Les femmes qui tombent/02/4
iv
Quelques jours plus tard, lorsque revint la date à laquelle Évah touchait, depuis plusieurs mois, ses appointements de trois cents francs, elle songea avec épouvante à Madeleine, qui l’attendait. Qu’allait-elle devenir maintenant, elle et l’enfant, sans ce secours ? Cette pensée réveilla son courage, qui avait failli sombrer dans cette dernière épreuve. Elle s’avança plus avant encore dans cette voie de dévouement et d’abnégation qu’elle s’était tracée. Puisqu’il lui était défendu de vivre pour elle, elle userait toutes ses forces au service des êtres souffrants qui l’entouraient. Elle fit cet effort d’une vertu surhumaine d’appliquer tout l’amour qui était en elle, toutes les ardeurs qui la brûlaient à cette divine passion qui demande un perpétuel sacrifice : la charité.
Au reste, elle avait quelque confiance en son talent, perfectionné par le contact de Jean Delorme ; elle espéra que ces premières œuvres seraient accueillies, payées, remarquées peut-être. Alors c’était un avenir certain. Elle se plut à rêver une fière aisance, conquise par son seul labeur, et à laquelle participaient, entré autres, Madeleine et son fils, qui serait aussi un peu l’enfant de son âme.
Une consolation douce, puisée dans ces pensées, lui permit de recouvrer assez de calme d’esprit pour se livrer tout entière à ses travaux, à ses études et surtout à ce premier roman si passionné qu’elle acheva en quelques minutes dans le coup de fièvre de sa douleur et de ses espérances.
Et puis elle commença cette promenade du calvaire qui consiste, pour tout écrivain qui débute, à porter son œuvre, cette croix, ce gibet d’amour sur lequel le cœur a parfois répandu tout son sang, de journal en journal, de porte en porte, partout inconnu et partout éconduit.
Évah, femme et très belle, aurait eu quelque chance de voir son manuscrit accepté et inséré si elle avait voulu comprendre les conditions d’un marché qu’on lui renouvela, çà et là. Elle s’indigna, devint de plus en plus farouche, s’aliéna même ainsi quelques sympathies désintéressées, et finit par perdre courage au point de brûler son œuvre dans une heure de désespérance absolue.
Puis, quand elle ne vit que des cendres là où, quelques minutes auparavant, elle voyait comme un être auquel elle avait donné la vie, qui lui était sorti tout palpitant des entrailles, et qui représentait pour elle les triomphes de l’avenir et le pain du lendemain, elle eut une crise d’abattement, la première de sa vie. Elle s’abandonna à des sanglots d’enfant, agenouillée, écrasée, anéantie, sans espoir de relèvement, aux pieds de la malheureuse paralysée qui la regardait pleurer dans un effrayant silence.
Cette fois, la misère était revenue, accrue par l’horreur de cette certitude qu’elle était désormais sans remède.
Martin-Dumont ne traînait plus ses fièvres d’agence en agence. Honteux, découragé, il restait maintenant au logis pendant des mois entiers, le front dans ses mains, cherchant encore, toujours, par une disposition particulière de son cerveau d’inventeur, des créations et des combinaisons nouvelles, mais ayant perdu la foi qui est l’aiguillon du génie. Parfois cependant, il s’arrachait à ces torpeurs, et on le retrouvait battant le pavé de Paris, avec ses habits en loques et son regard d’illuminé. Il courait alors, de jour et de nuit, lancé sur une piste, croyant tenir enfin le commanditaire tant cherché, l’homme qui l’avait deviné, compris, qui avait foi en lui, et lui payait d’un peu d’or la moitié de sa gloire et de ses richesses futures.
C’est pendant une de ces fugues, alors qu’il sortait et rentrait à toute heure avec des allures de fou, qu’Évah reçut, dans une petite lettre presque illisible, signée Thérèse Leroy, un coupon de baignoire pour le Vaudeville.
La tragédienne retour d’Amérique conviait instamment son amie à venir l’applaudir à sa rentrée dans le rôle qui avait décidé de sa fortune. Elle redoutait une cabale et faisait appel à tous ses amis. Évah, assez surprise de cette invitation, décida néanmoins son mari à l’accompagner.
