La Dame de chez Maxim/Acte I
ACTE PREMIER
Grande pièce confortablement mais sévèrement meublée. À droite premier plan, une fenêtre avec brise-bise et rideaux. Au deuxième plan, en pan coupé (ou ad libitum, fond droit, face au public), porte donnant sur le vestibule. À gauche deuxième plan (plan droit ou pan coupé ad libitum) porte donnant chez madame Petypon. Au fond, légèrement en sifflet, grande baie fermée par une double tapisserie glissant sur tringle et actionnée par des cordons de tirage manœuvrant de la coulisse, côté jardin. Cette baie ouvre sur la chambre à coucher de Petypon. Le mur de droite de cette chambre, contre lequel s’adosse un lit de milieu, forme avec le mur du côté droit de la baie un angle légèrement aigu, de telle sorte que le pied du lit affleure le ras des rideaux, alors que la tête s’en éloigne suffisamment pour laisser la place d’une chaise entre le lit et la baie. Celle-ci doit être assez grande pour que le lit soit en vue du public et qu’il y ait encore un espace de 75 centimètres entre le pied du lit et le côté gauche de la baie. De l’autre côté de la tête du lit, une table de nuit surmontée d’une lampe électrique avec son abat-jour. Reste des meubles de la chambre ad libitum. En scène, milieu gauche, un vaste et profond canapé anglais, en cuir capitonné, au dossier droit et ne formant qu’un avec les bras ; à droite du canapé, une chaise volante. À droite de la scène, une table-bureau placée perpendiculairement à la rampe. À droite de la table et face à elle, un fauteuil de bureau. À gauche de la table un pouf tendu « en blanc » et recouvert provisoirement d’un tapis de table ; au-dessous de la table, une chaise volante. Au fond, contre le mur, entre la baie et la porte donnant sur le vestibule, une chaise. Au-dessus de cette chaise, un cordon de sonnette. Sur la table-bureau, un buvard, encrier, deux gros livres de médecine. Un fil électrique, partant de la coulisse en passant sous la fenêtre, longe le tapis, grimpe le long du pied droit (du lointain) de la table-bureau et vient aboutir sur ladite table. Au bout du fil qui est en scène, une fiche destinée à être introduite, au courant de l’acte, dans la mâchoire pratiquée dans la pile qui accompagne le « fauteuil extatique[1] » afin d’actionner celle-ci. À l’autre bout, en coulisse, un cadran à courant intermittent posé sur un tabouret. (Placer, en scène, les deux gros livres de médecine sur le fil afin d’empêcher qu’il ne tombe, en attendant l’apparition du fauteuil extatique.)
Scène première
Comment ! Comment ! Qu’est-ce que vous chantez !
C’est comme je vous le dis, monsieur le docteur !
C’est pas possible ! Il dort encore !
Chut ! Plus bas, monsieur !
Il dort encore !
Oui, monsieur, je n’y comprends rien ! Monsieur le docteur qui est toujours debout à huit heures ; voici qu’il est midi…!
Eh bien ! en voilà un noceur de carton !
Monsieur a dit ?
Rien, rien ! C’est une réflexion que je me fais.
Ah ! c’est que j’avais entendu : « noceur » !
Pardon ! j’ai ajouté : « de carton ».
Mais, ni de carton, ni autrement ! Ah ! ben, on voit que monsieur ne connaît pas monsieur ! Mais je lui confierais ma femme, monsieur !
Aha ! Vous êtes marié !
Moi ? Ah ! non alors !… Mais c’est une façon de parler !… pour dire que s’il n’y a pas plus noceur que monsieur…!
Oui, eh bien ! en attendant, si vous donniez un peu de jour ici ; il fait noir comme dans une taupe.
Oui, monsieur.
Ah !
Mais, qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Eh bien ! pour du désordre…!
Mais, qu’est-ce que monsieur a bien pu faire pour mettre tout ça dans cet état !
Le fait est…!
À moins d’être saoul comme trente-six bourriques !
Eh ! ben, dites donc, Étienne !
Oh ! ce n’est pas le cas de monsieur ! Un homme qui ne boit que de l’eau de Vichy !… et encore il l’allonge !… avec du lait !
Ah ! là là ! Qu’est-ce que c’est que ce pouf ? Pas élégant !
Oh ! c’est provisoire ! Madame est en train de faire une tapisserie pour. Alors, en attendant, on met ce tapis dessus. (D’un geste circulaire, indiquant tous les meubles en désordre.) Non, mais, regardez-moi tout ça !
Ah !… et ça !
Oh !… Un chapeau neuf, monsieur !
On ne le dirait pas !
Vraiment, moi qui ai la mise-bas de monsieur ! si c’est comme ça qu’il arrange mes futures affaires !…
C’est pas tout ça ! Je voudrais bien voir votre maître ; il me semble que ce ne serait pas du luxe de le réveiller à cette heure-ci.
Dame, si monsieur en prend la responsabilité !
Je la prends.
Soit !… Mais alors, avec des bruits normaux.
Qu’est-ce que vous entendez par des bruits normaux ?
C’est monsieur qui les appelle comme ça. C’est, par exemple, de ne pas aller lui tirer un coup de canon dans les oreilles.
Je vous assure que je n’ai pas l’intention…!
Mais, au contraire, de le réveiller petit à petit ; par des bruits doux et progressifs, en chantonnant, par exemple !… Nous pourrions chantonner, monsieur ?
Si vous voulez.
D’abord doucement ; et puis en augmentant.
Il n’y a pas un air spécial ?
Non ! par exemple, tra la la la la la.
Tiens, vous connaissez ça ?
C’est le seul air que joue madame au piano, alors, à force de l’entendre …!
Eh bien ! allons-y !… Justement, c’est un air matinal !…
Doucement pour commencer, hein !
Entendu ! Entendu !
Mongicourt[2]
|
Étienne
|
Paresseuse fille |
Tralala lalalaire Chanté à Mongicourt.
Moi, j’sais pas les paroles |
Tralala lalalaire
Tralala lala
Tralala lala…
Chut !
… laire… Quoi ?
J’ai entendu comme un grognement d’animal.
C’est monsieur qui se réveille.
Ah ? bon !…
Hoon !
Petypon !
Monsieur !
Hé ! Petypon !
Hoon ?
Eh ! ben, mon vieux !
Hoon ?
Tu ne te lèves pas ?…
Quelle heure est-il ?
Ah çà ! mais !… on dirait que la voix ne vient pas de la chambre…
C’est vrai ! ça sort comme qui dirait de notre dos.
Où es-tu donc ?
Hein ? Quoi ? Dans mon lit !
Mais c’est de là-dessous que ça sort !
Mais oui !
Ah !
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ? (Petypon ouvre les yeux, tourne la tête de leur côté et les regarde d’un air abruti. Mongicourt, pouffant, ainsi qu’Étienne.) Ah ! ah ! ah ! Elle est bien bonne !
Ah ! tu m’embêtes !
Eh ! Petypon ?
Eh ! bien, quoi ? (Il se remet sur son séant et va donner de la tête contre le dossier du canapé.) Oh !… mon ciel de lit qui est tombé !
Son ciel de lit ! Ah ! ah ! ah !
Qu’est-ce que tu fais sur mon lit, toi ?
C’est ça que tu appelles ton lit, tu es sous le canapé.
Quoi ! je suis sous le canapé ! Qu’est-ce que ça veut dire : « Je suis sous le canapé » ? Où ça, le canapé ?
Tiens, si tu ne le crois pas !
Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Qui est-ce qui m’a mis ce canapé sur moi ?
Tu ferais mieux de demander qui t’a mis dessous.
Allons, retire-moi ça ! (On relève complètement le canapé, contre lequel Petypon, qui s’est remis sur son séant, reste adossé, l’air épuisé.) Oh ! que j’ai mal à la tête !
Aha ! C’est bien ça !
Est-ce qu’il fait jour ?
Oui ! (Un temps.) encore un peu ! (Un temps.) Mais, dépêche-toi, si tu veux en profiter.
Oh ! la la, la la ! (À Mongicourt.) Ah ! mon ami !
Ah ! oui ! il n’y a pas d’autre mot.
Monsieur veut-il que je l’aide à se lever ?
Étienne !…
Monsieur n’a pas l’intention de rester toute la journée par terre ?
Quoi, « par terre » ? Si ça me plaît d’y être ? Je m’y suis mis exprès tout à l’heure !… parce que j’avais trop chaud dans mon lit ! Ça me regarde !
Ah ! oui, monsieur. (À part.) seulement, c’est une drôle d’idée.
Et maintenant, je me lève parce que ça me plaît de me lever ! Je suppose que je n’ai pas besoin de vous demander la permission ?
Oh ! non, monsieur… (À part.) Ce qu’il est grincheux quand il couche sous les canapés !
C’est assommant d’être vu par son domestique dans une position ridicule ! (Sans transition.) Oh ! que j’ai mal à la tête !
Monsieur ne veut pas déjeuner ?
Ah ! non. (Avec dégoût.) Ah ! Manger ! Huah !… Je ne comprends pas qu’on mange.
Bien, monsieur.
Ah !… Où est madame ?
Madame est sortie ! Elle est allée jusque chez M. le vicaire de Saint-Sulpice.
Toujours imbue de religion, ta femme ?
Ah ! oui !… et de surnaturel. Ne s’imagine-t-elle pas maintenant qu’elle est voyante ? Enfin ! (À Étienne qui, près de lui et tout souriant, approuve de la tête ce qu’il dit.) Eh ! ben, c’est bien, allez !
Oui, monsieur ! (À part, tout en remontant.) Oh ! il est bien bas !
Scène II
Ça ne va pas, alors ?
Ah !
Ah ! ah ! Monsieur veut se lancer dans ce qu’il ne connaît pas !… Monsieur se mêle de faire la noce !…
Mais, serpent ! c’est toi qui m’as entraîné dans ces endroits d’orgie !
Ah ! elle est forte !
Est-ce qu’il me serait jamais venu en tête, moi tout seul…! Seulement, tu t’es dit : « Voilà un homme sérieux ! un savant ! abusons de son ignorance ! »
Ah ! non, mais, tu en as de bonnes ! Je t’ai dit tout simplement : « Petypon ! avant de rentrer, je crève de soif ; nous venons de passer deux heures à faire une opération des plus compliquées…! Quand on vient d’ouvrir un ventre… ça vaut bien un bock ! »
Et tu m’as mené où ? Chez Maxim !
Un soir de Grand Prix, c’était un coup d’œil curieux ! Je t’ai proposé un « cinq minutes ». Ce n’est pas de ma faute si ce « cinq minutes » s’est prolongé jusqu’à… (Se retournant vers Petypon.) jusqu’à quelle heure, au fait ?
Dieu seul le sait !
Ah ! tu vas bien, toi !… C’est pas pour dire, mais quand l’ermite se fait diable…! il n’y avait plus moyen de te faire déguerpir.
Et alors, lâche, tu m’as abandonné !
