Inter-Environnement Bruxelles
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La résurgence du Marais Biestebroeck

À Bruxelles, dans une région urbanisée où la flore a longtemps soit été détruite, soit mise sous contrôle et gérée afin de répondre à des besoins socio-économiques, les écosystèmes se sont souvent reconstitués de façon impromptue, dans des zones temporairement laissées à l’abandon - en l’occurrence des friches. C’est ainsi qu’a ressurgi le Marais Biestebroeck au détour de projets immobiliers massifs.

Biestebroeck © IEB - 2024

Cet article peut être lu en lien avec l’article de l’Alliance Marais Biestebroeck : « Des marais en lutte en Europe », in Bruxelles en mouvements ° 331, juillet-août 2024, p. 16.

Nombre de sites bruxellois d’une qualité biologique et paysagère majeure sont nés à la faveur d’abandons de projets immobiliers. Si le Marais Wiels et la Friche Josaphat sont à présent bien connus des bruxellois·es, la re-naissance du Marais Biestebroeck est aujourd’hui encore confidentielle. C’est l’alliance récente entre des défenseurs du droit à la ville et des défenseurs des sols vivants qui a fait prendre conscience de l’importance du biotope présent sur cette friche marécageuse à proximité de la rue Wayez et du bassin de Biestebroeck. Ce site, dénommé îlot Shell, avait déjà failli être saccagée par un vaste projet immobilier englobant notamment une marina en 2018 [1]. Plus récemment, c’est le promoteur Vervoordt Real Estate, qui est revenu à la charge avec un projet privé qui imperméabilise les trois quarts de la parcelle de 16.270 m² et annihile la biodiversité sans la moindre construction ni de logement social ni d’équipement public.

Retour sur la plaine alluviale de la Senne [2]

Biestebroeck (étymologiquement : le Marais de la Jonchaie [3]) est un lieu-dit à Anderlecht. Jadis, un ruisseau naissant à Dilbeek, quelques kilomètres en amont, le Broeckbeek, s’y jetait dans la plaine grande alluviale et marécageuse de la Senne qui s’étend au sud et sud-ouest de la ville, que sillonnaient plusieurs bras de la rivière et que drainaient de nombreux fossés (grachten). Les marais ont été transformés au cours des siècles en pâtures ’beemden’ - régulièrement inondées. A Biestebroeck, et dans le hameau tout proche de Cureghem, les eaux du Broeckbeek et de la Senne actionnent jusqu’au début du XXème siècle les roues de plusieurs moulins qui moulent le grain, cardent la laine ou broient les écorces pour la tannerie. La construction du canal de Charleroi (ouvert à la navigation en 1832) puis du chemin de fer (ligne vers Mons en 1841) favorisent l’apparition de premières industries gourmandes en eau (teintureries, imprimeries, fabrique de cotonnades), prélude à une industrialisation très importante tout au long de la zone du canal.

Ce n’est que dans les années 70 que les traces de ruralité s’effacent à Anderlecht, du moins du côté de la rive droite du canal avec l’arrivée du Ring et le développement d’une vaste zone d’industrie urbaine [4]. La rive gauche (côté Wayez), elle, s’est urbanisée beaucoup plus tôt, tout comme la vallée du Broeckbeek. Sur les cartes de Deventer [5] (+/- 1550) et de Ferraris [6] (+/- 1770), elle est marquée par la présence d’un chapelet d’étangs - viviers ou bassins de retenue. Vers 1830, trois étangs subsistent encore, le dernier sera asséché en 1907, laissant place à une brasserie industrielle construite en 1913 et agrandie en 1925 (les Brasseries Atlas). A proximité immédiate du carrefour entre la chaussée de Mons et le Canal, un industriel et notable local, Fernand Demets, commence, dès 1878,à raffiner du pétrole et à fabriquer des huiles industrielles. En 1930, il revend ses activités pétrolières et la parcelle à la Royal Dutch Shell, laquelle stocke et vend des hydrocarbures (et du charbon) sur le site jusqu’à 1994, date de la cessation des activités. Selon Guido Vanderhulst [7] : « Le site subit plusieurs démolitions partielles et totales, avec parfois extension pour construction de réservoirs. Plusieurs fois le site est réputé en ruines. » Aujourd’hui à Anderlecht, le Broekbeek est devenu un collecteur d’eaux usées, bien qu’en amont une partie de ses eaux claires soient déviées vers le Neerpedebeek.