Malgré leur répugnance à tous les deux pour une fête où leur tristesse et le délabrement de leur costume semblaient déplacés, ils se crurent obligés de ne point répondre par un refus.
Toutefois, le soir de la représentation, Martin-Dumont, ayant obtenu un rendez-vous d’un banquier qui paraissait le prendre au sérieux, il conduisit Évah jusqu’à la porte du théâtre et la laissa entrer seule, lui promettant de venir la rejoindre aussitôt qu’il serait libre.
Évah, toute sombre et voilée, se glissa parmi les groupes brillants qui encombraient le vestibule, gagna sa baignoire no 8, à droite de la scène, et s’y enferma.
À peine entrée dans l’ombre de la loge étroite, elle fut saisie par un parfum doux et l’éclat d’un bouquet blanc posé sur une chaise. Des violettes et du lilas dans un cornet de dentelles. Elle appela l’ouvreuse qui lui dit qu’on venait de porter ces fleurs pour elle de la part de la personne qui avait envoyé le coupon de loge. Évah, charmée de cette attention de Thérèse, prit le bouquet sur elle, s’en couvrant à demi pour dissimuler la misère de son costume et tout heureuse de la griserie qui lui montait avec le délicat parfum des fleurs.
Il ne lui déplaisait pas d’être là, seule, perdue, bien cachée et enfermée, ayant sous les yeux tout le spectacle de la salle qui se remplissait. Les premiers froids étaient venus avec la fin d’octobre et déjà la tiédeur des salles de spectacle rappelait le public. Évah se trouvait bien dans cette chaleur et dans ces lumières, elle qui vivait misérablement dans le froid et la demi-obscurité de la petite lampe du pauvre. Et puis ses yeux s’égayaient au chatoiement des toilettes qui venaient s’encadrer dans les loges et les avant-scènes, sous les rideaux pourpres frangés d’or. Cependant on monta la rampe et le lever du rideau fut joué dans le léger tumulte des derniers arrivants, ceux qui venaient pour applaudir Thérèse.
Enfin, la nouvelle comédienne fit son entrée au milieu d’une ovation qui donna à Évah une grande joie émue. Elle applaudissait des deux mains, entraînée par son admiration pour la splendide beauté de Thérèse, alors dans tout son éclat.
Une toilette exquise et des brillants rares, mais d’une valeur insensée, relevaient encore son élégance suprême. Évah s’était penchée, attendant un regard, puisque Thérèse la savait là ; mais celle-ci ne baissa pas les yeux vers la baignoire cependant la plus rapprochée de la scène.
La jeune femme, surprise, éprouva un vague serrement de cœur et se rejeta en arrière. Mais elle faillit crier : pendant le tapage des bravos quelqu’un était entré qui s’était assis derrière elle, très près. Elle se redressa violemment en reconnaissant Abel Henriet.
Elle fit un geste pour se lever ; il la retint ; cela causa un léger tumulte dans la loge. De l’orchestre, on cria : « Chut ! » Évah rougit, intimidée, et se rassit, s’appuyant au bord de la baignoire pour s’éloigner de l’homme qu’elle entendait respirer fortement derrière elle.
Quand le rideau baissa, elle se mit debout, tout de suite, et, se retourna, cherchant un passage. Abel Henriet n’avait pas bougé ; il fermait la porte.
— Asseyez-vous donc, lui dit-il d’un ton calme. Nous pouvons toujours causer.
Elle resta debout, adossée à la cloison, en pleine lumière. Les personnes qui sortaient des fauteuils d’orchestre, en passant la regardaient. Dans le vacarme des sorties, le glissement de tous ces pas pressés dans le couloir, le bruit des voix hautes, Abel reprit :
— C’est moi qui vous ai envoyé cette baignoire et ces fleurs. Quel mal voyez-vous à cela ? N’est-ce pas agréable d’être aimée et de se laisser vivre, avec toutes les douceurs que procure la fortune ? Une voiture, la vôtre, vous attend à la porte, avec des fourrures pour couvrir vos épaules de déesse qui grelottent sous cette robe ridicule. Vous devez être convertie depuis le temps que vous souffrez, n’est-ce pas ? Pas une autre femme n’aurait tenu aussi longtemps que vous. Mais vous êtes très forte…
Il ajouta plus bas, en se penchant un peu :
— … Et très belle, toujours.