Tiens ! moi, je suis un noceur réglé ! Je coordonne ma noce ! tout est là !… Savoir concilier ses plaisirs avec son travail !… (S’asseyant sur le pouf à gauche de la table droite de la scène.) Tel que tu me vois, et pendant que tu dormais, toi… sous ton canapé…
Quel fichu lit !
Je m’en doute !… (Alerte et éveillé.) Eh ! bien, moi, à huit heures, j’étais à mes malades… (Se levant et allant à Petypon.) À onze heures, j’avais vu tout mon monde, y compris notre opéré d’hier.
Ah ?… Eh ! bien ? comment va-t-il ?
C’est fini !
Il est sauvé ?
Non ! Il est mort !
Aïe !
Oui. (Moment de silence.) Oh ! il était condamné.
Je te disais bien que l’opération était inutile.
Une opération n’est jamais inutile. (Remettant l’étui dans sa poche.) Elle peut ne pas profiter à l’opéré… (Tirant une boîte d’allumettes de son gousset) elle profite toujours à l’opérateur.
Tu es cynique !
Je suis chirurgien.
Hein ! Ah ! non ! ffue !
Quoi ?
Oh ! ne fume pas, mon ami, je t’en prie ! Ne fume pas !
À ce point ? Oh ! la la, mais tu es flappi, mon pauvre vieux !
À qui le dis-tu ! Oh ! ces lendemains de noce !… ce réveil !… Ah ! la tête, là !… et puis la bouche… mniam… mniam, mniam…
Je connais ça !
Ce que nous pourrions appeler en terme médical…
La gueule de bois.
Oui.
En latin « gueula lignea ».
Oui ; ou en grec…
Je ne sais pas !
Moi non plus !
Ah ! faut-il que tu en aies avalé pour te mettre dans un état pareil.
Ah ! mon ami !
Mais tu as donc le vice de la boisson ?
Non ! J’ai celui de l’Encyclopédie !… Je me suis dit : « Un savant doit tout connaître. »
Ah ! si c’est pour la science !
Et alors… (Avec un hochement de tête.) tu vois d’ici la suite !
Tu appelles ça la suite ?… Tu es bien bon de mettre une cédille !
En attendant, me voilà fourbu ; éreinté ; les bras et les jambes cassés… Un véritable invalide !
L’invalide à la gueule de bois.
Oh ! c’est malin !
Mon Dieu, ma femme !… Dis-moi : est-ce qu’on voit sur ma figure que j’ai passé la nuit ?
Oh ! pas du tout !
Ah !
Tu as l’air de sortir d’une veillée mortuaire.
Quoi ?
côté du veillé ! À part ça !…
Ah ! que tu es agaçant avec tes plaisanteries !… Attends ! si je…? (Se redressant et se passant la main dans les cheveux tout en s’efforçant de prendre l’air guilleret.) Est-ce que…? hein ?
Non, écoute, mon vieux, n’essaie pas ! Tu chantes faux !
Scène III
Ah ! te voilà ; tu es levé ! Eh ! bien, tu en as fait une grasse matinée ! Bonjour, mon chéri.
Bonjour, Gab… Oh !… rielle !
Bonjour, monsieur Mongicourt.
Madame, votre serviteur !
Oh ! mais, regarde-moi donc !… Oh ! bien, tu en as une mine !
Ah ?… Tu trouves ?… Oui ! oui ! Je ne sais pas ce que j’ai, ce matin ; je me sens tout chose.
Mais tu es vert ! (À Mongicourt.) Qu’est-ce qu’il a, docteur ?
Ce qu’il a ?… Il a de la gueula lignea, madame !
Hein ?
Ah ! mon Dieu, que me dites-vous là !
Oui, madame !
C’est grave ?
Je réponds de lui…
Ah ! merci !… (À Petypon, avec une affectueuse commisération.) Mon pauvre ami !… Alors, tu as de la « gueula lignea » !
Ben… je ne sais pas !… C’est Mongicourt qui…
Oh ! mais, il faut te soigner. (À Mongicourt.) Qu’est-ce qu’on pourrait lui faire prendre ?… peut-être qu’un réconfortant ?… (Brusquement.) un peu d’alcool ?…
Oh ! non !… (Avec écœurement.) Non, pas d’alcool !
Mais alors, docteur, quel remède ?
Mon Dieu, madame, en général, pour cette sorte d’indisposition, on préconise l’ammoniaque.
L’ammoniaque, bon !
Hein ? Ah ! non ! (Bas à Mongicourt, pendant que sa femme, arrêtée par son cri, revient vers lui.) Tu veux me faire prendre de l’ammoniaque !
Mais, actuellement, votre mari est dans la période décroissante…
Ah ! tant mieux !
Des tisanes, du thé avec du citron ; voilà ce qu’il lui faut !
Je vais tout de suite en commander.
N’est-ce pas ?
Oui, oh ! toi, tu sais !…
Ah ! qui m’aurait dit que tu te réveillerais dans cet état, quand ce matin tu dormais d’un sommeil si paisible ! (Petypon, stupéfait, tourne un regard ahuri vers Mongicourt.) Tu n’as même pas senti quand je t’ai embrassé.
Hein ?… Tu… tu… ?
Quoi, « tutu » ?
Tu m’as embrassé ?…
Oui.
Dans… dans mon lit ?
Eh ! bien oui ! quoi ?… Tu dormais, enfoui sous les couvertures ; je t’ai embrassé sur le peu de front qui émergeait de tes draps. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ?
Oh ! Rien ! rien !
Je vais chercher le thé.
C’est ça ! c’est ça !
Scène IV
Elle m’a embrassé dans mon lit !… et je dormais sous le canapé !…
Oui !
Comment expliques-tu ça, toi ?
Je cherche !
Mon Dieu ! Est-ce que je serais somnambule ?
Ahouahouahahah !
Qu’est-ce que tu dis ?
Moi ? j’ai rien dit !
Tu as fait « ahouahouhahouhah » !
C’est pas moi !
Comment, c’est pas toi !
Ahouhahah ! aah !
Eh ! tiens !
Eh ! Oui !
Aouh ! ah ! ouhah !
Mais ça vient de ma chambre !
Absolument !
Je ne rêve pas !… il y a quelqu’un par là !…
Ah !
Bonjour, les enfants !
Qu’est-ce que c’est que celle-là ?
Eh ! ben, mon vieux !… tu vas bien !
Hein ! Mais pas du tout !… Qu’est-ce que ça veut dire ?… (À la Môme.) Madame ! Qu’est-ce que ça signifie ?… D’où sortez-vous ?…
Comment, d’où que je sors ? Eh bien ! tu le sais bien !
Mais je ne vous connais pas !… mais en voilà une idée !… Pourquoi êtes-vous dans mon lit ?
Oui !… Oui !
Mais, absolument ! Quoi ? J’ai le droit de savoir… (Furieux, à Mongicourt.) Mais ne ris donc pas comme ça, toi ! c’est pas drôle ! (À la Môme.) Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous ici ?
Non, mais on se croirait chez le juge d’instruction !… Qui que je suis ?… Eh ! ben, la môme Crevette, parbleu !
La danseuse du Moulin-Rouge ?
Tu l’as dit, bouffi !
C’est mourant !
Avec ça qu’il ne le sait pas, le vieux bébé ! puisqu’on s’est pochardé tous deux ! et qu’il m’a ramenée à son domicile !
Moi, je ?… c’est moi qui ?…
Dis donc ; c’est bien, chez toi !
Ah ! mon Dieu !
Quoi ?
Mais alors !… le baiser !… sur le front !… dans mon lit !… C’était la môme Crevette !
C’était la Môme !
Gabrielle a embrassé le front de la môme Crevette !
La vie est pleine de surprises !
La Môme, qui pendant ce qui précède a enfilé un jupon, une combinaison, un pantalon (suivant ce qu’on porte), descend en scène en les regardant d’un air moqueur.
Eh ben quoi ? Non ! mais en v’là des poires !… (D’un mouvement de danseuse de bal public, passant vivement la jambe par-dessus le dossier de la chaise qui est au milieu de la scène.) Eh ! allez donc ! c’est pas mon père !
Petypon, bondissant, hors de lui, vers la Môme, tandis que Mongicourt a remonté la chaise du milieu et la pose contre le chambranle gauche de la baie.
Mais, allez-vous-en, madame ! On peut venir… Je suis un homme sérieux !… vous ne pouvez pas rester ici !…
J’ t’adore !
Quoi ?
Adieu, Grenade la charm-an-te !
Mais il n’y a pas de « Grenade ! » Voulez-vous vous rhabiller !…
Eh ! bien, quoi ? n’importe ! chez l’épicier ou chez le fruitier… Vous avez de l’argent ? Attendez !
Ah ! mon Dieu ! Gabrielle !…
Ta femme !
Cachez-vous !… ne vous montrez pas !…
Venez là ! là !
Mais quoi ? quoi !
Mais cachez-vous donc !
Scène V
Voilà le thé ! J’ai envoyé Étienne acheter un citron.
Ma femme ! hum ! hum !… Madame Petypon, ma femme !
Sa femme ! Madame Petypon !
Eh bien quoi ? Tu me présentes au docteur, maintenant ?
Madame, enchanté !
Mais non, je dis : — tu ne me laisses pas achever — « Madame Petypon, ma femme,… tu ne trouves pas qu’on étouffe ici ? »
Ici ? non !
Si ! si ! (Brusquement, de la main droite, lui saisissant le poignet gauche.) Allons prendre l’air, viens ! Allons prendre l’air !
Mais non ! Mais non !
Mais si ! mais si !
Ah ! Qu’est-ce que c’est que ça, qui est sur cette chaise ?
Quoi ?
Cette étoffe ?… on dirait une robe !
Nom d’un chien ! la robe de la Môme !
Boum !
Mais oui !… En voilà une idée d’apporter ça dans ton cabinet… Depuis quand c’est-il là ?
Je ne sais pas ! je n’ai pas remarqué ! Ça n’y était pas cette nuit !… Il me semble que c’est ce matin, hein ?… n’est-ce pas, Mongicourt ? On a apporté ça ce… (Agacé par le silence et le regard moqueur de Mongicourt qui semble s’amuser à le laisser patauger.) Mais dis donc quelque chose, toi !
Hein ? oui !… oui !
Ça doit être une erreur !… c’est pas pour ici !… Je vais la renvoyer !
Mais, pas du tout, ce n’est pas une erreur.
Hein ?
Seulement, c’est une drôle d’idée d’apporter ça chez toi !
Comment ?
Moi, pendant ce temps-là, j’écris une lettre à cheval à ma couturière.
À ta ?…
Mais oui, elle devait déjà me livrer cette robe hier ; alors, moi, ne voyant rien venir…
Hein ?
Ah bien ça, c’est le bouquet !
Mais non !… Ce n’est pas possible !… D’abord, je te connais, tu n’aurais pas choisi une robe si claire… Allez ! donne ça ! donne ça !
