Un Père contre une Mère
Un Père contre une Mère
L’abolition de l’esclavage a entraîné la disparition de certains métiers en même temps que de certains instruments de supplice. Je parle de certains instruments car ils se rapportent à de certains métiers ; l’un de ces instruments était le fer au pied, l’autre le fer au cou ; il y avait aussi le masque de zinc. Ce masque qui leur obturait la bouche faisait perdre aux esclaves le vice de l’ivrognerie ; il ne comportait que trois trous : deux pour voir, un pour respirer, et était solidement attaché derrière la tête par un cadenas ; les esclaves, en même temps qu’ils se guérissaient de leur ivrognerie, perdaient également la tentation de voler, car c’était, en général, grâce à l’argent de leurs maîtres qu’ils tuaient leur soif ; ce procédé du masque avait donc un double avantage : en même temps qu’il corrigeait deux défauts, il contribuait au maintien de l’honnêteté et de la sobriété. Ce masque était grotesque, mais on n’arrive pas toujours à réformer l’ordre social sans un peu de grotesque non plus que sans cruauté. Les quincaillers avaient ce masque en vente à leurs étalages. Mais mon dessein n’est pas d’épiloguer sur cet instrument de torture.
Le fer au cou était appliqué aux esclaves qui avaient l’habitude de s’évader. Imaginez un lourd collier de fer muni à droite ou à gauche d’une grosse tige, montant jusqu’au sommet de la tête, et fermé à clef par derrière. Cet appareil très pesant, naturellement, était moins un châtiment qu’un signalement ; où qu’allât un esclave porteur de semblable carcan, ce signe distinctif indiquait que son porteur était un récidiviste et il était rapidement repris.
Il y a un demi-siècle, les esclaves s’enfuyaient fréquemment ; ils étaient nombreux et ne goûtaient pas tous les joies de l’esclavage ; il arrivait quelquefois qu’ils étaient battus, ce qu’ils n’aimaient guère. La plupart du temps, cependant, ils étaient simplement morigénés : quand ils avaient commis une faute, il se trouvait quelqu’un à la maison pour les excuser, ou bien, le maître lui-même n’était pas toujours méchant, car le sentiment de la propriété modérait l’énergie des corrections dont son argent pouvait, lui aussi, souffrir. Cependant, les fugues étaient fréquentes : il y eut des cas, encore que rares, où l’esclave de contrebande, à peine acheté au Vallongo, s’enfuyait en courant, sans même connaître les rues de la ville ; quant à ceux qui suivaient leur acheteur, et ils étaient nombreux, à peine étaient-ils un peu débrouillés qu’ils demandaient à leur maître de fixer le chiffre de la redevance et ils s’employaient à la gagner au dehors en vendant des légumes[1].
Quand un esclave s’enfuyait, son propriétaire donnait une récompense en argent à qui le lui ramenait. Il mettait dans les journaux des annonces qui comportaient le signalement du fugitif, son nom, la description de son vêtement, tout signe particulier qui le marquât, le quartier où il devait probablement rôder et la somme promise comme gratification ; lorsque celle-ci n’était pas spécifiée, il y avait : « on récompensera généreusement » ou bien « on donnera une bonne récompense » ; presque toujours l’annonce portait en haut ou sur le côté, un dessin représentant une silhouette de nègre en train de courir pieds nus, une perche sur l’épaule et un paquet sous le bras. Toutes les rigueurs de la loi s’exerçaient contre celui qui donnait asile à un esclave fugitif.
Or, un des métiers de cette époque consistait à rattraper les esclaves enfuis. Cette profession n’était guère noble, certes, mais comme elle était un des instruments de la force grâce à quoi se maintenaient la justice et la propriété, elle comportait cependant la noblesse implicite des actions justicières. Ce n’était pas un métier qu’on exerçât par propension naturelle non plus qu’à la suite d’études particulières : la misère, le besoin d’un emploi, l’inaptitude à d’autres travaux, le hasard, quelquefois aussi le désir de se rendre utile bien que par un moyen peu commun, y incitaient l’individu qui se sentait suffisamment fort pour mettre de l’ordre dans le désordre.