Évah s’était remise. Elle se sentait à l’abri de ses audaces sous les yeux de cette foule et dans ces lumières qui découpaient sa silhouette noire sur les clartés du bord de la loge. Elle abaissa vers lui son regard dédaigneux et murmura :
— Ainsi c’est vous qui m’avez envoyé un billet signé du nom de Thérèse ?
— C’est moi. Vous voyez que je ne vous avais pas oubliée. On ne vous oublie pas. Lorsqu’on vous a désirée une fois, cela demeure comme une brûlure inguérissable. Je ferais tout au monde pour vous obtenir. Si vous vouliez…
— Assez, dit-elle durement.
Elle reprit :
— Vous savez que mon mari va venir ?
— Non. Il est avec un banquier de mes amis qui a mission de le retenir jusqu’après minuit.
Évah éprouva une grosse émotion, mais elle essaya de la cacher.
— Fort bien. Vous lisez des romans, à ce que je vois.
— Et vous en faites, paraît-il. Seulement, personne ne les lira. Les honnêtes femmes, ma chère, c’est dans les lettres comme au théâtre : il n’en faut pas. Comment diantre une femme d’esprit comme vous se laisse-t-elle embarrasser et entraver dans sa vie par un stupide préjugé de vertu, vertu à laquelle personne ne croira, bien entendu.
» Oh ! dit-il, répondant à un coup d’œil impérieux de la jeune femme, j’y crois, moi. Parce que je vous connais bien. Mais vous imaginez-vous que, même en y croyant comme moi, le monde vous en saura gré ? Non. Le monde estimera toujours plus haut le vice splendide que la vertu misérable. D’autre part, vous n’êtes point dévote et vous n’aimez pas votre mari. Quelle raison pouvez-vous donc avoir pour vous tuer à demeurer honnête ? C’est une manie compréhensible tout au plus chez un esprit étroit et vulgaire. Mais vous ! Voyons, réfléchissez. Considérez le train du monde et la vie des femmes du siècle. Voyez-vous de la vertu quelque part ? Tenez, dit-il en lui tendant sa lorgnette, cherchez.
Évah l’écoutait, étrangement intéressée par ce raisonnement qu’elle reconnaissait absolument juste, étant une fois admis que la vertu n’est point un devoir humain, ni même un devoir social. Et elle manquait de raisons positives pour prouver ces deux vérités, qu’elle ressentait cependant fortement et qu’elle pratiquait avec une volonté obstinée, que soutenaient les pudeurs et les révoltes de tout son être.
Lorsque Abel ajouta :
— Regardez dans cette première avant-scène : voici la baronne de Monthaut.
Évah daigna soulever la lorgnette, et considéra longuement cette beauté fauve, opulente, débordante, dans son fourreau de satin noir, piqué de brillants, dont les feux venaient se briser avec des éclaboussures d’étoiles sur le verre de la lorgnette.
Abel continua :
— La reconnaissez-vous ? Vous souvient-il de cette catastrophe financière, arrivée il y a trois ans et dans laquelle cet imbécile de baron attrapa dix-huit mois de prison ? Vous imaginez-vous que la baronne en prit quelque souci ? Elle s’en alla passer une saison à Saint-Pétersbourg, d’où elle revint escortée de plusieurs boyards et suivie d’un grand-duc, qui l’épousera, dit-on, quand le baron, qui voyage en Amérique, se sera décidé à se laisser casser la tête, ainsi que certains Yankees, très obligeants, le lui ont déjà proposé.
