Les femmes qui tombent/01/13
xiii
Martial venait de sonner, avec un carillon pressé, à une porte du quatrième étage.
On entendit un pas vif, puis la porte s’ouvrit toute grande. Une jeune fille la tenait, élevant en l’air une petite lampe.
— Enfin ! dit-elle, nous ne savions plus que penser. Sais-tu qu’il est huit heures ?
Alors elle aperçut Catherine, très humble avec son petit fichu sur ses cheveux, et elle resta interdite, la lumière au bout de son bras levé comme une cariatide. Et elle était si belle, que Catherine s’oubliait à l’admirer.
— Bonsoir, Carmel.
Martial l’embrassa. Puis il fit entrer sa compagne et la poussa doucement vers sa mère, qui accourait, répétant, la voix inquiète :
— Enfin te voilà ! Il ne t’est rien arrivé de fâcheux ?
— Non, mère… pas à moi, mais à cette jeune fille que je te présente : mademoiselle Catherine Mordon.
La mère de Martial fit une révérence de cérémonie où l’on retrouvait ses anciennes façons mondaines ; tandis que Catherine s’inclinait, troublée et confuse au milieu de toutes les sœurs de Martial accourues. Tout ce monde emplissait la petite salle à manger, noire, avec un poêle en saillie et la table dressée : six couverts de faïence sur la toile brune.
La veuve s’approcha de Catherine, la voyant si timide et lui dit :
— Soyez la bienvenue, mademoiselle. Je crois me rappeler que mon fils m’a déjà parlé de vous. N’êtes-vous pas à son magasin ?
— J’y étais, madame.
— Ah !…
— Oui, interrompit Martial, et elle n’y est plus. Le patron, comme toujours. Vous savez comme cela se passe, n’est-ce pas ? dit-il en regardant ses sœurs. Eh bien, c’est la même histoire. Cré nom d’un… Pardon, maman.
La vieille dame remuait la tête d’un air indigné.
— Il vous faudra faire comme nous, ma belle demoiselle, dit l’aînée, une fille de quarante ans, au profil pur, jolie encore malgré ses cheveux grisonnants : coudre ; mais ce n’est pas amusant, je vous préviens.
Elle montra ses doigts fins tout rongés au bout par les piqûres de l’aiguille.
— Il faut bien manger, reprit sévèrement la mère. Rien n’est trop dur, quand on peut gagner honnêtement son pain. N’est-ce pas votre avis, mademoiselle ?
— Oui, madame, et c’est pour cela que j’ai osé venir vous demander…
— De l’ouvrage ! s’écria la veuve avec effroi. Eh ! ma pauvre enfant, nous en manquons souvent nous-mêmes !…
— Mais non, dit brusquement Martial, inquiet de voir Catherine reculer vers la porte, ce n’est pas cela. Je t’ai amené mademoiselle pour que tu lui apprennes à travailler — elle ne sait pas — et à se procurer de l’ouvrage elle-même. Voyons, il faut bien s’aider. Elle est seule au monde. Où veux-tu qu’elle aille ?
— Est-ce vrai ? dit une des filles, apitoyée.
Et elle vint prendre la main de Catherine.
— Je l’emmènerai à l’atelier, dit une douce voix languissante. Elle posera comme moi, pour la tête, à cinq francs l’heure. Elle ressemble à la Pêcheuse de vignots. Carpeaux ferait là un joli pendant. Tenez, comme cela.
Et Carmel lui découvrit les cheveux, lui enveloppa les épaules avec son fichu de dentelles, et contemplant Catherine, toute frêle et blanche, le regard voilé, elle dit avec la naïveté de ses élans d’artiste :
— Oh ! la belle mourante !
Martial bouscula légèrement Carmel et fit asseoir Catherine, qui, en effet, paraissait mourir.
Une tristesse désespérée décomposait ses traits : elle soufflait, la respiration courte.
— Si nous dînions ? demanda la fille aînée : nous causerons de tout cela à la table. Je me charge d’apprendre à mademoiselle à se piquer les doigts ; c’est ma spécialité.
— Certainement, on fera ce qu’on pourra, balbutia la mère.
Et elle emmena son fils dans une pièce à côté pendant qu’on ajoutait un couvert et que les sœurs de Martial faisaient connaissance avec Catherine.