Candido Neves, Candinho en famille, est l’homme à qui se rapporte l’histoire d’une fugue que je vais raconter : poussé par la pauvreté, il s’était mis à faire ce métier de rechercher les esclaves égarés ; il avait un grave défaut, cet homme ; il ne pouvait garder ni un métier ni un emploi ; il manquait de stabilité : il appelait cela sa guigne. Il avait commencé par vouloir apprendre la typographie, mais s’était bien vite rendu compte qu’il lui faudrait très longtemps pour arriver à savoir bien composer, et que même s’il y arrivait, peut-être ne gagnerait-il pas assez d’argent ; en tout cas, voilà ce qu’il se dit à soi-même. Le commerce ensuite le tenta : c’était une bonne carrière ; il réussit à entrer comme employé dans un magasin de mercerie. Cependant l’obligation où il était d’être défèrent avec la clientèle qu’il lui fallait servir, le blessa dans son orgueil ; au bout de cinq ou six semaines il était de nouveau sur le pavé de sa propre volonté. Clerc de notaire, expéditionnaire dans un des Ministères de l’Empire, employé des Postes et autres emplois du même genre furent abandonnés à peine obtenus.
Quand il commença d’être amoureux de la jeune Clara, il n’avait d’autre fortune que des dettes, minimes à la vérité, car il habitait avec un de ses cousins, tapissier de son état. Après diverses tentatives en vue de trouver du travail, Candido se résolut à adopter le métier de son cousin qui lui avait déjà donné quelques leçons ; il ne lui aurait pas été difficile d’en prendre davantage, mais, comme il voulait apprendre très vite, il apprit mal ; il lui était impossible de faire des travaux fins ou compliqués ; ce qu’il voulait, en somme, c’était avoir un emploi pour le moment où il se marierait ; le mariage ne tarda guère.
Il avait trente ans, Clara vingt-deux. Elle était orpheline, vivait avec sa tante Monica et faisait avec elle des travaux de couture ; elle ne cousait pas tant cependant qu’elle ne flirtât aussi son petit peu ; mais ses amoureux ne la courtisaient en somme que pour se distraire ; ils n’avaient pas d’autre but ; ils passaient sous ses fenêtres, la regardaient ; elle les regardait jusqu’à ce que la nuit la ramenât à sa couture. Elle se rendit bien vite compte qu’aucun de ces jeunes gens ne lui laissait de regrets ni n’excitait son désir. Peut-être même ne savait-elle pas le nom de la plupart d’entre eux. Bien entendu elle désirait se marier. Ainsi que le lui disait sa tante, le mariage est une espèce de pêche à la ligne ; elle s’essayait à prendre le poisson, mais le poisson ne mordait pas ; si par hasard il s’arrêtait, ce n’était que pour traîner autour de l’amorce, la flairer et puis aller recommencer le même manège plus loin.
L’amour cependant, s’annonce par des signes prémoniteurs ; quand la jeune fille vit Candido Neves, elle sentit que c’était cet homme qu’il lui fallait comme mari, qu’il était le seul, l’élu ; ils s’étaient rencontrés dans un bal ; telle fut (pour rappeler le premier métier de l’amoureux), telle fut la première page de ce livre qui devait être si mal composé et plus mal broché encore. Le mariage se fit onze mois plus tard et fut une fête magnifique pour les relations des fiancés. Les amies de Clara, moins par amitié que par jalousie, avaient tenté de la dissuader de la résolution qu’elle allait prendre. Elles ne niaient pas la gentillesse du fiancé, ni l’amour qu’il avait pour elle, ni même certaines qualités qu’il possédait, mais elles ajoutaient qu’il aimait par trop faire la fête :
— Bon, très bien, répliquait la fiancée, au moins n’épouserai-je pas une bûche.
— Non, une bûche, mais c’est que… Elles n’allaient pas plus loin.
Tante Monica, après le mariage, leur parla un jour des enfants possibles. Ils en désiraient un, mais rien qu’un, bien que ce dût être une augmentation de leur gêne :
— Si, malheureusement, vous avez un enfant, vous mourrez de faim, dit la tante à sa nièce.
— La Sainte Vierge nous donnera de quoi manger, répondit Clara.