En attendant, elle possède le plus bel hôtel de Paris, les plus beaux chevaux et les plus beaux diamants. Elle est fêtée, admirée, adorée. Elle dispose de toutes les influences ; elle règne sur Paris et sur le monde. Elle n’a rien à envier à aucune femme de la terre : elle est plus reine que les reines, tout ce qu’elle désire lui appartient. Ne pensez-vous pas qu’il y a quelque orgueil pour une femme à tenir ce rôle dans une société comme la nôtre, quand elle le tient par la seule puissance de sa beauté et de ses vices ? Voulez-vous mettre en regard les conquêtes de la vertu et comparer ? Cela vous est facile : la baronne est au sommet, vous êtes en bas. On l’admire, on vous dédaigne ; elle jette un peu de son superflu à la misère des autres, et vous… vous tendez la main.
Évah se tourna et dit à Abel avec un inexprimable sourire :
— Continuez, vous me faites plaisir.
Il se rapprocha un peu du bord de la loge, avec un regard allumé de la joie du triomphe, et il parla plus vite.
— Apprenez donc à la connaître cette société dont la morale hypocrite vous a trompée, vous a tenue ployée sous un prétendu devoir qui vous condamne au martyre. L’unique devoir des forts, c’est de se faire une place au soleil, n’importe laquelle, et n’importe à quel prix, mais la plus large possible. L’homme vient au monde armé, comme le plus vil insecte, pour cette lutte de la vie ; tant pis pour lui s’il ne sait pas se servir de ses armes. La femme a sa beauté, l’homme son intelligence. Quand ils associent ces deux puissances, ils sont les maîtres du monde.
Et il répéta, la regardant de plus près :
— Ah ! si vous vouliez !
Évah ne parut pas entendre et continua d’examiner la salle, promenant sa lorgnette.
— N’est-ce pas Lucie Goyanne, dit-elle tout à coup, qui se tient si raide au bord de cette loge, avec un grand air que je ne lui connaissais pas ?
— En effet, c’est elle : sa situation l’oblige à cette attitude correcte qu’elle soutient très bien du reste. C’est une femme de valeur, qui possède une grande influence politique. C’est la maîtresse du ministre.
— Duquel ? demanda naïvement Évah.
— De celui qui règne, quel qu’il soit. Elle ne se donne pas à l’homme, mais à l’homme d’État. C’est dans son salon que l’on fait et défait les préfets, les ambassadeurs, quelquefois les ministres. Regardez derrière elle. Voici l’ambassadeur d’Autriche, l’ambassadeur d’Allemagne, deux sous-secrétaires d’État ; et, derrière, un peu caché, cet homme pâle et bouffi : il entrera, très puissant, dans le prochain ministère. Lucie le sait ; elle l’a déjà conquis. Elle le tient là, dissimulé cependant, à cause du ministre actuel, car elle a du tact ; elle ne casse jamais les vitres. Elle les descelle lentement, avec art, et sans bruit. Aussi, elle jouit d’une très grande considération. On la voit dans le faubourg. Même à sa dernière réception, on comptait jusqu’à trois princesses, dont une du sang.
— C’est très amusant, la comédie humaine, murmura Évah en se rasseyant, car la foule rentrait, et on la frôlait, ainsi debout et un peu penchée, en passant devant la baignoire.
À ce moment, deux hommes saluèrent dans la loge avec un sourire à Abel Henriet, et un regard familier qui s’arrêta sur Évah et la fit subitement rougir.
— Mes compliments, jeta l’un des deux personnages, avec un signe de main à Abel.
L’autre passa, très digne, un peu raide, dans une tenue irréprochable.
— Baron ! s’écria Abel Henriet.
Et il retint Évah, qui s’était levée brusquement pour s’enfuir. L’homme grave se rapprocha.
— Envoyez-moi, je vous prie, La Roche-Boisée, qui se sauve là-bas. J’entends qu’il fasse des excuses à Madame. — Madame, le baron Reutch, un de mes meilleurs amis. — Baron, j’ai l’honneur de vous présenter à madame Martin-Dumont. Saluez bas, s’il vous plaît.
Le baron s’inclina, tourna sur lui-même et fila, muet, les lèvres pincées qui contenaient, en y regardant bien, une énorme envie de rire.
— Vous voyez, murmura Abel à l’oreille de la jeune femme, en l’obligeant à se rasseoir avec des cérémonies obséquieuses, vous voyez que je saurais vous faire respecter si vous vouliez avoir confiance en moi.
