Les femmes qui tombent/01/5
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Évah a dix-huit ans.
M. et madame Le Boterf, tous les deux Bretons, petits et blonds, ont crée cette fille brune et grande qui ressemble à une aïeule qu’un Le Boterf, au retour d’une campagne avec Bonaparte, avait épousée à Arles.
Les traits purs, d’une ligne sévère, de grands yeux noirs calmes, la bouche sérieuse ; elle est jolie quand elle rit, rarement. Autrement elle est simplement belle.
Sa physionomie la révèle intelligente, douce et chaste. Parfois une émotion la secoue, un éclair du regard l’illumine, et la femme apparaît, puissamment passionnée. Le voile retombe : c’est la madone froide et douce, les cils baissés.
Elle travaillait dans sa chambre, près de la fenêtre, masquée par une jardinière longue emplie de plantes vertes. La tête inclinée, les cheveux nattés tombant derrière elle, sur son corsage à la vierge et sur les plis chastes de sa jupe, l’attitude rêveuse.
Elle entendit tout à coup cette exclamation :
— La Marguerite au rouet ! Une Marguerite brune, par exemple…
Et une jeune femme qui entrait courut la prendre et l’embrassa.
— Madeleine !…
Elles restèrent un instant debout, se regardant, expressives, avec une curiosité émue dans les yeux d’Évah !
C’était la première fois qu’elles se revoyaient depuis le mariage de Madeleine, avec M. de Cléran, un mari dévot, qui avait promené sa lune de miel dans tous les endroits de France, où l’on trouve des reliques à adorer, des saints qui font des miracles, et des vierges qui guérissent tous les maux.
M. de Cléran avait fait le vœu de pèleriner jusqu’au jour où le ciel bénirait son union. Le ciel n’ayant rien béni du tout, au bout de vingt-quatre mois, il rompit son vœu, renonça dévotement aux joies paternelles et rentra à Paris, où il se fit inscrire au barreau.
Madeleine, qui n’avait trouvé dans le mariage que l’amour de Dieu, ne pouvait se consoler de n’être pas mère.
Cet amour de l’enfant l’avait prise tout entière ; c’était un besoin passionné de son être, une soif douloureuse de son cœur.
Elle maudissait ses entrailles, son mari, Dieu lui-même. Sa névrose féminine se tournait à la plus sainte de toutes les folies, la folie de la maternité. Elle ne pouvait apercevoir un enfant sans pleurer.
Plusieurs fois ses flancs et son sein se gonflèrent sous l’impression nerveuse de son désir violent. La nature, excitée à la fécondation, se trompait elle-même jusqu’à en manifester les symptômes. On croyait à une grossesse ; puis tout s’évanouissait.
Madeleine, pâle, énervée, désolée, commençait à se traîner avec les langueurs d’une malade de passion, lorsque M. de Cléran jugea à propos de terminer ses pèlerinages.
Il essaya de faire comprendre à sa femme que la volonté de Dieu se manifestait en ceci d’une façon évidente. Qu’en répondant par un refus — non possumus — à tant de jeûnes, prières, neuvaines, vœux, messes, chapelets et oraisons généralement quelconques, il leur demandait formellement le même sacrifice qu’il avait exigé d’Abraham. Et qu’eux devaient, d’un cœur pieux, immoler, avec résignation, sur le bûcher de la volonté divine, le fantôme chéri et tant caressé de l’enfant qu’ils n’auraient jamais.
Madeleine ne répondit pas Amen, mais bien qu’elle allait consulter sur son cas tous les médecins spécialistes et sages-femmes de la ville de Paris et que, devrait-on lui tenailler les entrailles, elle serait mère… ou elle s’immolerait elle-même sur l’autel de la cruauté divine.
Elle sortait de chez une célébrité médicale qui venait de lui promettre guérison après un traitement de six mois, estimé trois mille francs, lorsqu’elle courut chez Évah, son amie de pension, lui conter en abondance de cœur, et ses douleurs et sa nouvelle espérance.
Elle lui dit tout, se pelotonnant dans une ottomane ; son chapeau enlevé laissait voir sa pâleur, sa beauté, ses vingt ans couronnés de cheveux châtain clair, éclairés par la lueur de bluets pâles de ses yeux longs ; elle parla d’elle, rien que d’elle, sans songer aux autres. Après quoi, épuisée, elle dit à Évah silencieuse :
— À toi maintenant.
— Je n’ai rien à dire, moi, répondit Évah souriante mais détournant les yeux.
Madeleine secoua la tête.
— Menteuse ! Tu es bien trop jolie pour n’avoir rien à me dire. Mais causons d’abord sérieusement. Ta mère, toujours… raide ?
— Toujours.
— Ce n’est pas une maman, ça, reprit Madeleine : c’est un sergent instructeur que la Providence a placé à tes côtés pour t’enseigner l’exercice de la vie, en plusieurs temps, le maniement de l’aiguille, l’astiquage du fourniment, les corvées conjugales, et la façon de présenter les armes — c’est-à-dire ta beauté — aux célibataires qui passent. Mais tout cela sent la salle de police. Ce n’est pas ainsi que je serai mère !
Madeleine s’accouda sur les genoux de son amie et lui dit, dans les yeux :
— À qui penses-tu ? Ne ris pas, tu aimes. Je sens cela. Quand vas-tu te marier ?
Évah prononça résolument :
— Jamais !
— Tu vois bien que tu aimes ! Chut ! ne pleure pas, j’entends venir quelqu’un…
— C’est ma mère, dit Évah s’essuyant vivement les yeux.
Madame Le Boterf entra.
Son accueil fut gracieux pour Madeleine ; mais on la voyait distraite. Elle restait là enveloppée, son chapeau sur la tête. Elle attendait.