Tante Monica aurait dû leur faire cet avertissement ou cette menace lorsque Candido était venu lui demander la main de la jeune fille ; mais elle était, elle aussi, amie des ripailles et avait prévu que le mariage serait une belle fête, ce qu’il fut, en effet.
Ils étaient gais tous trois ; le couple riait à propos de tout ; leurs noms mêmes étaient l’objet de leurs plaisanteries : Clara, Neves, Candido[2]. Cela ne leur donnait guère à manger, mais ça leur donnait de quoi rire et le rire se digère facilement. Clara cousait de plus en plus ; lui, bricolait un tas de choses : il n’avait pas d’emploi assuré.
Malgré cela, ils caressaient toujours l’espoir d’avoir un enfant ; celui-ci, qui ignorait tout de ce désir spécifique, restait caché dans le possible ; un jour cependant, il manifesta sa présence ; mâle ou femelle c’était le fruit béni qui apporterait au couple le bonheur rêvé. Tante Monica, en apprenant la nouvelle, resta toute désorientée. Clara et Candido se rirent de son effroi :
— Dieu nous aidera, insistait la future mère.
La chose se sut dans le voisinage ; il n’y eut plus qu’à attendre l’aube du grand jour. La femme travaillait maintenant avec plus de courage, et il le fallait, car, dès qu’elle avait terminé le travail de ses clientes, elle préparait la layette de l’enfant avec des chutes d’étoffe. À force d’y penser, elle vivait avec lui, en taillant ses langes, en cousant ses chemises. L’argent ne venait qu’à de rares intervalles. Tante Monica, bien entendu, aidait le jeune ménage bien qu’à contre-cœur :
— Vous allez voir quelle triste vie vous aurez, soupirait-elle.
— Mais, est-ce que les autres enfants ne naissent pas, eux aussi ? demandait Clara.
— Évidemment, ils naissent, mais ils trouvent toujours quelque chose de certain pour vivre, même si c’est peu.
— Quelque chose de certain ? Comment ?
— Un emploi, un métier, une occupation : à quoi donc passe son temps le père de cette misérable créature qui va venir ?
Candido Neves, dès qu’il fut au courant de ce reproche, s’en fut trouver la tante et lui demanda, sans dureté mais avec beaucoup moins de douceur que de coutume, si, jusqu’à ce jour, elle avait jamais manqué de nourriture.
— Vous n’avez jamais jeûné, sauf pendant la semaine sainte, ou bien quand vous ne voulez pas dîner avec nous. Jamais notre plat de morue ne vous a manqué.
— Je sais, mais nous sommes déjà trois. Nous serons quatre.
— Que voulez-vous donc que je fasse de plus que ce que je fais.
— Quelque chose de plus fixe. Voyez le charpentier du coin, le mercier, le typographe qui s’est marié samedi. Tous ces gens-là ont un emploi fixe… Ne vous fâchez pas… Je ne dis pas que vous soyez fainéant, mais le métier que vous avez choisi est bien vague. Vous restez des semaines sans gagner un radis.
— C’est vrai, mais un jour vient qui compense tout et largement. Dieu ne m’abandonne pas, et le nègre évadé sait qu’avec moi on ne blague pas : aucun ne me résiste ; il y en a même beaucoup qui se rendent immédiatement.
Comme il tirait gloire de ses succès, il se mit à parler de ses espérances comme d’un capital assuré, commença à rire, fit rire la tante qui était gaie de son naturel et prévoyait un bon gueuleton pour le baptême.
Candido Neves avait lâché son métier de tapissier comme il en avait lâché tant d’autres, meilleurs ou pires. Rattraper des esclaves évadés fut un enchantement pour lui. Cela ne l’obligeait pas à rester de longues heures assis. Cela exigeait simplement un coup d’œil rapide, de la patience, du courage et un bout de corde. Candido Neves allait lire les annonces des journaux, les copiait, mettait ses notes dans sa poche et partait en chasse.