Ah ! que tu es brutal ! Tu sais bien que je ne choisis jamais !… Je dis à ma couturière : « Faites-moi une robe ! » et elle me fait ce qu’elle veut ; je m’en rapporte à elle. C’est un peu clair, c’est vrai !…
Oui, oui ! (Saisissant la robe et essayant de l’arracher à sa femme.) On va la faire teindre !…
Oh ! mais, voyons, à la fin !… C’est un peu clair, mais une fois n’est pas coutume !… Ah ! tu as une façon de manipuler les toilettes ! Ah ! si on les laissait entre tes mains !… vrai !…
Scène VI
Eh bien ! c’est du joli !
Ffutt ! Confisquée, la robe !
Non, mais tu ris, toi ! Qu’est-ce que nous allons faire ?
Eh ben ? Elle est partie ?…
Ah ! L’autre, à présent !
Dis donc ! tu m’avais pas dit que t’étais marié, toi !… En voilà un petit vicieux !…
Oui ! Oh ! mais je ne suis pas ici pour écouter vos appréciations !… Il s’agit de filer ! et un peu vite !
Ah ! c’est pas pour dire ! t’étais plus amoureux hier soir !
Oui ! Eh bien ! je suis comme ça, le matin !… Allons, allons !… dépêchez-vous !
Oh ! tu peux me dire « tu ».
Vous êtes bien bonne ! dépêchez-vous !
Mais dis-moi donc « tu » ; je te dis « tu »… T’as l’air d’être mon domestique !
Oh !… Eh bien ! dépêche-toi, là !… Cré nom d’un chien !
À la bonne heure !
Hein ! (Un peu au-dessus d’elle, et lui indiquant la sortie.) Et file !
« Et file !… » Vois-tu ça !… Oh ! mais, tu m’as pas regardée, mon petit père !… Je suis habituée à ce qu’on ait des égards avec les femmes !
Ah ! (Changeant de ton.) C’est bien, on va t’en donner !… Combien ?
Quoi ?
Eh ! bien, oui, quoi ?… Il n’y a pas à mâcher les mots, ça perd du temps !… Tu es une femme d’argent ; je te dois une indemnité pour ton… dérangement… Combien ?
Oh ! vrai, t’es un peu mufle, tu sais !… t’as une façon !… (Se levant et passant no 2.) Si j’avais seulement pour deux sous d’idéal !…
Oui, mais comme tu n’en as pas !…
Je ne me vends pas, moi, tu sauras !
Ah ?… Non ?… Bon !… Alors, ça va bien !… (Lui serrant la main.) Je te remercie bien ! (Voulant la faire passer (3) dans la direction de la sortie.) et à une autre fois !
J’accepte un petit cadeau ; ce qui n’est pas la même chose !
Ah !… tu acceptes !…
Ah ! ben, merci ! Qu’est-ce que doit penser monsieur ?
Oh ! moi, tu sais !… je suis bronzé.
Enfin, il s’agit de ma tranquillité !… Je n’y regarderai pas !… (Tirant deux pièces de vingt francs en les tendant à la Môme du bout des doigts.) Voilà… quarante francs.
Quarante francs !… Oh !… (Repoussant doucement la main de Petypon.) c’est pour la bonne !
Hein ?… je ne sais pas, moi ; c’est… pour les deux.
Tu rigoles ?
Quoi ? Ça ne te suffit pas ? Eh ben ! vrai ! C’est ce que je prends, moi : une visite, quarante francs !
Ah ! oui ! Mais, Dieu merci, je ne suis pas médecin !… Non, mais pour qui qu’c’est t’y q’tu me prends ?
Aha !… « … Pour qui qu’c’est t’y que tu me prends ?… » Oh ! non ! qui qu’c’est t’y qui t’a appris le français ?
Quoi ? quoi ? qu’équ’ t’as l’air de chiner, toi ? eh !… bidon ! tu sauras que si je veux, je parle aussi bien français que toi !
C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur.
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur,
Si le ciel en naissant ne l’a créé poète…
Mon histoire, messieurs les juges, sera brève !…
Mâtin, du classique !…
Mais oui, mon cher ! et je pourrais t’en débiter comme ça à la file !… T’as l’air de croire parce que je parle rigolo !… c’est le milieu qui veut ça ! mais tu sauras que j’ai fait des classes, moi ! Je suis de bonne famille tout comme tu me vois ! Je n’en parle pas parce que ça ne sert à rien, mais si je ne suis pas institutrice, c’est qu’au moment où j’allais passer mon brevet supérieur, je me suis laissé séduire par un gueux d’homme qui avait abusé de mon innocence pour m’entortiller de belles promesses !…
Non ?
Il m’avait promis le collage.
Oui ! eh ! bien, c’est très intéressant, mais tu nous raconteras tes mémoires une autre fois !
Tout ça pour dire qu’on n’offre pas quarante francs…!
Eh ben ! c’est bien ! fais ton prix ! et finissons-en !
Mais qui qu’ c’est t’y qui te demande de l’argent,… mon gros poulot ? (Lui pinçant le nez.) Ouh ! le gros poulot !
Allons, voyons !
Tu veux qu’on se trotte ? on se trottera !
À la bonne heure !
Eh ! Je comprends, parbleu ! si ta légitime me trouvait là…
Évidemment !
… é gueulerait.
É gueu… (Changeant de ton.) Oh ! non ! entendre ces choses-là !
Eh bien ! on y va !… Et comme tu veux absolument me faire un petit cadeau… eh ! ben, tiens ! ma robe !… ma robe que j’avais hier ! : je la dois ; tu la paieras… (Un temps.) v’là tout.
V’là tout ?
V’là tout. Ah bien ! ça, c’est délicat !
Ah ! oui !… (Brusquement.) Enfin ! Quand on est dans une impasse !… (Tirant une pièce de cent sous de son porte-monnaie.) Combien ta robe ?
Vingt-cinq louis.
Cinq… cinq cents francs ?
Oh ! comme tu comptes bien !
Allons, voyons ! (Il tire cinq billets de cent francs de son portefeuille et les donne un à un à la Môme.) Un… deux… trois… quatre… cinq !
Merci.
Il n’y en a pas deux ?
Mais non, quoi ?
Bon ! eh ben ! maintenant, file !
C’est ça ! Ma robe ! où est ma robe ?
Comment ta robe ?
Eh bien ! oui, quoi ? ma robe !
Non ! Non ! C’est inutile !… il n’y en a pas !… Tu es très bien comme ça !… va, file !
Hein ? Non mais t’es marteau ? Tu penses pas que je vais me balader dehors en liquette.
En quoi ?
Euphémisme ! veut dire en chemise.
Ah !… Oh ! la la ! qui est-ce qui y ferait attention ! Tiens ! mets ça !
Mais jamais de la vie ! En v’là un piqué. Je la veux, ma robe !
Oui ! eh ben ! eh ben ! je ne l’ai pas, ta robe, là ! elle n’est plus là ! Y en a plus !
Comment, elle n’est plus là !… Eh ! ben, où c’ t’y qu’elle est ? (Un temps.) Qui c’t’y qui l’a ?
Quoi ?
Oh ! non, non, ce français !
C’est ma femme qui l’a prise, là !… Tu as bien entendu, tout à l’heure !
Comment, c’était de ma robe qu’é disait, ta femme ?… Eh ben ! mon salaud !… t’as pas peur ! Donner ma robe !… Si tu crois que je l’ai fait faire pour ta femme !… une robe de vingt-cinq louis !
Enfin, quoi ? après ?
J’espère bien que tu vas me la rembourser !
Comment ?… Mais je viens de te la payer !
Tu me l’as payée… (Un temps.) pour que je la garde ! (Un temps.) pas pour que je la donne !
Mais, alors,… ça fait deux robes !
Eh ! bien, oui, (Un temps.) celle que tu me donnes (Un temps.) et celle que tu me prends !
Ça me paraît bien raisonné !
Eh ! bien, elle est raide, celle-là !
Elle est folle, ma parole, cette couturière ! Elle est folle. Je ne sais pas sur quelles mesures elle m’a fait cette robe !…
Ciel ! ma femme ! Cache-toi ! Cache-toi !
Oh ! ben, quoi donc !
Vite ! Vite !
Elle est donc tout le temps fourrée ici, ta femme ?
Mais cache-la, nom d’un tonnerre !
Oui, oui !
Où ? où ?
Là ! Là-dessous !
Mais, j’peux pas ! y a le pouf !
Mais va donc, nom d’un chien ! va donc !
Attends ! bouge pas !
Scène VII
Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a donc ?
Aha ! aha ! aha !
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a ?… Docteur, vite ! « La gueula » qui le reprend !
La gueula !… tenez-le bien ! ne le lâchez pas !
Non !… (À Petypon qui geint toujours et s’est placé de biais, face à l’avant-scène gauche, de façon à forcer sa femme à tourner le dos à Mongicourt.) Lucien ! mon ami !… Oh ! mais, il est trop lourd !… Mongicourt, venez le prendre ; je n’en puis plus !
Non ! toi ! toi ! pas lui !… Aha ! aha !
C’est que tu es un peu lourd !
Ça ne fait rien !… Aha !… Tourne-moi au nord !… Tourne-moi au nord !
Au nord ?… où ça le nord ?
Non ! ça, c’est le midi !… Dans ces crises, il faut tourner au nord !… Aha !… Tourne-moi au nord !
Mais, est-ce que je sais où il est, le nord !
En face du midi !
Oh ! Asseyons-nous ! je n’en peux plus ! (Sans se retourner et par-dessus l’épaule.) Monsieur Mongicourt ! avancez-moi le pouf qui est derrière vous !
Non, pas de pouf !
Mais c’est pour nous asseoir.
Je veux rester debout !… Aha !… Mongicourt, tu m’entends ? Enlève le pouf ! Je ne veux pas voir le pouf !
Que j’enlève le pouf ?
Eh ! bien, oui, quoi ? Enlevez donc le pouf puisqu’on vous le dit !
Oui !… oui !
Bon ! Bon ! Enlevons le pouf alors !… Enlevons le pouf !
Eh ! bien, ça y est-il ?
Voilà ! ça y est !
Ah ! ça va mieux !
Oui ?… Ah ! que tu m’as fait peur !
Voilà c’est passé !… c’est passé !… Ces crises, c’est comme ça : très violent !… et puis, tout d’un coup, plus rien !… (À Mongicourt.) N’est-ce pas ?… (Bas.) Mais dis donc quelque chose !
Oui, oui… Tout d’un coup plus rien, et puis, et puis…
Et puis c’est tout ! quoi ?
Et puis c’est tout, oui !
Pourvu que ça ne te reprenne pas, mon Dieu ! (Tendant la tasse de thé à Petypon.) Tiens !
Merci.
Vois-tu, tout ça… je crains bien que ce ne soit le ciel qui t’ait puni de ton scepticisme !
Quoi ?
Quand tu te moquais de moi, hier, à propos du miracle de Houilles, je t’ai dit : « Tu as tort de ne pas avoir la foi ! Ça te portera malheur ! »
Ah ! ouat !