— Tu n’y penses pas ! disait tout bas la veuve ; comment veux-tu la nourrir avant qu’elle soit en état de gagner ce qu’elle mangera ? Nous ne pouvons pas arriver. Ainsi, je dois ce mois-ci au charbonnier, à l’épicier, etc…
— … Et si nous étions sept au lieu de six, et si nous avions une infirme, et si je tombais malade, il faudrait bien vivre tout de même. On fera comme on pourra. Cela m’a fait pitié, cette fille honnête jetée à la rue, insultée. J’ai pensé que tu comprendrais ce malheur, toi qui as des filles. Elle n’a pas de mère. Je n’irai pas au café et nous supprimerons le vin le dimanche. Voilà, c’est trouvé…
— Martial !
Elle l’avait pris aux épaules et le regardait.
— Tu aimes cette jeune fille.
Le jeune homme eut un sourire navré.
— À peu près comme une sœur, dit-il.
— Non, dit-elle, tu l’aimes. Malheureux !
— Ne crains rien, mère, je sais mes devoirs. Elle est pauvre et moi aussi, et j’ai charge d’âmes. Tu n’auras jamais de petits-enfants, ma pauvre vieille ; je n’ai pas le moyen de les nourrir… Aide-moi seulement à faire cette charité, ce sauvetage, car elle est perdue si nous l’abandonnons…
— Tu me jures, Martial…
— Je te jure, mère, qu’elle ne me sera jamais rien.
La veuve rentra, et vint prendre affectueusement Catherine pour la conduire à table.
— Vous excuserez, mademoiselle, l’embarras de mon accueil. Nous sommes si pauvres aujourd’hui, qu’un reste d’orgueil me fait toujours recevoir les étrangers avec défiance. Mais mon fils m’a expliqué votre situation. J’en suis touchée, comme mère. Et, si vous voulez bien partager notre vie, nos travaux, nos misères, c’est de grand cœur que je vous offre tout cela, avec l’aide que nous pourrons vous donner.
— Oh ! merci, madame, répondit Catherine. Vous me faites du bien. Je sens que je serai bien heureuse ici.
Involontairement elle regarda Martial. On avait traîné un fauteuil près de la table pour Carmel, qui s’y tenait presque couchée, sa jolie tête sur l’appui, comme entraînée par la lourdeur de ses nattes blondes.
Il fallut se serrer pour faire une place à Catherine. Une lampe à pétrole, d’une clarté aveuglante, était posée sur la table près d’un plat où fumait un mets grossier.
Avec des airs de femme du monde qui offre un potage exquis, la veuve plantait sa cuiller dans le plat et servait.
Ses filles, blanches comme des anémiques, avaient les yeux rouges des ouvrières qui travaillent la nuit. L’une âgée de quarante ans, une autre de trente-cinq, une autre de trente. Carmel avait vingt-deux ans. Il y avait Martial entre elle, et sa sœur de trente ans.
Deux autres filles étaient mortes de misère et d’ennui. La veuve était d’une pâleur d’ivoire, les joues creuses. Toutes, la mise irréprochable, bien attachées dans leurs robes unies et propres, du linge blanc, un grand air de distinction.
Catherine, souriait heureuse maintenant au milieu de cette nichée qui babillait presque joyeusement, avec l’indifférence saine de tout le bien-être qui manquait.
On buvait du thé froid, légèrement sucré. C’est meilleur que de l’eau. Martial ajoutait une goutte de rhum après le dîner, pour fumer sa cigarette.
On restait peu de temps à table, le temps pressait. Il y avait des chemises à finir pour le lendemain.
On passa dans la chambre de la mère, une pièce assez grande, toute boisée, avec des glaces. C’était une vieille maison. Les meubles en nover reluisaient. Au mur, le portrait du père.
On décida qu’on ne travaillerait pas à la machine ; cela empêcherait de causer. Elles se groupèrent autour de la lampe, sur un guéridon, toutes penchées, se brûlant les yeux, les mains hâtives.
D’habitude, Martial faisait la lecture. On lisait le Petit Journal.
La veuve s’occupait de politique et s’intéressait aux débats de la Chambre. Elle disait qu’il était impossible qu’on ne fît pas, sous la République, des lois pour que les femmes pussent vivre de leur travail.
Elle citait les métiers qui ne rapportent que vingt sous par jour en travaillant douze heures. Et elle attendait toujours, disant qu’on n’empêcherait pas autrement les crimes et la prostitution, et les révolutions, qu’en fournissant à la femme les moyens de gagner suffisamment pour manger à sa faim et pour élever ses enfants.
Ce sont les enfants qui n’ont pas eu de pain tous les jours qui font, plus tard, des assassins.