Il avait bonne mémoire. Dès qu’il avait fixé dans sa tête le signalement et les habitudes de l’esclave, il ne se passait guère de temps qu’il ne l’ait découvert, qu’il s’en soit emparé, qu’il l’ait ligoté et ramené à son maître. Sa force était grande et son agilité aussi. Bien souvent, quand il était à un coin de rue à converser avec des camarades, il devinait immédiatement en voyant passer des esclaves, lequel d’entre eux était un fugitif, qui il était, son maître, son domicile et le chiffre de la gratification ; il interrompait alors sa conversation et partait derrière le délinquant ; il ne le rattrapait pas immédiatement, mais attendait un endroit favorable, et, d’un bond, gagnait la récompense promise. Quelquefois, cela ne se passait pas sans blessure, car les ongles et les dents de l’autre entraient en jeu, mais, généralement, il en venait à bout sans la moindre égratignure.
Un jour, cependant, les gains se mirent à diminuer. Les esclaves évadés ne tombaient plus comme autrefois entre les mains de Candido Neves. Il y avait d’autres mains aussi habiles. Comme ce genre d’affaires avait augmenté, plus d’un individu sans emploi avait choisi ce métier, pris une corde, copié les annonces des journaux et commencé des recherches. Dans le quartier même il y avait plus d’un concurrent. Aussi, les dettes de Candido Neves commencèrent-elles à croître, maintenant qu’il ne pouvait plus compter sur les gratifications payées sur-le-champ ou presque. La vie devint difficile et dure ; on commença à manger mal et à crédit ; le propriétaire exigea les termes en retard.
Clara n’avait même plus le temps de raccommoder les vêtements de son mari tant elle avait de travail à faire pour des clientes. Tante Monica, naturellement, aidait sa nièce ; lorsque Candido rentrait le soir, on voyait sur sa figure qu’il ne rapportait pas d’argent ; il dînait, puis ressortait pour se remettre à la chasse de quelque évadé. Il lui était arrivé, bien que rarement, de se tromper d’individu et d’arrêter un esclave fidèle, en course pour le service de son maître : tel était l’aveuglement où le poussait la nécessité. Une fois, il captura un nègre affranchi, se confondit en excuses mais reçut une volée de coups que lui assénèrent les parents de l’homme.
— Il ne manquait plus que cela, s’exclama Tante Monica, lorsqu’elle le vit revenir et qu’elle eut entendu l’histoire de l’équivoque et de ses conséquences. Lâchez donc ce métier, Candido, cherchez un autre moyen d’existence, un autre emploi.
Candido aurait bien voulu, effectivement, faire autre chose, non pour obtempérer à ce conseil, mais pour le simple plaisir de changer de métier : c’eût été pour lui une façon de changer de peau, de devenir un autre homme : le pire est qu’il ne trouvait, à portée de la main, aucune profession facile à apprendre rapidement.
La nature continuait son œuvre, le fœtus croissait, se faisait lourd pour sa mère avant même de naître. Le huitième mois vint, mois d’angoisses et de tourments, moins pénible encore que le neuvième qu’il est inutile de raconter ; mieux vaut simplement en dire les effets : ils ne pouvaient être plus amers.
— Non, hurla Candido, refusant d’écouter un conseil qui me coûte à écrire et qui fut plus pénible encore à entendre par le père ; non, tante Monica, ça, jamais.
La dernière semaine du dernier mois, tante Monica avait conseillé au couple de porter au Tour l’enfant qui allait naître. Vraiment il ne pouvait y avoir chose plus pénible pour deux parents qui attendaient cet enfant pour l’embrasser, le cajoler, le voir rire, grandir, sauter… L’abandonner ! Comme si c’était possible ! Candinho regarda la tante de ses yeux furieux et finit par donner un grand coup de poing sur la table qui, vieille et démanchée, manqua de se démolir entièrement. Clara intervint :
— Tante n’a pas dit cela méchamment, Candinho.
