Scandale de Notre-Dame

Le scandale de Notre-Dame est un acte d’agitation anticlérical effectué le (jour de Pâques), durant l'office célébré en la cathédrale Notre-Dame de Paris, par Michel Mourre, Serge Berna, Ghislain Desnoyers de Marbaix, Jean-Louis Brau, Claude-Pierre Matricon et Jean Rullier notamment, appuyés de comparses venus de Saint-Germain-des-Prés tout proche[1], membres les plus radicaux du mouvement avant-gardiste lettriste rassemblé depuis autour d'Isidore Isou et Gabriel Pomerand.
Description
[modifier | modifier le code]Vers 11 h 10, Michel Mourre, habillé en moine dominicain et assisté par ses soutiens, profite d'un intervalle entre la grand-messe pontificale célébrée par Maurice Feltin, archevêque de Paris, et le prêche du révérend père Michel Riquet, pour monter en chaire, s'emparer du micro et entamer devant l'importante assistance la lecture du texte blasphématoire inouï sur la mort de Dieu où un nietzschéisme radical le dispute à l'athéisme exalté de Serge Berna, son auteur. Le discours sera toutefois interrompu avant la fin par les grandes orgues déclenchées en urgence par l'abbé Lenoble, vicaire de Notre-Dame, qui avait été informé d'un possible trouble à venir. Une échauffourée s'ensuit, un coup de hallebarde est asséné par le bedeau et les principaux acteurs du commando en fuite n'échappent au lynchage qu'à la faveur de l'intervention de la police. Sont ainsi arrêtés et conduits au commissariat du quartier Saint-Gervais, outre Michel Mourre, l'étudiant Jean Rullier, le décorateur Guillain Desnoyers de Marbaix et Serge Berna[1]. Seul Mourre est écroué pour entrave au libre exercice des cultes[E 1],[E 2],[E 3].
Le scandale est énorme à l'époque, atteignant non seulement les quelque mille fidèles présents dans la cathédrale, mais aussi les milliers de téléspectateurs de la francophonie et ailleurs[réf. nécessaire] qui jouissaient de la nouveauté d'un service ecclésiastique télévisé. L'événement est rapporté le lendemain dans les principaux journaux français et étrangers et suscite à Paris un intense débat aussi bien dans la presse que dans les cafés[2],[N 1].
Pendant qu'on décide du sort de l'inculpé, des voix éminentes de la culture, de l'Église et de l'État débattent dans les journaux des mérites ou non de cette provocation. En particulier, le journal Combat, célèbre organe issu de la Résistance, qui après avoir commencé par condamner l'action[N 2], va ensuite consacrer au sujet, durant huit jours, de très nombreux articles, reportages, et tribunes[3] ouvertes à des personnalités aussi diverses que Jean Paulhan, Louis Pauwels, André Breton, Pierre Emmanuel, Thierry Maulnier, Luc Estang, Maurice Nadeau, Jean Cayrol, le commissaire de police ayant participé aux arrestations, le curé de Saint-Pierre de Chaillot, le couvent dominicain de Saint-Maximin, près de Toulon, où Mourre avait été un temps novice[E 4], Gabriel Marcel, Henri Jeanson, Marcel Aymé, la Fédération anarchiste, Jean Texcier[E 5], Benjamin Péret[E 6], René Char et Henri Pichette[E 7]. Sans doute pour éviter d'amplifier l'affaire par un procès public retentissant, quelques jours plus tard, Michel Mourre, après avoir été soumis à l'examen d'un médecin psychiatre, est placé en hôpital psychiatrique[E 8],[1],[4]. De véhémentes protestations s'ensuivent immédiatement, dont une vigoureuse lettre ouverte d'Henri Jeanson à Robert Micoud, l'expert près les tribunaux ayant provoqué le placement en asile de Michel Mourre[E 9]. Une contre-expertise mentale est ordonnée par le juge d'instruction. Effectuée par un collège de professeurs, elle permet la remise en liberté immédiate de Mourre jusqu'au procès à venir[E 10],[5]. Micoud répond à Jeanson dans l'édition du [E 11].