Quand la fille est lasse d’un labeur qui l’épuise sans la nourrir, elle se vend.
Il faudrait que toute femme qui travaille dix heures par jour, gagnât au moins trois francs.
Elle comptait sur ses doigts : tant pour ceci, tant pour cela. Il restait même quelques sous pour acheter des fleurs ou un bout de ruban.
— Et combien gagnez-vous ? demanda timidement Catherine.
— Moi, je fais le ménage, répondit la veuve, aussi je n’arrive pas à plus de neuf ou dix sous par jour. C’est Caro, — la fille aînée, — qui rapporte le plus : vingt-cinq, vingt-huit sous quelquefois ; mais elle s’épuise.
— Mon Dieu ! dit Catherine en joignant les mains.
Son regard se perdit devant elle, dans cet horizon de misère noire vers lequel elle marchait. Elle pensa qu’elle n’aurait jamais la force de rester honnête à ce prix.
Cependant ces demoiselles riaient en ramenant l’aiguille vivement, et à coups pressés, dans la couture fine du madapolam. L’étoffe criait sous leurs doigts, se froissait sur leurs genoux, renvoyant à leur visage le reflet éclatant de sa blancheur.
— J’aurais mieux fait d’épouser mon notaire, décidément, disait Caro, en suçant son doigt qu’elle venait de piquer au sang.
— Et moi, mon cuisinier, ajoutait Mariam, dont les trente ans n’étaient pas sans grâce.
— Mais voilà, reprenait Caro, il avait le nez de travers ; je les aime droits.
— Et le mien empestait les sauces.
— Oh ! le mien était beau, soupira Carmel, beau comme le génie de la danse du groupe de l’Opéra. Mais…
— Mais ? lui dit curieusement Catherine.
— Il ne voulait pas passer par la mairie, dit-elle en riant. C’est dommage. Il est peintre, je le rencontre quelquefois là-bas, à l’atelier.
— Encore ? dit sévèrement la mère.
Carmel était occupée à défaire ses admirables cheveux, qu’elle répandait sur ses épaules en secouant la tête.
— Il veut absolument me peindre en source, dit-elle, comme cela.
Elle se renversa sur sa chaise, les bras arrondis sous son cou, son corps délicat presque fluide, allongé dans une pose exquise.
— Ce serait charmant, murmura Catherine.
Alors Carmel se redressa, riant comme une folle.
— Oui, mais il faudrait poser l’ensemble, et maman ne veut pas. Moi non plus, du reste.
— Qu’est-ce que cela ?
— Quoi ! vous ne savez pas ? Toute nue donc !
— Oh ! dit Catherine en rougissant.
— Eh bien, reprit Carmel, très sérieuse maintenant, ce n’est pas ce que vous croyez. C’est de l’art, c’est pour l’art. Et si j’osais !… Quand je pense que ces modèles là-bas disent que c’est parce que je suis mal faite que je ne pose pas l’ensemble comme elles. Mal faite ! j’ai parfois la tentation de leur montrer si je suis mal faite, à ces boules de suif…
— Carmel ! je te le défends.
— C’est bon ; mais ne me le défends pas trop, dit-elle avec un indéfinissable sourire, tu m’en donnerais l’envie.
Depuis longtemps, cette tentation venait au jeune modèle à tête de vierge, avec bien d’autres encore qui irritaient sa nervosité. Carmel était malade de sa beauté inutile et cachée. Elle s’admirait passionnément et rêvait un écrin pour son beau corps.
Catherine la regardait : les deux jeunes filles semblaient se comprendre. La même inquiétude les alanguissait.
Il était près de minuit ; la fatigue commençait à peser sur tous ces doigts actifs. Les yeux n’y voyaient plus. De temps en temps, la tête blême de la veuve vacillait.
Il fut convenu que Catherine viendrait travailler tous les jours, dès le matin. Elle ne s’en irait que le soir. Sa petite chambre, sous les toits, était près de là, rue Montmartre. Au reste, Martial la reconduirait.
Cela se trouvait bien : en ce moment, on faisait un trousseau pour une fiancée. Il fallait que tout fût prêt avant huit jours.
Maintenant tout le monde se trouvait heureux de cet arrangement. Martial ne disait rien, le cœur gonflé de joie. Il prit son chapeau pour emmener Catherine : cela serait son bonheur de tous les soirs.
Carmel vient embrasser la jeune fille, et lui dit très bas :
— Nous serons amies.
Catherine, sans répondre, lui serra fortement les mains.