— Méchamment, répliqua tante Monica, que ce soit bien ou mal, je que c’est ce que vous avez de mieux à faire. Vous avez des dettes de tous les côtés ; la viande et les haricots commencent à manquer ; s’il ne vient pas un peu d’argent comment la famille pourrait-elle augmenter ? Et puis vous avez bien le temps d’avoir des enfants ; plus tard, lorsque Candido aura un genre de vie plus régulier, les enfants qui viendront seront accueillis avec autant de joie et même davantage encore que celui qui doit arriver maintenant ; et vous pouvez être certain que celui-là ne manquera de rien, qu’il sera bien soigné. Le Tour n’est pas un désert ni un dépôt d’immondices ; on n’y a jamais tué personne, aucun enfant n’y meurt, au lieu qu’ici ce pauvre malheureux mourra sans aucun doute des privations qu’il devra subir… enfin…
Tante Monica termina sa phrase en haussant les épaules, tourna le dos et s’en fut se coucher. Elle avait déjà insinué cette solution, mais c’était aujourd’hui la première fois qu’elle y revenait avec autant de franchise et de chaleur, de cruauté, si vous préférez.
Clara tendit la main à son mari comme pour lui rendre courage. Candido Neves fit une moue et, à voix basse, traita la tante de « vieille folle ».
Quelqu’un qui frappait à la porte interrompit les épanchements du couple :
— Qui est là ? demanda le mari.
— C’est moi.
C’était le propriétaire, à qui on devait déjà trois mois de location et qui venait, en personne, menacer ses locataires. Candido voulut qu’il entrât.
— Ce n’est pas la peine.
— Mais, je vous en prie.
Le créancier entra, mais refusa de s’asseoir ; d’un coup d’œil sur le mobilier, il se rendit compte que sa vente ne donnerait pas grand-chose. Il venait pour encaisser les termes échus et ne pouvait attendre davantage ; si dans cinq jours il n’était pas payé, il les mettrait dehors ; ce n’était pas pour les autres qu’il travaillait. À le voir, on n’eût jamais pu le prendre pour le propriétaire, mais sa manière de parler suppléait ce qui manquait à son allure, et le pauvre Candido préféra se taire que de discuter.
Il s’inclina, promit qu’il ferait tout son possible, implora en même temps qu’on lui accordât un peu de délai ; le propriétaire se montra inflexible : « Cinq jours, ou la rue ! », dit-il en mettant la main sur le bouton de la porte pour s’en aller.
Candido sortit de son côté. Dans des cas de ce genre, il ne désespérait jamais ; il comptait qu’il pourrait emprunter de l’argent ; il ne savait ni où, ni comment, mais il y comptait. Une fois de plus, il recourut aux annonces ; il y en avait pas mal, les unes étaient déjà vieilles, et il s’en était occupé depuis longtemps. Il passa plusieurs heures dehors sans rien trouver et revint à la maison. Quatre jours plus tard, il n’avait plus le sou ; il essaya alors de recommandations, alla voir des amis du propriétaire, mais n’arriva à rien d’autre qu’à l’ordre d’expulsion. La situation était grave ; ils ne trouvaient pas de logement, ni ne connaissaient personne qui pût leur en prêter un ; ils allaient donc se trouver sur le pavé.
Mais ils comptaient sans la tante Monica ; elle avait eu l’habileté d’obtenir de quoi loger le jeune couple et elle-même dans la maison d’une vieille richarde qui avait promis de prêter des hangars au fond de la cour de sa maison, près de l’écurie ; et tante Monica avait eu l’adresse encore plus grande de ne rien dire aux jeunes époux, afin que Candido Neves, dans le désespoir de la crise, commençât par abandonner son enfant et se résolût à chercher un moyen sûr et régulier de gagner de l’argent, de changer son genre de vie du tout au tout, en somme.
Elle écoutait les plaintes de Clara sans chercher à la consoler. Le jour où ils seraient obligés de quitter la maison, elle les ferait béer d’admiration en leur annonçant la nouvelle de la gentillesse qu’on lui faisait, et ils pourraient aller dormir mieux qu’ils ne le craignaient.
C’est ce qui arriva. Lorsqu’ils furent mis dehors, ils partirent au logement qu’on leur prêtait. Deux jours après, l’enfant naissait.
La joie du père fut prodigieuse, comme aussi sa tristesse. Tante Monica insista pour qu’il allât porter l’enfant au Tour immédiatement.
— Si vous ne voulez pas y aller, laissez-moi faire. J’irai, moi, rua dos Borbonos.