Tout juste un mois après l'évènement, Combat publie dix jours durant[E 12], sous le titre La Confession d'un enfant du siècle et la signature de Michel Mourre, le récit détaillé tant sur le plan matériel de la vie quotidienne que sur celui de l'expérience spirituelle de son noviciat au couvent dominicain de Saint-Maximin. Ce document exceptionnel qui peut être considéré comme le brouillon du futur livre Malgré le blasphème qui sortira en librairie chez Julliard début [6], va être repris partiellement pour sa défense lors du procès appelé devant la 14e chambre correctionnelle le en compagnie de Serge Berna[E 13]. Le verdict, rendu le suivant, condamne pour trouble dans l'exercice d'un culte chacun des deux complices à 2 000 francs d'amende assortie de six jours de prison avec sursis pour Michel Mourre[E 14].
Provocation en fin de compte plus efficace que Mourre ne l'avait prévu, le scandale a retenti au cœur même du mouvement lettriste. Cohérente avec les propos d'agitation sur lesquels Isou avait fondé son mouvement en , l'affaire Notre-Dame mettait toutefois à l'épreuve la radicalité d'Isou et de son entourage. L'action a donc accentué dans le mouvement une rupture naissante entre deux blocs qu'on pourrait nommer respectivement « artistique » et « actioniste », rupture qui deux ans plus tard conduira à une scission explicite et à la formation de l'Internationale lettriste. C'est dans le courant de que les principaux agents de cette scission (Gil J. Wolman, Jean-Louis Brau et Guy Debord) ont joint le mouvement, s'associant plutôt au bloc ultra-lettriste actioniste, et qu'avec Serge Berna ils ont rejeté Isou comme carriériste et formé l'Internationale lettriste (IL). Et c'est cette IL, lancée alors au moment d'une autre intervention scandaleuse dirigée contre Charlie Chaplin, qui entre et expérimentera les nouvelles formes d'art et de comportement qui donneront jour à l'Internationale situationniste (IS).
Le « scandale de Notre-Dame », en actualisant l'hérédité révolutionnaire dadaïste[N 3], a assuré que le fil conducteur de la tradition avant-gardiste, récemment ravivée après le trauma de la guerre, ne resterait pas dans les bornes de la production d'art, mais qu'il poursuivrait de nouveau le chemin de l'agitation. Bien que son auteur ait peu après abandonné toute attitude révolutionnaire pour se repentir et devenir un bon encyclopédiste et historien reconnu, cette action resta exemplaire pour l'aventure situationniste qui la prolongera. Elle fera même rapidement des émules. En effet, fin , un jeune étudiant, Henri de Galard de Béarn, disant avoir assisté au Scandale de Pâques, fut arrêté alors qu'il venait de se procurer 25 kg de plastic pour faire sauter la Tour Eiffel et ainsi « dépasser Michel Mourre »[N 4].
Déclaration de Michel Mourre (rédigée par Serge Berna)
[modifier | modifier le code]« Aujourd'hui, jour de Pâques en l'Année sainte,
Ici, dans l'insigne Basilique de Notre-Dame de Paris,
J'accuse l'Église Catholique Universelle du détournement mortel de nos forces vives en faveur d'un ciel vide ;
J'accuse l'Église Catholique d'escroquerie ;
J'accuse l'Église Catholique d'infecter le monde de sa morale mortuaire,
d'être le chancre de l'Occident décomposé.
En vérité je vous le dis : Dieu est mort.
Nous vomissons la fadeur agonisante de vos prières,
car vos prières ont grassement fumé les champs de bataille de notre Europe.
Allez dans le désert tragique et exaltant d'une terre où Dieu est mort
et brassez à nouveau cette terre de vos mains nues,
de vos mains d'orgueil,
de vos mains sans prière.