Le miracle de Houilles ? Qu’est-ce c’est que ça ?
Vous ne lisez donc pas les journaux ? Sainte Catherine est apparue dernièrement, à Houilles, à une famille de charbonniers !
C’était de circonstance… à Houilles.
Évidemment…
Oh ! ne faites donc pas les esprits forts !… Et depuis, tous les soirs, la sainte réapparaît. C’est un fait, ça !… Il n’y a pas à dire que cela n’est pas !… Et la preuve, c’est que je l’ai vue !
Vous ?
Moi !… Elle m’a parlé !
Non ?
Elle m’a dit : « Ma fille ! le Ciel vous a choisie pour de grandes choses ! Bientôt vous recevrez la visite d’un séraphin qui vous éclairera sur la mission que vous aurez à accomplir !… (D’un geste large, les deux mains, la paume en l’air.) Allez ! »
C’est ça ! va, ma grosse ! et débarrasse-moi de ma tasse.
Et il est venu, le séraphin ?
Je l’attends !
Eh bien ! tu as le temps d’attendre !
Oh ! la, la ! la, la !
Nom d’un chien, la Môme !
Oh ! ben, zut, quoi ?… Ça va durer longtemps ?
Ah !… Ha-ha !… Alors, tu crois aux apparitions, toi ?… Mongicourt ! elle croit aux apparitions !… Aha ! ah ! (Bas et vivement.) Mais, dis donc quelque chose, toi !
Ah !… Ha-ha ! Madame croit aux apparitions !
Aha ! elle croit aux apparitions ! Aha !
Taisez-vous donc ! On a parlé par là !
Où donc ? J’ai pas entendu !… Tu as entendu, Mongicourt ?
Pas du tout ; j’ai rien entendu ! J’ai rien entendu !
Nous n’avons rien entendu ! Il n’a rien entendu !
Mais je suis sûre, moi !… C’est dans ta chambre !
Non ! Non !
Gabrielle !… Gabrielle !
Elle est folle, d’appeler ma femme !
C’est moi qu’on appelle ! Nous allons bien voir.
Non ! Non !
Mais si, quoi ? (Elle tire les rideaux de la baie et fait aussitôt un bond en arrière.) Ah ! mon Dieu !
Nom d’un chien !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Quoi ? Quoi ?
Là ! Là ! Vous ne voyez pas ?
Non ! Non !
Voyons, ce n’est pas possible ! Je ne rêve pas ! Attends, j’en aurai le cœur net !
Arrête ! (Cet ordre coupe l’élan de Madame Petypon, qui, le corps à demi prosterné, les bras tendus, décrit une conversion qui l’amène face au public, à gauche de la table. Arrivée là, elle reste dans son attitude à demi-prosternée et écoute ainsi les paroles de la Môme.) C’est pour toi que je viens, Gabrielle !
Hein !
Ces profanes ne peuvent me voir ! Pour toi seule je suis visible !
Est-il possible !…
Ma fille, prosterne-toi !… Je suis le séraphin dont tu attends la venue.
Le séraphin ! (Se mettant à genoux, — et à Petypon et à Mongicourt.) À genoux ! À genoux, vous autres !
Pourquoi ? Pourquoi ça ?
Le séraphin est là ! Vous ne pouvez le voir ! Mais je l’entends ! je le vois ; il me parle !
Eh ! bien, elle en a une santé !
À genoux !… À genoux !
Scène VIII
Voilà le citron !
Chut donc !
Étienne, nom d’un chien !
Ah !… Eh ! ben, quoi donc ?
Taisez-vous ! et à genoux !
Oh ! mais, qu’est-ce qu’il y a sur le lit ?
Est-il possible ! Quoi, vous aussi, vous voyez ?
Eh ! ben, oui ! Je vois là comme une espèce de loup-garou !…
Malheureux ! c’est un séraphin !… Rendez grâce au ciel, qui vous met au nombre de ses élus !… Ce que vous voyez et ce que je vois, aucun de ces messieurs ne le perçoit.
C’est pas possible !
À genoux ! et écoutez la parole d’en haut !
C’est pas de refus ! (Il s’agenouille à droite de la table, tandis que madame Petypon, s’écartant d’un pas sur les genoux, reprend son attitude première, recueillie et prosternée, — brusquement.) Je mets ce citron là !
Mais oui, quoi ? votre citron !… (À la Môme, sur un tout autre ton.) Je t’écoute, ô mon séraphin !
Gabrielle ! je viens d’en haut exprès pour t’enseigner la haute mission qui t’est réservée !
Quel aplomb !
Femme ! tu m’écoutes ?
Je suis tout oreilles !
Tu vas te lever sans perdre un instant ! D’un pas rapide, tu iras jusqu’à la place de la Concorde dont tu feras cinq fois le tour !
Je comprends !
Pas bête !
Puis, tu attendras à côté de l’Obélisque jusqu’à ce qu’un homme te parle ! Recueille pieusement sa parole, car de cette parole te naîtra un fils !
À moi !
Qu’est-ce qu’elle raconte ?
Ce fils sera l’homme que la France attend ! Il régnera sur elle et fera souche de rois.
Est-il possible !
Oh ! mais, elle parle comme un livre !
Va, ma fille !… Pour ton fils ! (Un temps.) pour ton Roi ! (Un temps.) pour la Patrie !
Pour mon fils ! (Un temps.) pour mon Roi ! (Un temps.) pour la Patrie !
Va !… (Un temps.) et emmène el domestique !
Sur la place de la Concorde ?
Non ! de la chambre !… Sur ce, à la prochaine ! et que nul ne franchisse d’ici ce soir le seuil de cette pièce ! Moi, je m’évanouis dans l’espace et regagne les régions célestes ! Piouf !
Parti ! il est parti !… Vous avez entendu ?
Mais non ! Non ! Quoi donc ?
Ah ! ça, c’est curieux !
Ah ! que n’as-tu pu entendre !…
Oh ! non ! ça a pris !
Écoute, Lucien ! Les moments sont précieux ! le séraphin est venu ; il m’a parlé ; je sais de lui ce que le ciel attend de moi !
Mais, quoi ? quoi ?… tu me fais peur !
Place de la Concorde ! là-bas ! près de l’Obélisque ! un homme doit me parler !
Un homme !…
De cette parole naîtra un fils !…
Malheureuse !
Il sera roi, Lucien ! La France l’attend ! Il le faut ! Le Ciel le veut !
Man Dieu ! man Dieu !
Songe que c’est d’une parole ! Tu ne peux être jaloux ! Ta susceptibilité d’époux ne peut s’affecter d’un fils qu’engendre une parole !
Mais, ce fils, ce ne sera pas de moi !
Qu’importe, puisqu’il n’est pas d’un autre !
Mon Dieu ! qu’exigez-vous de moi !
Pense que tu seras père de roi !
Moi, je serais à la place de monsieur, je dirais oui.
C’est la Patrie qui attend ça de toi, Petypon !
C’est ça ! c’est ça !… Venez à mon aide… Persuadez-le !… (Se précipitant aux genoux de Petypon.) Lucien ! mon Lucien !
Oh ! Dieu ! ma volonté faiblit ! (Comme illuminé.) Quelles sont ces voix qui me parlent ? Ces visions lumineuses qui étendent vers moi leurs bras suppliants ?
Ah ! tu vois,… tu vois ! tu es touché de la grâce !
« Cède ! cède ! » implorent ces voix ! « Pour ton fils, pour ton Roi, pour la Patrie ! »
Pour la Patrie !
Pour la Patrie !
Pour la Patrie !…
La voix du Séraphin !
Tu l’as entendue ?…
Oui, oui !… J’entends ! je vois ! je crois ! je suis désabusé ! (Prenant sa femme par la main et la refaisant passer no 3.) Va, va ! je ne résiste plus ! je consens ! je cède ! Pour mon fils ! pour mon Roi ! pour la Patrie !
Pour la Patrie !… (Avec un geste théâtral.) Allons !
Va !… Et emmène el domestique !
Ah ! oui !… Venez, Étienne !
Pour la Patrie ! (Prenant le plateau et le citron.) Et j’emmène el domestique !
Scène IX
Eh ben ! mon vieux !…
C’est raide !
Plutôt !
Eh ! allez donc ! c’est pas mon père !
Ah ! non ! tu sais, tu en as un toupet !
Plains-toi donc ! Mon ingéniosité te tire une rude épine du pied !
C’est égal, le rôle que tu nous fais jouer !… Le fils qui lui naîtra place de l’Obélisque !
Avoue que je suis bien dans les apparitions !
Ça, le fait est !… cette mise en scène ! ce drap lumineux !… Qu’est-ce que tu t’étais donc fourré pour être lumineuse comme ça ?
La lampe électrique qui est à côté du lit ; alors ; allumée sous le drap !…
Eh ben ! et l’auréole ?
La carcasse de l’abat-jour.
C’est ça ! elle a détraqué mon abat-jour !
Qu’est-ce que tu veux ? on n’est pas outillé pour les apparitions !
Oui, eh ben ! maintenant, ma femme est partie ; tu vas faire comme elle !
Je ne dis pas non !… Vêts-moi !
Quoi ?
Vêts-moi ! (Voyant Petypon qui la regarde bouche bée.) Donne-moi un vêtement, quoi !
Vêts-la.
Ah ! « vêts-moi » !… Eh ! comment veux-tu que je te vête ?… ma femme a la manie de tout enfermer !…
Ah ben ! mon vieux… arrange-toi !
Ah ! Mongicourt !
Mon ami ?
Veux-tu ? descends ! cours jusqu’au premier marchand de nouveautés et rapporte-nous un manteau, un cache-poussière, n’importe quoi !
Entendu ! je vais et je reviens.
Moi, je vais voir dans mon armoire si je ne trouve pas une robe de chambre, quelque chose que tu puisses mettre en attendant.
Bon.
Surtout, ne te fais pas voir ! Si ma femme… ou quelqu’un, venait, file dans ma chambre et cache-toi !
Compris !… (Enjambant la chaise à droite du canapé.) Eh ! allez donc ! c’est pas mon père !… Ah ! non, ce qu’ils sont rigolos tout de même !… C’est égal, ils ont une façon de pratiquer l’hospitalité !… ils finiraient par me faire croire que je suis de trop !… (On entend un bruit de voix, cantonade droite.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Mais on vient par ici… Allons ! bon, du monde ! Ah ! bien ! me voilà bien !… (Elle se précipite vers la baie dont elle veut fermer les rideaux avant de pénétrer dans la chambre.) Eh ! bien, qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne ferme pas !… Oh ! caletons !
Scène X
Annoncez son oncle, le général Petypon du Grêlé !
Oui, monsieur.
Eh ! ben ? Qu’est-ce que vous attendez dans la porte ? Entrez !
Oh ! non ! monsieur !… non ! j’peux pas !
Vous ne pouvez pas ! Pourquoi ça, vous ne pouvez pas ?
C’est l’archange qui l’a défendu.
La quoi ?
L’archange !