Candido Neves lui demanda d’attendre un peu ; il le porterait lui-même. Notez que c’était un garçon, le sexe que les parents désiraient précisément ; ils lui donnèrent un peu de lait, mais comme la pluie commençait à tomber, le père décida de ne le porter au Tour que la nuit suivante.
Il se mit à feuilleter les indications qu’il avait notées sur des esclaves évadés ; les gratifications n’étaient, pour la plupart, que des promesses ; quelques-unes spécifiaient un chiffre, mais peu élevé. L’une d’elles cependant se montait à cent milreis ; il s’agissait d’une mulâtresse, dont on donnait l’habillement. Candido l’avait recherchée sans succès et ne s’en était plus occupé, imaginant qu’un de ses amis l’avait cachée ; maintenant, cependant, quand il revit la somme promise, Candido Neves se décida à tenter un dernier effort ; il sortit le matin pour faire des recherches dans les rues où, conformément à l’annonce, l’esclave devait rôder. Il ne trouva rien. Seul un pharmacien de la rua da Ajuda se rappelait avoir vendu un médicament à une personne répondant au signalement indiqué. Candido Neves avait parlé comme s’il était le maître de l’esclave et remercia courtoisement. Il n’eut pas davantage de chance avec les autres esclaves fugitifs, pour lesquels la gratification n’était pas spécifiée ou bien était minime. Il revint vers le triste logement qu’on leur avait prêté ; tante Monica, d’elle-même, avait ordonné le régime pour la jeune mère, préparé l’enfant pour le conduire au Tour.
Le père, malgré l’accord intervenu, ne put dissimuler sa douleur à ce spectacle ; il ne voulut rien manger de ce que tante Monica lui avait gardé ; il n’avait pas faim, disait-il, et c’était vrai. Il pensait aux mille manières de garder son enfant ; aucune ne valait rien. Pouvait-il oublier l’abri où il vivait ? Il consulta sa femme qui se montra résignée ; tante Monica lui avait représenté la difficulté qu’elle aurait à élever l’enfant, elle lui avait montré que la misère serait pire encore et que le petit pourrait même mourir de faim, étant donné leur manque de ressources.
Candido Neves, obligé de tenir sa promesse, dit à sa femme de donner au petit le dernier lait qu’il prendrait de son sein ; l’enfant s’endormit, le père le prit et partit vers la rue dos Borbonos.
Plus d’une fois, il est vrai, il eut la tentation de revenir chez lui avec l’enfant ; il le serrait tendrement contre lui, l’embrassait, lui couvrait la figure pour le protéger de l’humidité de la nuit. Quand il entra dans la rue de la Guarda Velha, Candido commença de ralentir le pas : « Je le donnerai le plus tard possible », murmurait-il, mais la rue n’était ni longue ni infinie, il allait arriver au bout ; c’est alors qu’il eut l’idée de passer par une des ruelles qui menait à la Rua da Ajuda. En arrivant à la fin de cette ruelle, au moment de tourner à droite vers le largo de Ajuda, il aperçut sur le trottoir opposé une silhouette de femme : c’était la mulâtresse fugitive. Je ne puis dire quelle fut l’émotion de Candido Neves parce que je ne pourrais pas en rendre l’intensité ; un adjectif suffit : disons « énorme ». Comme la femme descendait la rue, il la suivit. La pharmacie où Candido avait eu le renseignement que j’ai cité plus haut se trouvait à quelques pas ; il y entra et demanda au pharmacien d’avoir la complaisance de lui garder l’enfant qu’il reviendrait prendre immédiatement.
« Mais… »
Candido Neves ne lui laissa pas le temps de poursuivre, sortit rapidement, traversa la rue pour aller jusqu’à un endroit où il pourrait se saisir de la femme sans éveiller l’attention. Au bout de la rue, comme elle allait prendre celle de São José, Candido Neves s’approcha : c’était la mulâtresse évadée ; « Arminda », cria-t-il, l’appelant par le nom indiqué sur l’annonce. Arminda se retourna sans malice. Ce fut seulement lorsque Candido, ayant sorti sa corde de sa poche, attrapa l’esclave par le bras, qu’elle comprit et tenta de s’enfuir. Candido Neves lui attachait les poignets de ses mains robustes et lui disait de marcher ; l’esclave voulut crier, mais se rendit compte que personne ne viendrait à son secours, bien au contraire. Elle demanda alors à Candido de la lâcher pour l’amour de Dieu.