— À propos, dit-elle à Évah, j’ai rencontré Thérèse Leroy aujourd’hui. J’ai bien fait de t’empêcher de la voir ; avec ses idées d’artiste, c’est maintenant une fille perdue.
— Oh ! madame ! s’écria Madeleine, Thérèse est honnête…
— Elle a un amant ! riposta la petite bourgeoise farouche.
— C’est faux.
— Allons donc ! D’ailleurs, quand on se fait actrice… J’ai toujours dit qu’elle tournerait mal. Je me la rappelle quand elle sortait de pension chez nous et les scènes qu’elle nous débitait, avec des gestes… Aussi, j’ai dit à Évah : « Si elle entre au théâtre, tu ne la verras plus. »
— Elle est bonne, charmante, murmura la jeune fille attristée.
— Une âme d’élite, appuya Madeleine.
— Une catin, dit rudement madame Le Boterf : c’est la maîtresse de Jean Delorme, le poète…
Évah avait fait un cri.
Puis elle s’était baissée sur son ouvrage, et maintenant elle brodait activement, les yeux troubles, piquant son aiguille au hasard.
Madeleine disait :
— J’irai la voir. Si cela est vrai, c’est qu’elle aime éperdument. Et si elle aime…
— Eh bien ?
— Je la plaindrai.
— Vous avez de la pitié à perdre, dit aigrement madame Le Boterf.
On sonnait, elle se leva et disparut.
— Évah ! dit tendrement Madeleine, tu souffres. Je t’en supplie, réponds-moi.
— À propos, dit tout à coup madame Le Boterf rouvrant la porte, ne vous en allez pas, Madeleine : je veux vous parler d’un prétendant qu’on vient de m’offrir pour Évah. Il me convient tout à fait. Je vais revenir.
Elle s’en alla.
— Si c’était Jean Delorme ? murmura Madeleine à l’oreille de la jeune fille.
Elle répondit, étouffée de larmes :
— Puisqu’il aime Thérèse.
— Et toi, tu l’aimes !…
Elle se raidit.
— C’est fini ; il appartient à Thérèse. Si j’avais su !… Vois-tu, depuis ton mariage, je n’ai vu personne, pas une amie ; maman me tient sous clef. Alors mon cœur s’est pris tout seul, par le souvenir, par le rêve et par ses livres. Oh ! ses livres, ses poésies !…
— Le connais-tu, lui ?
— Je l’ai vu chez les Goyanne, deux fois. Il est beau. Sa voix est une musique. Il me parlait doucement. Et il me regardait…
— Quel malheur ! pauvre chérie !
Madeleine l’embrassait.
— Devines-tu quel est ce prétendant dont parle ta mère ?
— Je n’en veux pas, dit-elle violemment.
— Chut ! Qui sait ? S’il t’aime, il pourra te consoler, te faire oublier. Tu es bonne, tu l’aimeras peut-être…
— Avec un autre dans le cœur ?…
— Dans l’esprit : c’est le poète que tu aimes. Et puis, si tu ne te maries pas, tu n’auras pas d’enfants…, de beaux bébés sur tes genoux, les petites mains dans ta poitrine… Il n’y a que cela, vois-tu, dans la vie d’une femme : l’enfant !
Elles s’étaient enlacées et se tenaient appuyées l’une à l’autre ; leurs voix douces se mêlaient plaintives, comme un roucoulement de colombes.
À l’autre bout de l’appartement, dans la chambre des époux Le Boterf, les voix se heurtaient, rudes comme des coups.
Le petit homme rentrait de son bureau. Sa femme l’avait poussé dans sa chambre et s’était enfermée avec lui, tirant le verrou.
Puis, les yeux luisants, elle avait ouvert devant lui le sac de cuir caché sous son manteau. Il était plein d’or ; les rouleaux de papiers crevés par les doigts rageurs d’Yvonne s’étaient vidés, et l’or éparpillé emplissait tout le sac.
Le Boterf n’osait pas y toucher, et regardait, effaré. Sa face niaise blanchissait d’une angoisse d’honnête idiot.
— Eh bien, dit-elle, ça rapporte, comme tu vois. Et puis je n’ai pas tout vendu.
Elle ricana pour dompter son émotion.
— Voilà, dit-elle, ce qui peut s’appeler des rentes… sur l’État.
Il murmura :
— Vendre les secrets de l’État à l’étranger, c’est un crime.
— N’est-ce pas, dit-elle rayonnante. Ce n’est pas moi qui les livre, c’est lui, lui… l’infâme !
— Oh ! cet argent ! dit Le Boterf détournant son front rouge de honte, cache-le…
— Imbécile ! Tu ne vas pas faire des sottises, hein ?
Elle le secoua par le bras, rudement.
— Il fallait être un homme et non un mannequin, un poltron, un abruti. Il ne fallait pas me faire courir les antichambres pour ton service, me jeter dans la rue pour te frayer le chemin, à travers les hommes, ces chiens enragés de lubricité. J’ai été mordue, j’ai la rage, je mords…
» D’ailleurs, il est trop tard pour t’indigner. Le soir où je suis rentrée… déshonorée, il fallait te lever, m’arracher des mains ces papiers dont je m’étais emparée dans ma fureur de vengeance, et t’en aller tuer cet homme.
» Tu es resté là, dans tes pantoufles, le menton dans ton assiette, lâche ! De quoi te plains-tu ? Je te fais riche. Tu vas avoir un haut emploi, comme si tu étais capable de faire autre chose que des copies de bordereaux. Je vais monter ta maison, marier ta fille…
Elle s’arrêta une seconde, puis elle reprit, méprisante et furieuse :
— Console-toi, je te ferai décorer.