Les Coups d’épée de M. de la Guerche/3/II
II
Un voyage d’agrément.
Cependant le courrier que la baronne d’Igomer avait dépêché à M. de Chaufontaine n’était pas le seul qu’elle eût fait monter à cheval. Un second, porteur également d’une lettre, était chargé de découvrir Jean de Werth. La baronne ne savait heureusement pas alors où se trouvait l’aventureux capitaine, et un bon nombre de jours pouvaient s’écouler avant qu’il fût mis au courant de ce qui se passait chez l’alliée inconnue que lui envoyait la fatalité. C’était une chance de plus pour Armand-Louis et Renaud, mais ils ignoraient également et cette chance et le péril nouveau que l’arrivée subite du général des troupes bavaroises devait faire courir aux prisonnières.
La baronne d’Igomer parvint sous mille prétextes à retenir Adrienne et Diane chez elle pendait quatre ou cinq jours. On n’avait pas obtenu de renseignements suffisants une première fois ; le lendemain, ceux qu’on avait reçus ne paraissaient pas exacts ; le jour suivant, le temps était à la pluie. Les caresses et les cajoleries ne manquaient pas. Ce n’étaient que prévenances et petits soins. Quand la baronne jugea qu’elle ne pouvait pas prolonger ce jeu sans éveiller de soupçons, elle annonça un matin que la nouvelle positive du retour de la reine à Stralsund lui étant parvenue, on partirait sans plus tarder.
On se mit en route en effet dans la journée. Mme d’Igomer chevauchait à côté de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, ne voulant pas, disait-elle, abandonner ses jeunes amies jusqu’à ce qu’elle les eût mises en mains sûres. Qu’elle avait le sourire joli en parlant ainsi ! Des serviteurs nombreux l’accompagnaient, si bien que, à l’aspect de cette cavalcade guidée par des écuyers et protégée par des hommes d’armes, les bourgeois saluaient et que les manants des villages s’attroupaient pour la voir défiler comme au passage d’une princesse.
À la première couchée, un des Suédois, qui servaient d’escorte personnelle à Mlle de Pardaillan, tomba malade et on fut obligé de l’abandonner dans l’auberge. Ce fut encore ainsi à la couchée prochaine ; un troisième Suédois suivit bientôt ses deux camarades.
« Voilà qui est singulier, pensa l’écuyer ; on n’a jamais vu des hommes si robustes devenir tout à coup si faibles. »
Mlle de Souvigny, qui ne pouvait se défendre d’une certaine préoccupation, s’étonnait de cette épidémie qui sévissait sur les Suédois de leur escorte ; elle remarquait, en outre, que de nouveaux serviteurs augmentaient chaque jour la troupe de Mme la baronne d’Igomer, tandis que celle de Mlle de Pardaillan diminuait. Tous ces cavaliers inconnus qu’on apercevait tour à tour étaient armés jusqu’aux dents.
On aurait dit des flibustiers partant pour la conquête d’un royaume.
« Cela ne te paraît-il pas étrange ? dit-elle un soir à Diane. C’est à qui, parmi nos gens, aura la fièvre, et personne ne l’a parmi ceux de Mme d’Igomer.
— C’est qu’apparemment les siens se portent mieux, ou qu’ils sont faits au climat de l’Allemagne.
— Mais pourquoi, aussitôt que l’un des nôtres se met au lit, voit-on un nouveau visage apparaître dans la bande qui marche derrière la baronne ?
— C’est afin de rétablir l’équilibre.
— Pourquoi encore ces sabres, ces pistolets, ces pertuisanes ?
— Mme d’Igomer est une personne qui a le culte de la précaution ; elle ne veut pas qu’un cheveu tombe de ta charmante tête, ni qu’une dentelle s’échappe de mon ajustement.
— Hum ! nos cheveux et nos dentelles lui sont bien reconnaissants ! Mais dis-moi, si mes études géographiques ne me trompent pas, Stralsund est une ville située vers le nord, par rapport à Berlin ?