Comme elle ne disait rien, prise d’un malaise de honte et d’ennui, Abel crut l’avoir troublée, et il redoubla de protestations humbles, qui causaient à Évah plus d’embarras que des paroles audacieuses, lesquelles l’auraient mise à l’aise pour le chasser ou pour s’enfuir. Maintenant, elle se demandait comment elle allait échapper à ce manège, et une fatigue l’accablait dans l’énervement de toutes les émotions ce cette soirée.
Thérèse était en scène pour le deuxième acte. De nouveau Évah se laissa absorber par le jeu puissant de l’actrice.
Malgré la modération de sa diction et de ses gestes, la tragédienne perçait avec ses souvenirs classiques qui donnaient un accent imprévu à la jalousie, à la colère et aux tendresses de ce personnage si moderne et si humain de la princesse Georges. En même temps qu’elle incarnait admirablement dans son élégance hautaine cette personnalité éminemment aristocratique. On l’applaudissait avec fureur. Mais elle paraissait ne pas l’entendre, uniquement préoccupée d’un groupe composé de trois hommes, presque cachés dans une baignoire d’avant-scène.
Abel Henriet suivit le regard de Thérèse, quitta sa place sans bruit, et revint, au bout d’un instant, se rasseoir près d’Évah, à laquelle il glissa tout bas :
— C’est fait ; elle a gagné la partie : Thèrèse Leroy sera demain de la Comédie-Française.
La jeune femme l’interrogea d’un coup d’œil : il continua, faisant un geste de la lorgnette qu’il lui tendait.
— Là-bas, M. Perrin, Delaunay et le prince X… Ils sont allés dans sa loge tout à l’heure. On a entendu parler du rôle de l’Étrangère pour ses débuts.
» Encore une fille d’esprit, cette Thérèse. Cependant elle a perdu deux ans à s’obstiner dans la fidélité de son amour pour Jean Delorme.
» À propos, dit-il avec un regard attentif sur le visage d’Évah, qui avait eu un rapide battement de paupières au nom du poète, avez-vous entendu parler du mariage de Jean Delorme ?
Elle répondit « non » de la tête, les lèvres serrées ; il reprit :
— C’est une affaire d’argent, dit-on. Une princesse, comme dans les contes de fées. Une blonde idéale qu’il a rencontrée à Vienne l’hiver passé, et qui est venue le relancer ici, avec tous ses millions.
Évah se sentait pâlir, défaillir, en même temps que son cœur gonflait, soulevait sa poitrine d’une respiration plus pressée. Cependant elle ne bougea pas, le buste raide, les yeux élargis dans la lumière pour empêcher les larmes d’y monter. Alors Abel ajouta :
— Je crois qu’ils sont dans la baignoire, à côté de la nôtre.
Cette fois Évah eut un frisson des épaules, et elle fit un mouvement prompt comme pour se pencher à côté ; puis, aussitôt, elle se rejeta en arrière, s’adossant à sa chaise pour se soutenir, tandis que le rideau se baissait dans le fracas prolongé des bravos.
Tout à l’heure, elle avait eu la pensée de s’en aller après cet acte. Maintenant, elle ne le pouvait plus. Une faiblesse la gagnait qui amollissait tout son être. Elle oubliait Abel Henriet ; des idées confuses lui roulaient dans l’esprit ; des regrets, des désirs refoulés et qui revenaient plus âpres, des besoins qui lui tiraillaient le cœur et les sens. Encore une fois, le flot des tentations montait autour d’elle, la fouettant, hurlant, comme des vagues au pied d’un roc. Et elle sentait sa vertu pantelante comme un oiseau blessé, qui saignait et laissait pendre ses ailes déployées au bord de l’abîme. Le vertige lui venait de la chute profonde.
Elle ressentait une douceur terrible à penser que si elle voulait !… Et un rapide tableau de toutes les joies qui lui seraient offertes passait devant ses yeux à demi voilés par les langueurs de cette méditation.
