablées d’un sable fin. C’était très petit et cela n’en finissait plus. Là dedans, tout un monde d’oisillons pépiait au doux bruit de l’eau jaillissante, pleuvant sur les feuilles.
Évah s’avança lentement, baignant son visage dans la fraîcheur parfumée qui l’enveloppait.
— Allons-nous-en, murmura Yvonne à Madeleine, laissons-les… Je les connais tous les deux : ils vont rêver là dedans jusqu’aux premières étoiles. Je n’en puis plus. Emmenez-moi.
— Déjà ! murmura Madeleine.
— Que voulez-vous ! je suis dure, vous le savez ; mais cette épreuve est trop forte pour moi. Si je restais, je… je ferais des bêtises. Emmenez-moi. Pauvre ange, va !…
Elle se raidit et vint embrasser sa fille.
— Je m’en vais, dit-elle ; ton père a besoin de moi. Voilà, ma fille : la femme se doit à son mari avant tout. Ainsi, du courage. Je reviendrai demain. Ne me serre pas comme cela. Est-ce que tu as peur ?
— Peur ? Pourquoi, maman ?
— C’est bête, tout de même, murmura Yvonne, d’élever les enfants de cette façon. Ne va pas avoir peur, au moins. Tu as un bon mari, honnête, intelligent, qui te gagnera ta vie. C’est le bonheur, cela, ma fille. Tu n’auras pas besoin de courir les antichambres, comme moi, pour pousser aux emplois ton mannequin de père. Tu ne seras pas exposée à être courtisée, ou pis que cela, par le premier venu. Tu auras le droit de vivre retirée, cachée, modeste, comme toute vraie femme honnête devrait le faire. Une femme, vois-tu, ne devrait jamais avoir été effleurée, même d’un désir, par un autre homme que son mari. C’est ma morale à moi. Je l’ai élevée pour cela ; je t’ai mariée pour que tu puisses vivre comme cela. Tu as tout ce qu’il faut pour être heureuse et chaste. Aime ton mari et n’aie peur de rien avec lui. Adieu, à demain.
Puis la mère s’en alla courageusement, sans retourner la tête, laissant Évah troublée de ces paroles graves.
Alors Madeleine accourut.
— Oh ! reste, toi ! supplia l’innocente mariée.
Madeleine feignit de rire.
— Eh bien, et ton mari, que dirait-il ?
— Oui, murmura Évah, baissant la tête, je devine. Maman a raison, j’ai peur… Mon Dieu, que c’est donc terrible, la vie ! De quelque côté que je la regarde, ce n’est que douleur, sacrifice…
Madeleine ne se contenait plus ; l’émotion d’Évah la bouleversait. Elle cherchait un mot pour exalter jusqu’à l’oubli d’elle-même, cette âme tendre qu’elle connaissait bien.
Tout à coup elle s’écria :
— Mais Dieu me pardonne, tu te plains ! Quoi, demain, peut-être, ce bonheur que j’attends, que j’appelle, moi, depuis si longtemps, sera réalisé pour toi. Demain, tu peux te réveiller avec le germe de la maternité dans tes flancs. Cette chose sublime, l’enfant, peut, dès demain, s’être incarnée dans tes entrailles, et tu marchandes le sacrifice ! Mais tu n’es donc pas femme ! Mais tu ne sens donc pas à ta poitrine le besoin dévorant d’y suspendre un enfant qui boira goutte à goutte ton sang et ta vie !
Mais le mariage, c’est l’enfant ! Mais l’union des êtres, c’est pour l’enfant !
Tout disparaît, tout s’efface devant ce besoin de créer qui est le tourment incessant de la nature. Va, effeuille sans regret ta couronne blanche. Cours à ton époux, ouvre-lui tes bras de vierge et dis-lui avec ton âme : « Je veux être mère !… » Dieu ne te demandera pas d’autres prières ce soir… Je prierai pour toi.
Madeleine tenait Évah toute tremblante et un peu exaltée, comme elle l’espérait, par la fièvre sacrée qu’elle avait soufflée sur elle. Hector s’était rapproché en l’écoutant. Il la remercia d’un regard troublé. Alors Madeleine lui poussa sa femme dans les bras et se sauva.
Dans le silence qui s’était fait, les oiseaux reprirent leurs chants, leurs pépiements tendres, au balancement du feuillage qui secouait des parfums. L’ombre tombait sur le nid tout embaumé par les roses. Une nuit poétique, bleue avec des nuages d’apothéose et le fin profil d’une lune d’argent, s’apprêtait à couvrir, mystérieuse, ce coin perdu d’un nouvel Éden.