Le plan Canal et les promoteurs débarquent

La rive droite industrielle et la rive gauche résidentielle vont cohabiter durant 40 ans jusqu’à l’éveil des appétits des promoteurs pour ces territoires qui bordent le canal. En 2010, à l’occasion d’un salon de l’immobilier, l’architecte-promoteur De Bloos et la Fondation Boghossian présentent un projet de transformation radicale du bassin Biestebroeck en marina bordée de logements de luxe. [8] Un an plus tard, le promoteur Atenor achète les 4 hectares de l’ancienne usine chimique Univar sur la rive droite. En 2012, la Région engage l’architecte Chemetoff pour imaginer un Plan canal et développer en priorité 313 hectares dans les quartiers du fond de vallée de la Senne : Biestebroeck est l’un des sites pilotes.

En 2013, dans un contexte de boom démographique, désormais révolu, une modification importante du Plan régional d’affectation des sols (PRAS) crée les zones d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) pour un total de 131 hectares raboté dans les zones d’industrie urbaine (ZIU). Les ZEMU, contrairement au ZIU, peuvent accueillir du logement. La seule annonce du changement possible d’affectation du sol va largement ouvrir les anciennes ZIU à la spéculation immobilière [9], et particulièrement celle de Biestebroeck [10].

En 2017, la commune d’Anderlecht adopte un Plan communal d’affectation des sols (PPAS) sur 49 hectares, dont 30 ha de ZEMU, qui prévoit un bassin pour des bateaux de plaisancesur l’îlot Shell. Le PPAS prévoit la création de 3 800 logements (68% des superficies à construire), bien plus que les projections du plan canal qui mettait la barre à 2 500 logements. L’activité portuaire du bassin de Biestebroeck est réduite à 1%, pour laisser la place aux nombreux projets immobiliers.

C’est à partir de ce moment là que la machine immobilière va s’emballer. Atenor obtiendra plusieurs permis pour développer son projet City Dox (plus de 1000 logements en cours). Sur la tête de bassin, c’est le projet Key West, porté par Immobel et BPI, qui est prévu avec ses 524 logements et sa tour de 82 m de haut [11]. Sur l’îlot Shell, Boghossian annonce le projet « The Dock » : une marina pour 45 yachts entourés de 302 logements, un hôtel, des commerces, des bureaux et un parking souterrain. Toutefois, deux de ces trois gros projets seront mis à l’arrêt par la contestation des riverains et des associations. Suite au recours en justice d’IEB, le permis d’environnement du projet The Dock sera annulé pour manque d’étude des incidences environnementales. Lassé par ces obstacles et résistances, le propriétaire revendra le terrain au promoteur Vervoordt Real Estate. Quant au projet Key West, son permis d’environnement sera également annulé en 2021 pour absence d’étude d’incidences environnementales.

Des projets inadaptés aux besoins sociaux

La rive gauche du bassin de Biestebroeck est une zone densément peuplée. Wayez et Biestebroeck sont déjà trois à cinq fois plus denses que la moyenne des quartiers de la Région : de 18 à 34.000 hab/km² (alors que la moyenne est de 7.440 habitants/m² pour la Région). La densité existante, cumulée à la croissance de la densité élevée prévue par les nombreux projets autorisés par le PPAS Biestebroeck vont étouffer peu à peu ce territoire populaire et sans pour autant répondre aux besoins en logements abordables et équipements des habitants.

En effet, le revenu imposable médian des habitants est de 17.800€ (en 2019 contre un revenu régional moyen de 20.420 €). Ceci s’explique notamment par un taux de chômage supérieur à la moyenne régionale, particulièrement parmi les migrants et les jeunes, et une dépendance accrue aux aides sociales. Les situations familiales sont complexes : nombreuses familles nombreuses et un taux de ménages monoparentaux élevé. Les études réalisées dans le cadre de l’adoption du PPAS reconnaissaient que compte tenu de la propriété entièrement privée des parcelles visées par le PPAS, le logement neuf risquait d’être produit à des prix de marché peu accessibles à une partie importante de la population en place. En effet, l’étude d’incidences du projet The Dock estime les prix de référence des futurs logements à 250.000 € pour un logement 1 chambre, 300.000 € pour un logement de 2 chambres et 350.000 € pour un logement de 3 chambres, soit un prix de plus de 3.000 €/m², un montant bien plus élevé que les logements de Citydev (1800 €/m²), déjà pourtant inabordables pour la majorité des bourses [12]. Et comme les quartiers environnants ne comptent que 4 % de logements sociaux...

Par ailleurs, Anderlecht est la commune bruxelloise où le taux de couverture de l’accueil pour les enfants de moins de 3 ans est le plus bas, avec 22 places pour 100 enfants (de moins de 3 ans) au 31 décembre 2020. La situation est encore plus critique à Biestebroeck où on ne dénombre que 8 places pour 100 enfants. Or le projet Key West n’envisage qu’une minuscule crèche de 42 places, le projet City Dox et The Dock n’en prévoient aucune. Pourtant, le PCD d’Anderlecht exige que toute création de l’ordre de 200 à 300 logements par hectare s’accompagne de la création d’équipements nécessaires à la vie des quartiers. La santé n’est pas mieux lotie dès lors que le nombre de médecins pour 1000 habitants est de 1,04 (contre 1,23 de moyenne régionale), que la qualité de l’air y est médiocre et l’espérance de vie, en moyenne, de six années inférieure à celle des habitant-es des quartiers de l’est de la Région.