La salle s’était chauffée de toutes ces haleines enfermées dans la tiédeur du gaz. Une vapeur flottait avec des poussières soulevées par les allées et venues du dernier entr’acte. Dans cette buée, les toilettes paraissaient ternies. Une lassitude accoudait les femmes sur le bord des loges, derrière le va-et-vient ralenti des éventails. Cela mettait comme un silence dans la salle assombrie. Abel se pencha et, la voix expressive, murmura à l’oreille de la jeune femme :
— Voulez-vous partir ?
Elle resta un moment sans comprendre, perdue dans son rêve ; puis elle se demanda, elle aussi, si elle voulait partir ; puis elle se décida à demeurer. Elle ne savait pas encore ce qu’elle voulait. Cela l’ennuyait de bouger. Elle tourna la tête pour répondre ; Abel Henriet n’était plus là ! Il avait interprété son silence par un muet aveu d’abandon, et il s’était sauvé, fou de joie, pour faire avancer la voiture.
Mais la porte de la loge se rouvrait aussitôt et M. de la Roche-Boisée, le geste familier, saluait, et s’asseyait près d’elle.
— Ne vous dérangez pas, dit-il à un mouvement effaré d’Évah. Abel m’a fait dire de venir et il s’en est allé. On n’est pas plus aimable. Permettez-moi de me présenter tout seul, ma belle : Arthur de la Roche-Boisée, trente-neuf ans, tous ses cheveux et quarante mille livres de rente, avec lesquelles je dépose mon cœur à vos pieds. Mais il paraît que ce veinard d’Abel est en ce moment votre roi d’élection. Tant pis, ma reine ; on attendra.
— Monsieur…, murmura Évah, secouée par ces injures et qui se redressait, pâle de honte.
— Hein ! cela vous fâche ? Pas possible ! C’est donc un béguin soigné qu’on a pour ce fils d’Adam ? Ah bien, si Catherinette savait cela, c’est elle qui en rirait à faire éclater son jersey ! Vous savez qu’elle allait venir vous faire une scène si elle ne vous avait pas reconnue.
— Reconnue ?… répéta machinalement Évah, prête à pleurer maintenant et honteuse d’elle comme si elle était bien la « fille » pour laquelle on la prenait.
— Parfaitement. C’est même une ancienne connaissance, paraît-il. Vous ne vous rappelez pas Catherine Mordon, qui la fait à la mourante avec sa pâleur, sa longue taille mince et serpentine, ses yeux brûlés de fièvre ? L’amie de Carmel, enfin, la belle Carmel, l’ancien modèle, « la dévorante », comment vous dire ? C’est votre monde après tout. Il ne faut pas la faire à la pose avec Arthur. Ça ne prend pas, ma biche.
Évah s’était levée ; elle cherchait son châle noir et léger qu’elle n’avait pas osé confier à l’ouvreuse et qui était tombé dans un coin de la loge. Ensuite elle jeta un fichu de dentelles sur ses cheveux.
— Hein ? vous partez ? demanda M. de la Roche-Boisée. Ah ! mais non, pas de bêtises. Il ne faut pas me brouiller avec Abel. Ça ne se fait pas, ça, dans le monde. Ah ! mais non…
Et l’étrange gentilhomme s’adossa à la porte, la mine inquiète, coupant la retraite à Évah.
— Faut-il que j’appelle ? demanda Évah presque haut.
— Écoutez donc, dit-il d’un air déconfit, j’avais une commission à vous faire. Que diable ! je suis poli avec les femmes cependant, moi ! De quoi vous plaignez-vous ?
— Vous vous trompez, répondit Évah plus calme. Je ne suis pas une fille. Mais je comprends votre erreur, et je l’excuse. Laissez-moi passer, monsieur.
— Vous n’êtes pas madame Martin-Dumont, se récria la Roche-Boisée. Alors, je me suis trompé de loge, sapristi !… Mille pardons, madame.
Et, se ramassant dans une attitude correcte, il salua cette fois en gentilhomme et s’apprêta à sortir. Mais Évah l’arrêta d’un geste brusque.
— Je vous demande pardon, à mon tour, monsieur, je suis bien madame Martin-Dumont. Est-ce que ce nom serait porté aussi par une courtisane ?