L’archange ? Qu’est-ce que c’est que cet animal-là ?
Mon général ne peut pas comprendre ! c’est des choses supérieures !
Eh ! ben, dis donc ! t’es encore poli, toi !
Sauf votre respect, mon général, que mon général veuille bien chercher monsieur dans cette chambre… ou dans l’autre !
Quoi, « dans cette chambre » ? Où ça, « dans cette chambre », puisqu’il n’y est pas ?
Monsieur est quelquefois sous les meubles.
Mais il est fou !… c’est un fou : « Quelquefois sous les meubles ! » Allez, rompez !
Oui, mon général !
A-t-on jamais vu ?… « Quelquefois sous les meubles ! » Allons ! il n’est pas dans cette pièce… Allons voir dans l’autre ! (Il gagne la pièce du fond ; arrivé au pied du lit, il jette un rapide coup d’œil circulaire.) Personne ?…
Je n’entends plus rien ! (Elle se soulève sur les mains sans se découvrir et dans une position telle qu’on voit saillir sa croupe plus haut que le reste du corps sous le drap. À ce moment, le général, qui a reparu et se trouve au-dessus du lit près du pied, aperçoit ce mouvement. Persuadé qu’il a affaire à Petypon couché, d’un air farceur, il montre la croupe qu’il a devant lui, a un geste comme pour dire : « Ah ! toi, attends un peu ! », et, à toute volée, sur ladite croupe, il applique une claque retentissante. La Môme, ne faisant qu’un saut qui la remet sur son séant.) Oh ! chameau !
Oh ! pardon ! (Considérant la Môme ; qui le regarde en hochant la tête d’un air maussade, tout en frottant la place endolorie.) Mais, c’est ma nièce, Dieu me pardonne !
Quoi ?
Faites pas attention ! Un oncle, c’est pas un homme ! (À la bonne franquette, lui tendant la main.) Bonjour, ma nièce !
Bon… bonjour, monsieur !
Je suis le général baron Petypon du Grêlé ! Vous ne me connaissez pas, parce qu’il y a neuf ans que je n’ai pas quitté l’Afrique !… Mais, mon neveu a dû vous parler de moi !
Votre neveu ?…
Oui !
Comment, il me prend pour !…
Eh ! ben, voilà ! c’est moi ! (Considérant la Môme avec sympathie.) Cré coquin ! Je lui ferai mes compliments, à mon neveu, vous savez !… Je ne sais pas quels idiots m’avaient dit qu’il avait épousé une vieille toupie !… Des toupies comme ça, c’est dommage qu’on ne nous en fiche pas quelques escouades dans les régiments !
Ah ! général !… Général !
J’dis comme je pense !… J’dis comme je pense !
Ah ! général ! (À part.) Il est très galant, le militaire !
Mais, vous n’êtes pas malade, que vous êtes encore couchée ?
Du tout, du tout !… J’ai fait la grasse matinée ; et j’attendais pour me lever qu’on m’apportât (t) un vêtement.
Aha ! « tatte un vêtement », oui ! oui ! « tatte un vêtement !… » (Tout en allant s’asseoir sur la chaise qui est à la tête du lit.) Et, maintenant, vous savez ce qui m’amène ? Vous avez reçu ma lettre ?
Non !…
Vous ne l’avez pas reçue ?… Qu’est-ce qu’elle fiche donc, la poste ?… Enfin, vous la recevrez ! Elle sera inutile, puisque j’aurai plus vite fait de vous dire la chose tout de suite. Vous connaissez ma nièce Clémentine ?
Non.
Si ! Clémentine Bourré !
Bourré ?
Que j’ai adoptée à la mort de ses parents… Mon neveu a dû vous parler d’elle !…
Ah ! Bourré ! Bourré ! oui, oui !
Clémentine !
Clémentine ! mais voyons : Clémentine ! la petite Bourré !
Eh bien ! voilà… J’ai besoin d’une mère pendant quelques jours pour cette enfant ! une jeune mère ! j’ai compté sur vous !
Sur moi ?
Je crois que je ne pouvais pas trouver mieux !… Vous comprenez, moi, j’ai beau être général, (Riant.) je n’ai rien de ce qu’il faut pour être une mère !…
Ah ! non !… non !
Je ne sais même pas si je saurais être père !
Oh !… Oh !
Au-delà… au-delà, veux-je dire, du temps qu’il est nécessaire pour le devenir. (Tous deux s’esclaffent.) Oui, oui ! c’est un peu gaillard, ce que je viens de dire ! C’est un peu gaillard !
Oh ! ça ne me gêne pas !
Non ? bravo ! Moi, j’aime les femmes honnêtes qui ne font pas leur mijaurée !… Bref — pour en revenir à Clémentine ! — vous comprenez si seulement j’avais eu encore ma femme !… (Se levant et gagnant jusqu’au pied du lit.) Mais, ma pauvre générale, comme vous savez, n’est-ce pas, ffutt !… (D’un geste de la main il envoie la générale au ciel.) Ah ! je ne l’ai jamais tant regrettée !… (Changeant de ton.) Alors, n’ayant pas de femme pour elle, je me suis dit : « Il n’y a qu’un moyen : c’est de lui trouver un homme ! »
Oh ! oh !… général !
Quoi ? il faut bien la marier !
Ah ! c’est pour le mariage ?
Ben, naturellement !… Pourquoi voulez-vous que ce soit ?
Oui !… Oui, oui ! (Riant, et avec des courbettes de gavroche, comme précédemment.) Évidemment !… Évidemment !
Ehehé !… ehehé !… (Brusquement sérieux.) Et voilà comment la petite épouse, dans huit jours, le lieutenant Corignon !
Corignon !… du 12e dragons ?
Oui !… Vous le connaissez ?
Si je connais Corignon !… Ah ! ben !…
Comme c’est curieux !… Et vous le voyez souvent ?
Oh ! je vous dirai que depuis que je l’ai lâché…
Que vous l’avez lâché ?…
Euh !… que je l’ai lâché… de vue ! de vue, général !
Ah !… Perdu de vue, vous voulez dire !
C’est ça ! C’est ça ! Oh ! ben, « lâché, perdu », c’est kif-kif !… Ce qu’on lâche, on le perd !
Oui, oui.
Et ce qu’on perd…
On le lâche ! (Courbettes et rires.) C’est évident ! C’est évident !
Ehehé !… ehehé !… Vous êtes un rigolo, vous !
Je suis un rigolo ! oui, oui, j’suis un rigolo ! (Changeant de ton.) Eh bien ! ce Corignon, je l’ai eu longtemps sous mes ordres en Afrique, avant qu’il permute !… Bon soldat, vous savez ! de l’avenir !…
Aha !
Oh ! oui !… Avec ça, du coup d’œil ! de la décision… Ah !… c’est un garçon qui marche bien !…
Ah ! oui !…
Je suis enchanté que vous soyez de mon avis !…
Ah ! ce coquin de Corignon ! Vrai ! Ça me redonne un béguin pour lui !
Et, alors, voilà : le mariage a lieu dans huit jours. Demain, contrat dans mon château en Touraine. Et je viens vous demander sans façon, à vous et à mon neveu, de m’accompagner. Je vous le répète, comme je vous l’ai écrit : il me faut une mère pour cette enfant, et une maîtresse de maison pour faire les honneurs ! Me refuserez-vous votre assistance ?…
Moi ?… Ah ! ce que c’est rigolo !
Est-ce convenu ?
Mais, je ne sais… le… le docteur !…
Votre mari ?… Oh ! lui, j’en fais mon affaire !
Ah ! ma foi, c’est trop farce !… La môme Crevette faisant les honneurs au mariage de Corignon !… Non ! rien que pour voir sa tête !…
Eh ! ben ?
Eh ! ben, j’accepte, général !
Ah ! dans mes bras, ma nièce !
Ah ! c’est beau, la famille !
Scène XI
Je ne sais pas où cet animal d’Étienne a fourré ma robe de chambre ?… (Apercevant du monde au fond.) Eh bien ! qu’est-ce qui est là, donc ?
Eh ! te voilà, toi !
Nom d’un chien ! mon oncle !
V’là l’bouquet !
Mon oncle ! C’est mon oncle ! C’est pas possible ! Mon oncle du Grêlé !… C’est mon oncle !
Eh ! bien, oui, quoi ? c’est moi ! Embrasse-moi, que diable ! Qu’est-ce que tu attends ?
Hein ? Mais, voilà ! j’allais vous le demander !… (À part, tout en passant devant le canapé pour aller au général.) Mon Dieu ! et la Môme !… en chemise !… dans mon lit ! (Haut, au général.) Ah ! mon oncle !
Non ! ce que je me marre !
Ah ! bien, si je m’attendais !… depuis dix ans !
N’est-ce pas ? C’est ce que je disais : « Il va avoir une de ces surprises ! »
Ca, pour une surprise !…
C’est qu’il n’a pas changé depuis dix ans, l’animal !… Toujours le même !… (Même modulation.) en plus vieux !
Vous êtes bien aimable. (Lui reprenant les mains.) Ah ! ben, vous savez !… si je m’attendais !…
Oui ! Tu l’as déjà dit !
Hein ? Ah ! oui !… oui ! en effet !
Tel que tu me vois, j’arrive d’Afrique !… avec ta cousine Clémentine !
Oui ?… Ah ! ben, si je m’attendais !
Eh ! bien, oui ! oui ! c’est entendu ! (À part.) Oh !… il se répète, mon neveu !
Et vous n’êtes pas pour longtemps à Paris ? Non ?… Non ?
Non, je pars tout à l’heure.
Ah ?… Ah ?… Parfait ! Parfait !
Comment, parfait ?
Non ! c’est une façon de parler !
Ah ! bon ! Je me suis accordé un congé de quinze jours que je passe en Touraine ; le temps de la marier, cette enfant ! Et, à ce propos, j’ai besoin de toi ! Tu es libre pour deux ou trois jours ?
Mais il n’est d’affaires que je ne remette pour vous êtes agréable !
Allons, allons ! n’ p’lote pas ! Tu n’as qu’à répondre oui ou non sans faire de phrases ! Ce n’est pas parce que je suis l’oncle à héritage !… Je ne suis pas encore mort, tu sauras !
Oh ! mais, ça n’est pas pour vous presser !
Tu es bien bon de me le dire ! (Sur le ton de commandement.) Donc, je vais t’annoncer une nouvelle : tu pars avec nous ce soir !
Moi ?
Oui !… Ne dis pas non, c’est entendu.
Ah ? Bon !
Et ta femme vient avec toi.
Ma femme ? Mais elle sera ravie.
Je le sais ! Elle me l’a dit !
Elle vous l’a… Qui ?
Ta femme ?
Boum !
Ma femme ? Où ça ? Quand ça ?… Qui, ça, ma femme ?
Mais, elle !
Hein ! Elle !… Elle ! ma femme, ah ! non ! Ah ! non, alors !
Comment, non ?