— Je suis enceinte, Seigneur, s’exclama-t-elle. Si votre Seigneurie a un enfant, je la supplie pour l’amour de lui de me relâcher. Je serai votre esclave, je vous servirai tout le temps que vous voudrez, lâchezmoi, mon jeune Seigneur.
— Marche, lui répondit Candido.
— Lâchez-moi.
— Avance.
Il y eut une courte lutte, l’esclave en gémissant s’accrochait à l’homme. Les gens qui passaient dans la rue ou qui étaient dans les magasins comprenaient ce qu’il en était et, naturellement, ne bougeaient pas. Arminda répétait que son maître était très méchant, qu’il lui ferait probablement donner le fouet ce qui, dans l’état où elle se trouvait, serait épouvantable :
— Il me fera certainement donner le fouet.
— À qui la faute ? Qu’est-ce qui t’a dit de te faire faire un enfant et de filer ensuite ? demanda Candido Neves.
Il n’avait guère envie de rire à cause de son enfant qui était resté à la pharmacie. De plus, il n’avait pas l’habitude de beaucoup parler ; il traîna l’esclave par la rua dos Ourives vers la rua da Alfandega où habitait le maître. Au coin, la lutte recommença ; Arminda appuya ses pieds contre le mur, recula à grand effort, inutilement.
Elle arriva enfin, traînée, essoufflée, haletante ; sur le seuil, elle s’agenouilla encore, mais en vain. Le maître était chez lui ; il accourut au bruit :
— Voilà la fugitive, lui dit Candido Neves.
— C’est bien elle.
— Mon Seigneur !
— Entre.
Arminda tomba dans le corridor, le maître sortit de son portefeuille les cent milreis promis. Candido prit les deux billets pendant que le maître disait à l’esclave de se lever.
Sur le sol où elle gisait, l’esclave accoucha d’un enfant mort, sous les yeux affolés de son maître. Candido Neves assista à tout le spectacle ; il ne savait pas quelle heure il pouvait bien être, mais il lui fallait courir tout de suite rua da Ajuda ; c’est ce qu’il fit sans attendre, ni sans s’inquiéter des suites de l’accident auquel il venait d’assister.
Quand il arriva à la pharmacie, il aperçut le pharmacien tout seul dans sa boutique ; il bondit vers lui comme s’il voulait l’étrangler, mais le pharmacien eut le temps de lui expliquer que l’enfant était chez lui et que sa femme s’en occupait ; ils entrèrent tous deux. Candido reprit son fils avec la même furie qu’il avait attrapé l’esclave, remercia vite et mal et partit en courant vers sa maison avec son enfant et ses cent milreis de gratification.
Tante Monica, après avoir entendu l’explication, pardonna le retour du petit puisqu’il apportait cent milreis ; elle ajouta, il est vrai, quelques mots durs au sujet de l’esclave qui, non seulement avait fui, mais encore avait avorté.
Candido Neves étreignant son enfant au milieu de ses larmes bénissait la fugue et ne se souciait guère de l’avortement :
— Tous les enfants n’ont pas la même chance, lui disait son cœur.
(Traduit du portugais par Jean Duriau).
- ↑ À l’époque dont parle Machado de Assis, les esclaves n’étaient pas maltraités
au Brésil ; en général, leurs maîtres les autorisaient à se racheter : le prix moyen
d’un esclave était de 1 à 2 contos de reis ; l’esclave avait le droit de travailler pour
son compte à condition de verser chaque jour une certaine quantité d’argent à son
maître, le surplus de son gain lui restant acquis. Quand la somme versée chaque
jour arrivait au total fixé d’avance entre le maître et l’esclave, celui-ci obtenait sa
« carta », c’est-à-dire sa liberté. Il existait encore au Brésil, il n’y a pas longtemps,
d’anciens esclaves libérés suivant ce procédé en somme humanitaire.N. D. T.
- ↑ Claire, Neige, Candide.