Face à toutes ces inégalités cumulées, certains n’hésitent pas à parler de racisme environnemental face aux projets immobiliers en cours qui s’adressent à de nouveaux venus plus nantis tout écrasant sous le béton le peu d’espaces de respiration qui subsiste dans le quartier.

La renaissance

Sur le site Shell où le projet The Dock est amené à se déployer avec ses 324 logements,un marais a surgi progressivement entre 2005 et 2009. Cette zone humide résulte du démantèlement et de la démolition des installations de stockage d’hydrocarbures de la société Shell (2004). Lors des opérations de dépollution, la partie nord du site a été excavée créant une dépression assez profonde et difficile d’accès. Le plan d’eau a atteint son extension maximale vers 2015.

Plusieurs biotopes ont eu dès lors la possibilité de se développer en absence d’entretien du site :

  • un plan d’eau, qui accueille des algues et des macro-invertébrés ;
  • des roselières, là où l’eau est présente en permanence ;
  • des rives hospitalières comme l’atteste la présence de l’eupatoire chanvrine ;
  • un boisement jeune (marsaults, saules blancs, peupliers, trembles, bouleaux) où nous découvrons déjà, ça et là, quelques jeunes arbres constituant une phase ultérieure du développement boisé (frêne, chêne), des ronciers ;
  • une flore saxatile (orpin, lichens) qui se développe sur quelques zones sèches de pierrailles.

On observe sur le Marais des espèces moins courantes que classiquement en zone urbaine :

  • de nombreux tritons ont été observés en phase printanière de reproduction ;
  • les fauvettes babillardes ou grisettes s’y sont posées au cours de leur migration printanière, démontrant l’intérêt d’un chapelet de zones naturelles, même de petite taille, peu ou non fréquentée par les humains, jouant le rôle d’aire de repos, voire de séjour pour la faune.

Le Marais constitue, en l’état, le maillon d’un réseau écologique favorisant les connexions biologiques, les migrations des espèces. Natagora a créé un site « Marais Biestebroeck » sur observations.be où les naturalistes amateur.es recensent plus d’une centaine d’espèces, notamment 30 espèces d’oiseaux [13].

Le projet The Dock est passé en commission de concertation le 16 mai 2024. Il se présente sans aucune gêne comme une “machine écologique exemplaire” alors qu’il prévoitd’imperméabiliser la parcelle à 75% et de détruire le milieu marécageux existant pour le remplacer par un ’petit boisement forestier.’ Selon la commission de concertation : “les ouvrages envisagés pour permettre le rabattement de la nappe en phase de construction présentent un risque important de perturbation permanente de l’écoulement de l’eau souterraine.” Néanmoins, la commission a rendu un avis favorable, assorti toutefois de 58 conditions touchant pour l’essentiel à l’organisation des bâtiments et à leur articulation avec les espaces extérieurs. Elle demande également que 10 % de la superficie construite soit consacré à un équipement collectif et que la perspective visuelle sur les Brasseries Atlas soit préservée. De quoi renvoyer le projet en enquête publique. Les habitant·es et associations mobilisé·es sur le projet sont bien déterminés et exigent plus d’attention aux questions sociales et environnementales. [14] Préserver le marais qui s’est constitué, c’est maintenir un couloir écologique dans les quartiers du Canal, un lieu de respiration dans un quartier populaire dense toujours plus grignoté par de gros projets immobiliers spéculatifs.

par Allan Wei

Chercheur et libraire.

, Claire Scohier

Inter-Environnement Bruxelles

, Michel Bastin

[4M. Sonck, « J’y suis, j’y reste », in Bruxelles en mouvements, n° 263, août 2013.

[7Grand défenseur du patrimoine industriel à Bruxelles, fondateur de la Fonderie, de la Rue… - décédé en 2019.

[8G. Breës, « Une croisette à Anderlecht », in Bruxelles en mouvements, n° 263, août 2013.

[9C. Scohier, « Industrie cherche terre d’accueil », in Bruxelles en mouvements, n° 296, octobre 2018.

[10C. Scohier, « Les coups partis du bassin de Biestebroeck », in Bruxelles en mouvements, n° 296, octobre 2018.

[11C. Scohier, « Key West : un Far West immobilier à Biestebroeck »,in Bruxelles en mouvements, n° 311,mai 2021.

[12Lire l’étude du RBDH « Achter chez Citydev » de décembre 2023 : http://rbdh-bbrow.be/acheter-chez-citydev/.