Ah ! non, vous en avez de bonnes !… elle, ma femme, ah ! ben… jamais de la vie !…
Qu’est-ce que tu me chantes ! Ça n’est pas ta femme, elle ? que je trouve chez toi ? couchée dans ton lit ? au domicile conjugal ? (À Petypon.) Eh ! bien, qu’est-ce que c’est, alors ?
Eh ! bien, c’est… c’est… Enfin, ce n’est pas ma femme, là !
Ah ! c’est comme ça ! Eh ! bien, c’est ce que nous allons voir !
Qu’est-ce que vous faites ?
Je sonne les domestiques ! ils me diront, eux, si madame n’est pas ta femme !
Eh ! là ! eh ! là, non, ne faites pas ça !
Ah ! Tu vois donc bien que c’est ta femme !
Oh ! mon Dieu, mais c’est l’engrenage ! (Prenant son parti de la chose.) Ah ! ma foi, tant pis ! puisqu’il le veut absolument !… (Se tournant vers le général et affectant de rire, comme après une bonne farce.) Ehé ?… éhéhéhéhé !… éhé !…
Qu’est-ce qui te prend ? T’es malade ?
Ehé !… On ne peut rien vous cacher !… Eh ! bien, oui, là !… c’est ma femme !
Ah ! je savais bien !
Après tout, pour le temps qu’il passe à Paris, autant le laisser dans son erreur !
Ah ! tu en as de bonnes, « ça n’est pas ta femme !… » Et, à ce propos, laisse-moi te faire des compliments, ta femme est charmante !
Ah ! général !… général !
Si, si ! je dis ce que je pense ! j’dis c’que je pense ! (À Petypon.) Figure-toi qu’on m’avait dit que tu avais épousé une vieille toupie !
Oh ! Qui est-ce qui a pu vous dire ? (À part.) Ma pauvre Gabrielle, comme on t’arrange !
Entrez !
Mais non !
Scène XII
Monsieur…
Qu’est-ce qu’il y a ? On n’entre pas.
Oh ! je le sais, monsieur !
C’est-à-dire que, si tu le fais entrer, tu seras malin !
Qu’est-ce que vous voulez ?
Ce sont des vêtements que l’on apporte de chez la couturière pour madame.
Ah ! (Allant à Étienne et le débarrassant de son carton.) C’est bien, donnez ! (Le congédiant.)) Allez ! (À Petypon, tandis qu’Étienne sort.) Et tiens ! voilà encore une preuve que madame est ta femme : ces vêtements qu’on apporte pour elle !
Hein !
Elle m’avait dit qu’elle les attendait pour se lever ; les voilà ! (À la Môme.) Tenez, mon enfant, allez vous habiller.
Merci, m’ n’ onc’ !
C’est ça ! il lui donne les robes de ma femme !
Oh ! là ! là ! Je vais avoir l’air d’une ouvreuse, moi, avec ça ! Enfin, ça vaut encore mieux que rien. (Haut, au général.) M’ n’ onc’ !
Ma nièce ?
« Mon oncle ! » Elle a tous les toupets !
M’ n’ onc’, voulez-vous-t’y tirer les rideaux ?
« Voulez-vous-t’y tirer les rideaux ! » Mais, comment donc ! (Descendant vers Petypon une fois sa mission accomplie.) Elle est charmante, ma nièce ! charmante ! Ce qu’elle va en faire un effet en Touraine ! Ce qu’elle va les révolutionner, les bons provinciaux !
Ah ! j’en ai peur !
Scène XIII
Voilà tout ce que j’ai pu trouver ! (Voyant le général.) Oh ! pardon !
Mongicourt !… Mon Dieu, pourvu qu’il ne gaffe pas !… (Passant vivement no 2, entre le général et Mongicourt.) Mon oncle, je vous présente mon vieil ami et confrère, le docteur Mongicourt ! (À Mongicourt.) Le Général Petypon du Grêlé !
Oh ! général, enchanté ! J’ai souvent entendu parler de vous !
Mais, euh… moi de même, monsieur ! moi de même !
Oh ! ça, général… (Riant.) eh ! eh ! eh ! vous n’en mettriez pas votre main au feu ?
Eh ! eh ! eh ! eh ! eh !
Mon Dieu, ma main au feu !… ma main au feu !… eh ! eh ! eh ! vous savez, ce sont de ces choses qu’on répond par politesse…
Eh ! eh ! eh ! eh ! eh !
C’est bien ainsi que j’ai compris.
Eh ! eh ! eh ! eh !
Et vous êtes pour longtemps à Paris, général ?
Eh ! eh ! eh ! (Voyant qu’il est seul à rire, s’arrêtant court.)) Ah ?
Non-non ! Non ! Je pars en Touraine, pour marier une nièce à moi !… (Sur un ton futé, à Petypon.) Au fait, je ne t’ai pas dit qui elle épouse ! Tu vas voir comme c’est curieux !… (Ménageant bien son petit effet.) Le lieutenant… Corignon !
Ah ?
Le Corignon… que tu connais !
Moi ? non !
Si !
Ah ?
Ta femme m’a dit que vous le connaissiez.
Ah ! elle vous ?…
Mais oui !
Ah ? bon ! bien ! parfait ! (À part.) Tout ce qu’on voudra, maintenant ! tout ce qu’on voudra !
Comment, ta femme ? Elle est donc là ?
Hem ! Oui ! Oui !
Oui ! elle est couchée par là ; elle se lève !
Elle se … ?
Oui ! oui !
Ah ! çà, qu’est-ce que tout cela veut dire ? (Haut.) Pardon, général, voulez-vous me permettre de dire un mot en particulier à mon ami Petypon ?
Faites donc !
C’est au sujet d’un de nos malades !… secret professionnel ! vous m’excusez ?
Je vous en prie.
Ah çà ! qu’est-ce que ça signifie ? C’est ta femme qui est couchée, maintenant ?
Eh ! non ! c’est la Môme ! Il est tombé sur elle ; alors, naturellement !…
Malheureux, je comprends !
Ah ! je suis joli ! (Bondissant en entendant la voix de sa femme à la cantonade.) Mon Dieu ! la voix de ma femme ! Ah ! non, non, je n’en sortirai pas ! (À l’apparition de madame Petypon.) Elle !
Scène XIV
C’est fait ! j’ai accompli ma mission ! (Rappelée subitement à la réalité, en se trouvant face à face avec un inconnu, le général, qui s’est levé à son approche.) Oh ! pardon !
Chère amie ! mon oncle, le général Petypon du Grêlé !
Ah !… le général ! (Lui sautant au cou.) Ah ! que je suis heureuse !
Hein ?
J’ai si souvent entendu parler de vous !
Mais… euh !… moi de même, madame ! Moi de… (À part.) Elle est très aimable, cette brave dame !
Je vous demande pardon, général, mais je suis tout essoufflée !
Soufflez, madame ! soufflez !
Ah ! mes amis ! j’en viens de la place de la Concorde !… C’est fait !… (Au général.) Il m’a parlé !
Qui ça ?
Celui dont la parole doit féconder mes flancs !
Qu’est-ce qu’elle raconte ?
Ah ! Dieu ! Où la volonté d’en haut va-t-elle choisir ses élus ? (Sur le ton dont on débiterait le récit de Théramène.) Il y avait une demi-heure que j’attendais en tournant autour de l’obélisque, quand tout à coup, du haut des Champs-Élysées, arrive à fond de train, au milieu d’un escadron de la garde républicaine… le président de la République, dans sa victoria !… Je me dis, palpitante d’émotion : « Le voilà bien celui que le Ciel devait désigner pour engendrer de sa parole l’enfant qui sauvera la France ! »
C’est une folle.
Voyant en lui l’homme marqué par le destin, je veux m’élancer vers l’équipage ! mais déjà un bras m’a arrêtée ! Comme le vent, au milieu d’un cliquetis d’armes, le Président a passé (D’une voix désappointée.) sans même jeter un regard sur moi ! Et c’est de la bouche du plus humble que je reçois la parole fécondante : « Allons, circulez, madame ! » (Un temps.) L’élu d’en Haut était un simple gardien de la paix !
Allons donc !
Qué drôle de maison !
Ah ! cette journée m’a brisée !
C’est ça ! c’est ça ! eh ! bien, vous devriez vous reposer un peu !
Oui ! Oui !
Oui, j’ai besoin de me recueillir quelques instants ! Vous permettez, général ?
Oh ! comment donc !
J’espère, puisque vous êtes à Paris, que nous allons nous voir souvent.
Ah ! non ! mille regrets, madame ! Je pars ce soir pour mon château de la Membrole, en Touraine !
Oh ! vraiment !
Oui ! Il est temps qu’on le rouvre un peu, celui-là ! Depuis dix ans qu’il est fermé !… (À Petypon, qui est à droite du canapé.) On dit déjà dans le pays qu’il est hanté de revenants !…
Oh !… Et ça ne vous effraie pas ?
Moi ? Aha !… Ah ! ben !… mais, est-ce que ça existe, les revenants ?
N’importe, je ne voudrais pas être à votre place !… Allons, au revoir, général !
Madame !
Je vous laisse avec mon mari !
Oh !
Son mari ?
Son mari !… Ah ! ça avait marché si bien !
Scène XV
Oh ! monsieur, je vous demande pardon ! (Mongicourt lève sur lui des yeux ahuris.) Je ne me doutais pas que j’avais affaire à madame votre femme !
Ma f ?…
Mais, c’est la faute à mon neveu ! Il n’avait pas dit le nom en présentant !
Hein ! Ah ! mais non ! pas du tout !
Quoi ? quoi, « pas du tout ? » Absolument si, c’est ma faute ! mon oncle a raison ! mais ça ne m’est pas venu en tête. (Au général.) J’aurais dû vous dire : « Madame Mongicourt ! » (Remontant au-dessus du général.) Eh ! bien, voilà ! le mal est réparé !… (À Mongicourt, en redescendant, 3.) Il est réparé, le mal !
Ah ! flûte !
Je vous fais mes compliments ! ça a l’air d’une bien aimable dame !…
Mais… certainement !
Seulement, ça, c’est que j’appelle une vieille toupie !
Non, mais est-ce assez de mauvais goût de me répéter ça tout le temps !
Non ! comme amie, soit ! mais passer pour son mari, c’est vexant !
Scène XVI
Là, je suis prête !
Ah ! voilà ma nièce.
Ah ! non, ce que je dégote comme ça ! (Enjambant la chaise à droite du canapé.) Eh ! allez donc ! C’est pas mon père !
Ah ! ah ! elle est drôle ! (Singeant le geste de la Môme.) « Eh ! allez donc, c’est pas mon père ! » (Descendant no 3, vers Petypon.) Elle me va tout à fait, ta femme ! un petit gavroche !
Oui, oh ! (Entre ses dents.) Un voyou !
Oh ! mais, il est tard ! Je me laisse aller à bavarder, et mon train que je dois prendre dans une heure ! J’ai encore deux courses à faire avant. (À la Môme, qui est adossée à la table.) Alors, c’est bien convenu ? À quatre heures cinq à la gare ?