Aujourd'hui, jour de Pâques en l'Année sainte,
Ici, dans l'insigne Basilique de Notre-Dame de France,
nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu'enfin vive l'Homme[7]. »
Notes et références
[modifier | modifier le code]Notes
[modifier | modifier le code]- ↑ On peut également, entre maints autres, se reporter à l'article « Le complot de Notre-Dame », L'Aurore, IXe année, no 1738, , p. 5–7 (lire en ligne) qui, de manière un peu romancée, expose sa version de l'origine de l'affaire, et de certaines de ses répercussions sur le milieu germanopratin.
- ↑ Évoquant « une regrettable goujaterie » dans « Quatre jeunes « intellectuels » troublent l'office pascal à Notre-Dame », Combat, 9e année, no 1793, , p. 1 (lire en ligne).
- ↑ On peut également penser, même si la référence n'a pas été formulée explicitement par les participants à l'équipée de Notre-Dame, à l'autoproclamé « Oberdada » Johannes Baader intervenant dans la cathédrale de Berlin le dimanche en plein office depuis la chaire où il était monté pour y haranguer la foule en prononçant un discours dont le plus clair affirmait que dada sauvera le monde et s'achevant par la sentence « Le Christ, vous vous en foutez ».
- ↑ « Émule de Mourre : Max de Béarn (19 ans) voulait être l'homme de la Tour Eiffel et faire sauter le plus haut monument de Paris », L'Aurore, IXe année, no 1768, , p. 1 [lire en ligne] et p. 10, col. 7 [lire en ligne]. Dans une lettre du à Gilles Cahoreau, biographe de François Truffaut, Guy Debord indiquera d'ailleurs que le scandale de Notre-Dame, comme un peu après la tentative par l'ami d'Ivan Chtcheglov Henry de Béarn, futur membre de l'Internationale lettriste, de dynamiter la Tour Eiffel, a compté parmi les actes ayant amené à la formation du mouvement situationniste (Guy Debord (édition établie par Patrick Mosconi), Correspondance, vol. 7 : – , Paris, Librairie Arthème Fayard, , 472 p. (ISBN 978-2-213-63662-7 et 978-2-213-64567-4), p. 79 [lire en ligne]).
Sources d'époque
[modifier | modifier le code]- ↑ « Le faux dominicain, qui fit hier scandale à Notre-Dame, est sous le coup de deux inculpations », Ce soir, 14e année, no 2638, , p. 6 (lire en ligne).
- ↑ « Le perturbateur pascal écroué », Combat, 9e année, no 1794, , p. 8 (lire en ligne).
- ↑ « Le perturbateur de Notre-Dame a été conduit au Dépôt », L'Aurore, IXe année, no 1735, , p. 4 (lire en ligne).
- ↑ « Le débat sur le “scandale” de Notre-Dame », Combat, 9e année, no 1795, , p. 4 (lire en ligne).
- ↑ « Suite au débat sur le “scandale” de Notre-Dame », Combat, 9e année, no 1796, , p. 6 (lire en ligne).
- ↑ « Le “scandale” de Notre-Dame », Combat, 9e année, no 1797, , p. 6 (lire en ligne).
- ↑ « Les leçons d'un sermon interrompu », Combat, 9e année, no 1802, , p. 4 (lire en ligne).
- ↑ « Une nouvelle affaire Mourre », Combat, 9e année, no 1798, , p. 6 (lire en ligne).
- ↑ Henri Jeanson, « Lettre ouverte à Monsieur Robert Micoud expert près les tribunaux », Combat, 9e année, no 1801, , p. 1 [lire en ligne] et « Henri Jeanson écrit à M. Robert Micoud », p. 4 [lire en ligne].
- ↑ « Victime d'une lettre de cachet et d'un psychiatre : Michel Mourre est libéré à la suite d'une contre-expertise », Combat, 9e année, no 1803, , p. 1 (lire en ligne).
- ↑ « Réponse du docteur Robert Micoud à M. Henri Jeanson », Combat, 9e année, no 1813, , p. 6 (lire en ligne).