― Sans doute.
— D’où vient alors que nous marchons vers le sud ?
— Qui te fait penser cela ?
— Comme nous approchions du bourg, où nous devions prendre gîte hier au soir, j’ai cherché des yeux la grande ourse ; elle brillait d’un éclat superbe.
— Tant mieux ; mais après ?
— Nous lui tournions le dos.
— C’est que la route fait un coude, répondit Diane.
— Il y a des coudes dont je me méfie, » répliqua Adrienne.
Le jour d’après, elle interrogea l’écuyer auquel M. de Pardaillan avec confié sa fille ; lui-même était inquiet. Il avait acquis la certitude, dans la nuit, qu’on était plus loin de Stralsund qu’au moment du départ. Adrienne en parla résolument à Mme d’Igomer qui rougit un peu.
« Je ne voulais pas vous en instruire, répondit celle-ci, les chemins sont remplis de batteurs d’estrade ; j’ai dû prendre une route de traverse. Elle nous éloigne d’abord, mais nous arriverons plus sûrement. »
Chaque soir la baronne recevait, étant seule, un messager blanc de poussière ou noir de boue, qui repartait bientôt après. Pour une femme qui avait une peur si terrible des batteurs d’estrade, il semblait à Mlle de Souvigny que la baronne était en relation avec des émissaires à mines bien farouches. Le moins suspect avait le visage patibulaire d’un homme que, la veille, on aurait décroché de la potence.
« Pourquoi tous ces gens-là ? disait Mlle de Souvigny ; je n’en vois pas un que je n’aie le frisson.
— Ils n’ont pas la figure des séraphins, j’en conviens, répondait Mlle de Pardaillan ; mais si Mme d’Igomer a besoin de coureurs adroits pour s’assurer des routes libres, penses-tu que les saints et les anges s’accommoderaient de ce métier ? »
Il arriva un instant où l’écuyer, qui répondait des deux cousines sur sa vie, n’eut plus autour de lui que quatre ou cinq hommes valides. Il en fit part à sa maîtresse.
Il est de mon devoir de déclarer, ajouta-t-il, qu’à présent vous êtes entièrement à la discrétion de Mme la baronne d’Igomer. Si quelque danger, que je ne prévois pas, survenait, je puis mourir, mais non vous sauver. »
Mlle de Pardaillan connaissait l’écuyer de longue date et le savait un homme résolu qui ne s’émouvait pas facilement ; en l’entendant parler ainsi, elle eut un léger frisson.
« Sérieusement, craignez-vous quelque chose ? dit-elle.
— Rien de positif encore ; rien ne m’autorise même à penser que la baronne, qui vous a offert une si magnifique hospitalité, soit animée contre vous et Mlle de Souvigny de sentiments hostiles ; mais nous sommes loin de toute garnison suédoise ; et nous voyageons dans un pays où les figures suspectes naissent sous les pieds des chevaux.
— Et nous tournons toujours le dos à la grande ourse, » ajouta Adrienne.
Mme d’Igomer surprit les deux cousines en ce moment. Elle avait le visage radieux.
« J’ai de bonnes nouvelles, dit-elle en embrassant Diane ; la route est libre : nous pouvons quitter le chemin de traverse et pousser vers Stralsund directement. Je ne vous quitterai que lorsque nous toucherons au but du voyage ; mais quelle tristesse alors ! »
Diane lui rendit son baiser.
« Eh bien ! dit-elle tout bas en se tournant vers Adrienne, que penses-tu de tes folles terreurs ? Me parleras-tu encore de la grande ourse ? »
Sur ces entrefaites, un courrier, dont le cheval, blanc d’écume et tout tremblant sur ses jarrets, semblait avoir fourni une longue traite, entra dans l’hôtellerie. Mme d’Igomer quitta précipitamment les deux cousines et courut le recevoir.