C’est ça, mon oncle !
Ça ne t’est pas désagréable que je l’embrasse ?
Oh ! là là !… Ah ! ben !…
Ah ! votre mari permet !
Oh ! alors !…
D’ailleurs, si j’ai le temps, je repasserai vous prendre ! C’est ça, rendez-vous ici !
Quoi ?
C’est ça, mon oncle, c’est entendu !
Mais non ! mais non ! à la gare, ça vaut mieux !
Non, non, ça vaut mieux ici ! Comme cela, on ne se manquera pas !
Oh ! non ! non ! je n’en suis pas encore débarrassé !
Au revoir, monsieur ! enchanté ! vous m’excuserez auprès de madame Mon… ? Mon… ?
… gicourt !
Oh ! vous avez le temps ! ce n’est pas autrement pressé !
Non ! non ! « gicourt » ! « Mongicourt » ! c’est mon nom.
Ah ! pardon. Je comprenais… oui, oui ! Mongicourt, merci ! Allons, à tout à l’heure, vous autres !
À tantôt, mon oncle.
À tantôt, ma nièce ! (Il passe devant elle puis se retournant pour l’imiter.) Eh ! allez donc, c’est pas mon père !
Eh ! allez donc c’est pas mon père ! Bravo, mon oncle !
Elle est charmante, ma nièce ! (À Petypon.) Tu entends, le mari ! Elle est charmante, ma nièce.
Tu entends, le mari ?
Oui, oui !
Elle est charmante ! des toupies comme ça, ah ! ben !…
Scène XVII
Ah ! là là !… ouf !
Ah çà ! qu’est-ce que j’entends ? Vous partez avec lui ?
Oui !
Avec la Môme ?
Avec moi !
Eh ! ben, mon vieux !…
Ah ! oui, tu me mets dans de jolis draps ! Que le diable t’emporte d’être venue te fourrer dans ma vie, toi ! Oh ! le pied dans le crime !… Si seulement il y avait eu crime ! Mais, enfin, je ne te connais pas ! Tu n’a pas été à moi ; je n’ai pas été à toi !
Mais, c’est que c’est vrai !… On n’a pas été à nous !
Eh ! bien, alors, de quel droit viens-tu troubler mon existence ! Me voilà marié à toi, maintenant !
Tu ne t’embêtes pas !
Et moi à madame Petypon !
Comme c’est agréable pour moi !
Eh ! bien, et pour moi !
Si encore tu avais eu le tact de décliner son invitation en Touraine ! Mais non ! Quelle tête vas-tu faire là-bas ? Au milieu de ces bourgeois de province ; dans ce monde collet-monté ; avec tes « où c’t’y qui », tes « qui c’ty qui » et tes « Eh ! allez donc, c’est pas mon père ! »
Oh ! non, mais je t’en prie !… engueule-moi !
C’est ça ! voilà !
Mais, n’aie donc pas peur ! tu verras si je leur en ficherai du comme il faut !
Enfin, ça y est : ça y est ! Je ne te demande qu’une chose : de la tenue ! au nom du ciel, de la tenue !
Mais, quoi ! J’en ai de la tenue !
Ah ! là, oui ! Ah ! tu en as, de la tenue ! (Lui décroisant les jambes et la faisant descendre de la table.) Et, maintenant, à tantôt, trois heures et demie, en bas, devant la porte d’entrée !
Entendu ! (Se dégageant de Petypon, qui la dirigeait vers la sortie, pour aller à Mongicourt.) Bonjour, le m’sieur ! (Elle lui donne la main et, en même temps, par-dessus leurs deux mains jointes, elle fait un passement de jambe.) Et ! allez donc !…
Encore ! (Courant à la Môme et lui saisissant le poignet droit.) Va, file ! Ma femme peut entrer d’un moment à l’autre !
Oh ! bien, quoi ? je suis dans une tenue convenable ! (Passant 3, avec des mouvements de pavane.) Je suis mise comme une femme honnête. (À Petypon.) C’est égal, elle n’a pas de chic, ta femme ! (De loin, avec un salut de la main de Mongicourt.) Au revoir, bidon !
Au revoir ! vieux vicieux !
Mais laisse donc mon nez tranquille !
Adieu !… Grenade !
Scène XVIII
à gauche de la porte.
Tiens ?… Par où est-elle entrée, celle-là ?
Encore vous ! Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Il y a là deux hommes qui apportent un fauteuil avec une manivelle ! Ils disent que c’est des choses que monsieur attend !
Ah ! oui ! Faites apporter par ici.
Qu’est-ce que c’est que ce fauteuil qu’on t’apporte ? tu te meubles ?
Eh ! non ! c’est le fameux fauteuil extatique ! la célèbre invention du docteur Tunékunc ! J’ai vu les expériences à Vienne lors du dernier congrès médical et je me suis décidé à me l’offrir pour ma clinique.
Ah ? tu te mets bien !
Mais tu es destiné à l’avoir aussi ! Nous sommes tous destinés à l’avoir, nous autres médecins ! L’avenir est là, comme aux aéroplanes. Ces rayons X, on ne sait pas toutes les surprises que cela nous réserve !
Et ça n’est encore que l’enfance !
Quand on pense que, jusqu’à présent, on endormait les malades avec du chloroforme, qui est plein de danger… et toujours pénible ! Tandis que maintenant, avec ce fauteuil !…
Scène XIX
Entrez ! Moi, je n’entre pas !
Posez cela là, voulez-vous ? (Tandis que les porteurs placent le fauteuil à la place indiquée, à Mongicourt, qui, dos au public, devant la table, regarde ce jeu de scène.) Tu vois, le voilà !… (Aux porteurs.) La bobine là, sur la table !… (Tandis qu’un des porteurs place la bobine, puis, sans en avoir l’air, dans la mâchoire branche le fil déjà préparé sur la table dès le lever du rideau.) Ah ! les gants ! vous avez apporté les gants ?
Oui, monsieur ! là, dans cette boîte !
C’est bien, merci. Tenez, voilà cinq sous !… vous partagerez !
Des gants ! Quels gants ?
Des gants de soie ! des gants isolateurs ! (Prenant le fil dont est munie la machine électrique qui est censé transmettre le courant au fauteuil quand on l’y branche.) Alors, tu vois, tu n’as qu’à introduire la fiche qui est au bout de ce fil dans la mâchoire placée au dossier du fauteuil !… (Indiquant le bouton de cuivre qui surmonte le côté gauche du dossier.) Tu appuies sur ce bouton… (Il donne un coup du plat de la main sur ledit bouton ; aussitôt, dans le globe de la machine, on voit vaciller des rayons lumineux.) et la communication est établie !… (Indiquant le bouton de droite.) Comme ça, tu l’arrêtes. (Il appuie sur le bouton, les rayons disparaissent.) Alors, voilà : tu places ton malade… euh… (Ses yeux semblent chercher un sujet absent, puis, s’arrêtant soudain sur Mongicourt qui, absorbé, l’écoute avec intérêt.) Tiens, vas-y donc, toi ! tu te rendras mieux compte.
Non !… non !… Je te remercie bien ! Vas-y, toi !
Mais non, voyons ! puisque c’est moi qui te démontre !… D’ailleurs, ça n’est pas comme opéré que j’aurai à m’en servir, mais comme opérateur, alors !…
J’te dis pas ! mais, qu’est-ce que tu veux ? moi, ces choses-là, je les aime beaucoup mieux pour les autres que pour moi, alors !…
Quoi ? Quoi ? je n’ai pas l’intention de t’endormir ! C’est pour te faire voir le fonctionnement du fauteuil.
Ben oui !
Tu ne me crois pas.
Si ! si !
Eh ben ! alors ?
Soit, mais, tu sais !… Pas de blagues, hein ?
Mais non, quand je te dis !
Oui, enfin !…
Là ! Eh ! ben ?
Eh ! on n’est pas mal, là-dessus !
Parbleu !… Alors, n’est-ce pas ? suivant que je veux mon malade plus ou moins étendu, je fais fonctionner cette manivelle-là.
Oui ! oui.
Comme ça, je te renverse !…
Eh ! là ! eh ! là !
N’aie pas peur ! (Redressant le dossier.) Et, comme ça, je te remets droit.
Eh ben ! oui !… connu !
Et alors, maintenant, quand il s’agit d’endormir le malade, je presse sur ce bouton !…
Ah ! oui, mais, tu sais !…
Immédiatement, mon cher, le patient, sous l’influence du fluide, tombe dans une extase exquise !… et, alors, ça y est ! insensibilité complète ! Tu as tout ton temps ! Tu peux charcuter, taillader, ouvrir, fermer, tu es comme chez toi ! Tu ne trouves pas ça épatant ?… (Un temps.) Hein ? (Descendant à gauche du fauteuil, étonné du silence de Mongicourt.) Mais dis donc quelque chose !… (À part.) Qu’est-ce qu’il a ? (Appelant.) Mongicourt !… Mongicourt ! (Brusquement.) Sapristi ! je l’ai endormi !… Oh ! non, moi, je… oho ! Il faut que je fasse voir ça à Gabrielle !… (Remontant vers la chambre de sa femme et ouvrant la porte.) Gabrielle !… Gabrielle !…
Tu m’appelles !
Vite, viens !
Scène XX
Qu’est-ce qu’il y a ?
Tiens, regarde-le !
Ah ! qu’est-ce qu’il fait ?
Ce qu’il fait ?… Il dort !
Comment, il s’est endormi chez toi ?
Mais non ! tu ne devines donc pas ?
Oh !… C’est le fauteuil extatique !
Mais oui ! Hein ? regarde ? Est-ce étonnant !
Oh ! que c’est curieux !… Mais, alors, c’est toi qui ?
C’est moi qui, parfaitement.
Oh ! ce pauvre Mongicourt ! Ah ! non, qu’il est drôle comme ça !
Ne le touche pas ! tu t’endormirais aussi.
Pas possible !
Non, mais, regarde-le ! A-t-il assez l’air d’être en paradis !
C’est que c’est vrai.
Y’a pas deux mots, il jubile ! Gabrielle ! je te présente un homme qui jubile !
C’est merveilleux !
Oui, eh ! ben, il a assez jubilé pour aujourd’hui ! Faut pas le fatiguer ! aïe donc !
Belle princesse !… dites-moi que vous m’aimez ?…
Oh ! tu vas te taire !…
Quoi ?
Je dis : tu vas te taire ?
Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Il y a eu que tu as dormi !
Non.
Si !
Hein ! Non ? moi ?…
Eh ! bien, pas moi, bien sûr !
C’est pas possible ! tu m’as ?… Ah ! bien, elle est forte ! je n’ai rien senti !
Hein ? est-ce admirable ?
Oh ! j’en redemande !
Ah ! non ! En voilà un gourmand !
Parole, c’est étonnant !
Et croyez-vous que c’est précieux pour les opérations !
Je n’en reviens pas !…
Oh ! à propos d’opération, dis qu’on prépare tout de suite ma valise, il faut que je file dans un quart d’heure !
Allons bon !