— Mille millions de femelles ! gronda dans ses dents La Roche-Boisée devenu furieux. Cela vous a un toupet ! Çà, dit-il, reprenant son ton gouailleur, il suffit que vous soyez la dame en question. Je n’ai pas à vérifier vos certificats de vertu. Voici la chose en deux mots et je file. Catherinette compte parmi ses « appointeurs » sérieux votre amant, Abel Henriet. Or tout à l’heure, quand elle l’a aperçu enfermé là dedans avec une femme, elle voulait descendre lui faire une scène, et vous flanquer des gifles.
» Car elle est terrible, cette fille-là ! Une vraie panthère de Java. Ce qu’elle vous tortille un homme quand elle le tient dans ses griffes, c’est un beurre ! Elle dit qu’elle se venge. Je ne sais pas de quoi, par exemple. Elle mène un train d’enfer et vous nettoie un millionnaire comme une simple coquille de noix. Bref ; elle se levait, lorsque le baron, vous savez le baron Reutch, le gros financier, celui qui vient d’offrir à Carmel le château de Chaumont, pour cadeau de noces ?… il est venu raconter à Catherinette qu’Abel l’avait présenté officiellement à sa nouvelle maîtresse, madame Martin-Dumont. Alors Catherinette s’est écriée : « Elle ! » Ensuite elle est devenue toute triste, comme si elle avait envie de pleurer et puis elle s’est rassise en disant : « Je la connais. Je ne lui veux pas de mal ; mais je voudrais bien la revoir. »
» Alors Carmel et le baron ont imaginé un souper pour ce soir et on m’a délégué près de vous et d’Abel pour faire l’invitation. Voilà toute l’affaire. Il n’y a pas là de quoi prendre la fuite, ni ces grands airs de colombe effarouchée ! Mais je comprends ; vous avez cru que je venais vous porter un cartel de Catherine la Jalouse… Rassurez-vous, c’est la carte que je vous porte et je réponds du menu : le maître d’hôtel de Carmel est un grand homme ! C’est entendu, vous serez des nôtres ? Et, familièrement, il lui pinça le coude. Comme elle faisait un cri en se dégageant, la porte de la loge s’ouvrit et Abel parut. Il avait vu le geste, il saisit le bras de La Roche-Boisée et le secoua brutalement. Ses yeux bleus clairs fulguraient. La Roche-Boisée lâcha un jurement grossier, les personnes de l’orchestre se levèrent ; on regardait.
Évah, tout éperdue, se voila de sa dentelle, glissa derrière les deux hommes et s’échappa de la loge. Elle ressentait une peur atroce qui l’affolait. La porte de la baignoire à côté de la sienne était entr’ouverte. Elle se rappela subitement que Jean Delorme était là et elle eut un élan pour entrer lui demander protection. Elle poussa le battant, puis se rejeta en arrière : une femme blonde s’appuyait amoureusement à l’épaule du poète. Lui, tourna la tête et entrevit cette ombre noire qui fuyait. Il ressentit comme un coup d’émotion, et il courut à la porte, se pencha, regardant au loin.
Évah s’était sauvée. Elle traversa le vestibule, la rue, le boulevard d’une même course folle et ne s’arrêta qu’à la hauteur de l’avenue de l’Opéra, quand elle put se convaincre, dans la clarté blanche de la lumière électrique, que personne ne l’avait suivie. Alors, elle respira ; elle arrangea le fichu sur sa tête, afin de n’avoir pas l’air d’une coureuse de nuit, elle se serra bien dans son châle et, d’un pas vif mais grave, elle descendit l’avenue pour gagner le bureau d’omnibus du Louvre.
Elle éprouvait ce trouble d’une conscience mal à l’aise qui vient d’échapper à un grand danger, moins par sa propre volonté que par le hasard des choses. Elle se ressentait encore des langueurs énervantes qui lui avaient donné le désir vague d’un changement de vie. Elle s’en allait, sauvée du péril par son horreur du vice, mais atteinte dans sa foi, dans la sérénité de sa vertu.