- ↑ Michel Mourre, « La Confession d'un enfant du siècle : I : Pourquoi je suis entré au couvent de Saint-Maximin », Combat, 9e année, no 1817, , p. 1 [lire en ligne], et p. 6 [lire en ligne] ;
- II dans no 1818, , p. 6 [lire en ligne] ;
- III dans no 1819, , p. 6 [lire en ligne] ;
- IV dans no 1820, , p. 6 [lire en ligne] ;
- V dans no 1821, , p. 6 [lire en ligne] ;
- VI dans no 1822, , p. 6 [lire en ligne] ;
- VII dans no 1823, , p. 6 [lire en ligne] ;
- VIII dans no 1824, , p. 6 [lire en ligne] ;
- IX dans no 1825, , p. 6 [lire en ligne].
- ↑ Jean Bernard-Derosne, « “Saint-Germain-des-Prés” en correctionnelle : Michel Mourre reconnaît qu'il a “raté son affaire” et que Dieu n'est pas mort », L'Aurore, IXe année, no 1779, , p. 1–2 (lire en ligne).
- ↑ « Au Palais », L'Humanité, 47e année, no 1798, , p. 6 (lire en ligne).
Sources ultérieures
[modifier | modifier le code]- Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, –, Paris, Plon, , 461 p. (ISBN 2-259-18797-8), p. 36.
- ↑ Marcus 1989.
- ↑ Mension 2018.
- ↑ Maurice Rajsfus, Une enfance laïque et républicaine, Paris, Manya, , 368 p. (ISBN 2-87986-043-2 (édité erroné)).
- ↑ François Krug, « Oubliez les Femen, voici le vrai scandale de Notre-Dame de Paris », sur nouvelobs.com, Rue89, .
- ↑ Michel Mourre, Malgré le blasphème, Paris, Julliard, , 254 p. (BNF 32470830, lire en ligne).
- ↑ Publié dans Marcel Mariën, « Le Chemin de la croix II », Les Lèvres nues, no 4, , p. 36–39.
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- (de) Biene Baumeister et Zwi Negator, Situationistische Revolutionstheorie : Eine Aneignung, vol. II : Kleines Organon, Stuttgart, Schmetterling Verlag, , 240 p. (ISBN 3-89657-589-6 (édité erroné) et 3-89657-589-9).
- (en-US) Greil Marcus, « The Assault on Notre-Dame », dans Lipstick Traces : A Secret History of the Twentieth Century, Cambridge et Londres, Harvard University Press, , 496 p. (ISBN 0-674-53580-4 et 0-674-53581-2), p. 279–322 [lire en ligne] ; rééd. anniversaire revue et augmentée, même éditeur, , 482 p. (ISBN 978-0-674-03480-8) p. 259–299 [lire en ligne].
Greil Marcus (trad. de l'anglais américain par Guillaume Godard), « L'Assaut sur Notre-Dame », dans Lipstick Traces : Une histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Allia, , 548 p. (ISBN 2-911188-57-8), p. 321–371 [lire en ligne], rééd. anniversaire revue et augmentée, même éditeur, , 558 p. (ISBN 979-10-304-0860-7), p. 315–363. - Jean-Michel Mension, La Tribu : entretiens avec Gérard Berréby et Francesco Milo (suivi de De lettriste à légionnaire : entretien avec Pierre-Joël Berlé), Paris, Allia, , 3e éd. (1re éd. 1998), 237 p. (ISBN 979-10-304-0812-6 et 979-10-304-0813-3). Dossier de presse très complet intégré en annexe, reprenant l'essentiel des articles de Combat parus sur le sujet entre le et le , accompagné de deux clichés de Raymond Hains sur la préparation du complot. Ne manquent que les témoignages de René Char et Henri Pichette publiés le et la réponse de l'expert psychiatre Robert Micoud à Henri Jeanson parue dans l'édition du .
- Serge Berna (édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon), Écrits et documents, Paris, Éditions du Sandre, , 200 p. (ISBN 978-2-35821-154-3).
Radio
[modifier | modifier le code]- Adèle Van Reeth (prés.) et Patrick Marcolini (invité), « Guy Debord – Épisode 2/4 : L'internationale situationniste : rendre la vie plus intense », Les Chemins de la philosophie, sur radiofrance.fr, France Culture, . Le scandale de Notre-Dame est évoqué à partir de 21 min 53 s.