Elle comprenait que l’on pouvait s’habituer à ce mépris de soi-même et des autres, et que, l’habitude prise, il devait y avoir du plaisir à vivre dans ce tourbillon de luxe, de fêtes et de satisfactions sensuelles plus ou moins ardentes. Son orgueil tomba, en présence de cet aveu de ses désirs. Elle eut des pensées amères pleines de révoltes contre la nature ou le Dieu qui la livrait, avec ses besoins inassouvis, à ces abaissements, à ces lâchetés de conscience, à cette chute possible de toutes ses honnêtetés dans la boue du vice. Et puis elle pensa à toutes ces femmes qu’elle avait connues dans la vie honnête et qui, maintenant, étalaient des fortunes et même des situations hautes et enviées qu’elles avaient ramassées dans la vie infâme. Elle seule demeurait intacte dans son orgueil, dans sa vertu, triomphante de toutes les tentations, inaccessible et pure comme la neige des hauts sommets. De belles larmes fières, limpides, tombaient lentement sur son visage qui avait repris la sévérité implacable et hautaine des jours de courage. Mais c’était un courage nouveau qui lui venait. Après l’épreuve qu’elle avait subie, Évah délibérait tranquillement si le plus sûr moyen d’échapper aux tentations mauvaises ne serait pas d’enfermer son corps, ce trésor convoité par le vice, sous la garde éternelle du tombeau.
Cette pensée s’accentua sous l’influence d’un ressouvenir. Un médecin qui habitait le premier étage de la maison dont elle occupait une mansarde, sous les toits, dans sa pitié pour les souffrances de madame Le Boterf, avait obtenu de faire admettre, gratuitement, la paralysée dans un hospice où elle recevrait tous les soins qui lui manquaient chez elle. Yvonne avait refusé, avec son regard dur, qui s’était mouillé de honte et surtout d’angoisses : elle ne voulait pas quitter sa fille. Cependant Évah pensait que son devoir était d’obliger sa mère à se laisser donner le bien-être qu’on lui offrait et qu’elle ne pouvait, hélas ! lui procurer. Elle pensa, tout à coup, que, si elle était morte, sa mère se laisserait transporter à l’hospice. Alors elle entrevit le moyen de les sauver toutes les deux : elle des tentations du besoin, Yvonne des souffrances terribles de la faim.
Elle marchait plus vite, comme pressée de mettre à exécution ce projet de délivrance.
Maintenant, elle suivait la rue Saint-Honoré, plus sombre, surtout après avoir quitté les clartés de la place du Palais-Royal. Des ombres qui frôlaient les murs, ou stationnaient sur les trottoirs, donnaient des frissons de dégoût à la jeune femme. Parfois, de quelque porte entr’ouverte, une femme sortait, la tête nue, la robe troussée qui montrait un jupon blanc, et cette femme arrêtait les passants, du geste et de la voix. À quelques pas de là, un homme jeune, la physionomie cynique, guettait la femme, planté en un coin, sous la clarté du gaz. Et, de loin en loin, la même scène se renouvelait. Les passants, rares, filaient parfois dans le milieu de la rue, pour éviter ces contacts. Quelques voitures éclairaient brusquement de leurs lanternes rouges ou bleues des groupes suspects ; puis la pénombre enveloppait de nouveau ces mystères infâmes qu’abritent les nuits de Paris.
Évah courait presque, effrayée, les yeux élargis, tremblante, de peur d’être confondue avec ces araignées d’amour qui semblaient se détacher des murailles, lentes et silencieuses, et descendre, pour guetter leurs proies, allongeant de temps à autre leurs pattes immondes.
Un omnibus, tournant la rue du Louvre, obligea Évah à remonter sur le trottoir. À ce moment, une échappée de lumière, projetée par l’éclairage d’un magasin, frappa en plein visage une femme horriblement pâle, les cheveux pendants et comme défaits, qui arrêtait un passant, le brûlait de ses yeux dardant la fièvre, et l’emmenait avec elle. Évah, cachée sous son voile, étouffa un cri et demeura clouée, les jambes fléchissantes : elle avait reconnu Madeleine de Cléran.