Ah ! ma chère amie, le devoir avant tout !… une opération très urgente !
C’est bien, qu’est-ce que tu veux, ce sont les inconvénients de la profession ! Je vais faire préparer ta valise.
S’il te plaît !
Eh ! bien, tu en as un toupet !
Qu’est-ce que tu veux ? Je ne peux pas aller là-bas avec deux femmes ! On n’est pas des Turcs !
Scène XXI
Monsieur !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Il y a là deux messieurs, dont voici les cartes, qui demandent à s’entretenir avec monsieur en particulier.
Qui ça ? (Regardant les cartes.) Connais pas. Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Ils disent comme ça qu’ils viennent au sujet de l’affaire de cette nuit.
De l’affaire de cette nuit ?… allons, bon ! qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ? (À Mongicourt, d’une voix inquiète.) Mongicourt !
Mon ami ?
Voilà encore autre chose ! on vient pour l’affaire de cette nuit !
Quelle affaire, mon ami ?
Je ne sais pas !… Ah ! là ! là ! (À Étienne.) Faites entrer ces messieurs.
Eh ! ben, je te laisse, puisque tu as à recevoir ces gens.
C’est ça, va !… Ah ! mon ami, voilà une nuit dont je garderai le souvenir !…
Je comprends !
Allons, au revoir !
Au revoir ! (Se croisant avec les deux personnages qui entrent et s’effacent pour lui livrer passage.) Messieurs !
Qu’est-ce qui me vaut, messieurs, votre visite ?
C’est bien à monsieur Petypon que nous avons l’honneur de parler ?
À lui-même.
Je suis monsieur Marollier, lieutenant au 8e dragons. (Présentant Varlin qui est (2) un peu au-dessus de lui.) Monsieur Varlin !
Agent d’assurances, incendie, vie, accidents, etc., etc. (Offrant quelques cartes de son agence à Petypon.) Si vous voulez me permettre… ?
Trop aimable !
Dans le cas où vous ne seriez pas assuré, je vous recommanderais…
Je vous en prie ! Vous n’êtes pas ici pour faire du commerce.
Oh ! pardon ! je repasserai.
Asseyez-vous, messieurs !
Vous devinez sans doute, monsieur, ce qui nous amène ?
Mon Dieu, messieurs, j’avoue que je ne vois pas… ?
C’est au sujet de l’affaire de cette nuit.
De l’affaire de cette nuit ?
Eh ! oui.
Pardon, mais !… Quelle affaire de cette nuit ?
Comment, quelle affaire ?… Vous n’allez pas nous dire que vous ne vous souvenez pas !
Mais… du tout, monsieur !
Il est vrai que l’état d’ivresse avancé dans lequel vous étiez !
Monsieur !
D’ailleurs monsieur, notre rôle n’est pas de discuter l’affaire avec vous ! veuillez nous mettre simplement en rapport avec deux de vos amis.
« Avec deux de mes amis » ! Comment, avec deux de mes amis ? Si je vous comprends bien, il s’agit d’une réparation ? Eh ! bien, je ne dis pas non ; mais vous ne voulez cependant pas que je me batte sans savoir pourquoi ? (À Varlin qui semble dans les nuages.) Enfin, voyons ?…
Oh ! moi… je m’en fous !
Comment ?
Qu’est-ce que vous dites ?… en voilà des façons !… Si c’est comme cela que vous prenez les intérêts de votre client !
Oh ! pour ce que je le connais !… (À Petypon.) Il était à côté de moi chez Maxim… Vous savez ce que c’est : on s’est parlé entre deux consommations.
Oui, bon, ça va bien.
Là-dessus, l’affaire a eu lieu ; comme il ne connaissait personne…
Oui !… oui !
…il m’a demandé si je voulais être son second témoin… C’est pas plus malin que ça !
Oh ! mais, c’est bien ! ça suffit !… (À Petypon.) Monsieur ! après les invectives plus que violentes échangées cette nuit, vous nous voyez chargés par notre client…
Mais, enfin, encore une fois, quelles invectives ?…
Comment, quelles invectives !… mais il me semble que le seul fait de dire à quelqu’un : « Je vais vous casser la gueule !… »
Oh ! oh ! ce n’est pas possible !… Oh ! je suis désolé !… Dites bien à votre client que si ces paroles m’ont échappé, c’est contre ma volonté ! et que, du fond du cœur, je les retire !
Non !… Vous ne pouvez pas les retirer !
Comment, « je ne peux pas » ?…
Non !… C’est mon client qui vous les a dites.
Hein ? (Gagnant la droite.) Ah bien ! elle est forte, celle-là… (Revenant à Marollier.) Comment, c’est lui qui m’a dit !… et il vous envoie !…
Oh ! mais… il ne vous conteste pas le rôle de l’offensé !
Il est bien bon !… (Les bras croisés et presque sous le nez de Marollier.) Mais, enfin, c’est une plaisanterie ! (Passant, à Varlin.) Enfin, voyons ?
Oh ! moi, je m’en fous !
Oui ! Je sais ; vous vous en… (À Marollier.) Non mais, est-ce que vous croyez que je vais me battre avec votre monsieur parce que c’est lui qui m’a insulté ?
Si vous ne vous battez pas quand on vous insulte, quand donc vous battrez-vous ?
Ça, monsieur, j’en suis juge !
D’ailleurs, monsieur… inutile de discuter plus longtemps ! ce débat est tout à fait irrégulier entre nous !
Et votre démarche à vous, est-elle régulière ? Où avez-vous vu que ce soit l’offenseur qui envoie des témoins à l’offensé ?… Où ? Vous n’allez pas m’en remontrer, n’est-ce pas ? Je n’en suis pas à mon premier duel !… Je suis médecin !… Alors !…
Oh ! mais, pardon, monsieur, j’estime, moi, qu’en matière de duel…
Non, pardon, monsieur, je vous ferai remarquer, moi…
Permettez, monsieur, je vous dirai, moi aussi !…
Il n’y a pas de « je vous dirai moi aussi ! », je prétends que quand… (Voyant que Marollier ne lâche pas prise.) Ah ! et puis, il m’embête !… (D’un double mouvement, presque simultané, il donne une poussée à Marollier qui s’affale sur le fauteuil et appuie sur le bouton du fauteuil. Immédiatement, Marollier reste figé dans son geste dernier, yeux ouverts et sourire sur les lèvres.) Il nous fichera la paix, maintenant !
Oh ! Qu’est-ce qu’il a ?
Faites pas attention !… il m’agaçait, je l’ai fait taire !
Ah ! c’t'épatant !
C’est vrai, ça ! En voilà un mal embouché !… a-t-on jamais vu !… (Allant invectiver Marollier sous le nez.) Mal embouché ! (Narguant Marollier en lui agitant sa main droite renversée sous le nez.) Si tu crois que tu me fais peur ! (Toujours à Marollier, sur un ton narquois.) C’est comme « son client » ! Je vous demande un peu ce que c’est que « son client » ?
C’est un officier.
C’est un officier.
Le lieutenant Corignon.
Le lieut… Quoi ? (À Varlin.) Corignon ? Comment, Corignon ? Ah ! ça serait fort !… Qu’est-ce que c’est que ce Corignon ?… ce n’est pas un officier qui va se marier ?
Mais… je crois que si ! il me semble qu’il m’a dit…
Ah ! non, celle-là est cocasse ! Corignon ! Mais c’est mon cousin !
Votre cousin ?
Enfin, il va le devenir ! Comme le monde est petit !… Mais qu’est-ce qu’il lui a pris après moi ? Pourquoi cette affaire ?…
Ah ! ben… parce que vous étiez avec une femme qu’il a aimée. Il se marie, c’est vrai, mais je crois que ça, c’est plutôt un mariage de raison ! et que celle qu’il a, comme on dit, dans la peau, c’est la petite qui était avec vous.
La môme Crevette !
Alors, quand il vous a vus ensemble, ça lui a tourné les sangs et il a dit : « C’t'homme-là, je le crèverai ! »
Eh ! bien, vrai ! Si c’est pour ça !…
Scène XXII
Mais oui, monsieur, attendez, je vais vous annoncer… (Haut.) Le lieutenant Corignon !
Lui !…
Le… le docteur Petypon ?
C’est… c’est moi, monsieur !
En effet, monsieur, je vous reconnais !… Oh ! monsieur, combien je suis confus !… cette sotte altercation de cette nuit !… Mon Dieu ! si j’avais su que c’était vous !… au moment d’entrer dans votre famille !… quelle vilaine façon de se présenter !… Oh !… Mon cousin !
Mais… remettez-vous, monsieur !
Pardonnez-moi !… C’est que quand je vous ai vu, cette nuit, attablé avec la Môme !… vous savez ce que c’est, quand on a aimé une femme !… Oh ! c’est fini, maintenant !… Mais, la nuit, quelquefois, on est éméché ; on aperçoit son ex avec un autre ; on a oublié qu’on a fini de s’aimer et… et on voit rouge ! c’est ce qui m’est arrivé.
Oui ! (Désignant Varlin d’un geste de la tête.) C’est ce que monsieur me disait !
Monsieur !
Monsieur Varlin !
Monsieur !
Votre second témoin !
Oh ! pardon ! Oui ! Oui ! je ne vous remettais pas !
C’est qu’il y a si peu de temps qu’on se connaît.
En effet ! c’est cette nuit. (À Petypon, sans lâcher la main de Varlin.) Oh ! combien je suis désolé de cet envoi de témoins… ridicule !
Comment, « de témoins ridicules ».
Non ! Non ! Je parle de l’envoi.
Ah ! bon.
J’espère bien que vous n’allez pas me tenir rigueur et que vous allez me serrer la main que je vous tends en agréant mes excuses les plus sincères !
Mais, voyons ! J’ai tout oublié !
Ah ! je ne saurais vous dire le poids que vous m’enlevez !
À la bonne heure ! Au moins, ce n’est pas un ours !… comme l’autre !
Il désigne de la tête Marollier endormi sur son fauteuil.
Tiens, mais… c’est Marollier ! Mais qu’est-ce qu’il fait ?
Il dort !
Comment ? Il pionce dans les affaires d’honneur ?
Je vais vous le rendre !…
Oh ! la Loïe Fuller !…
Chantant et dansant en agitant des voiles imaginaires, sur l’air de Loin du bal.
Tralalala, la, la, la, la, la, la, la, la, la
Tralalala, la, la, la, la, la, la, la, la, laire.
Tralalala
Tralalala…
Ah ça ! qu’est-ce que vous faites là, Marollier ? Vous dormez ?
Hein ? Comment, je dors ! (Se tournant vers Corignon.) Comment, je dors ! (Reconnaissant Corignon.) Corignon ! Vous ici ? chez votre adversaire ! Mais ça ne se fait pas ! c’est absolument incorrect !
Ne faites pas attention ! Je me suis expliqué avec M. Petypon ; tout est arrangé !
Vous ! Mais je n’admets pas ça !… Vous n’avez pas voix au chapitre !
En vérité ?
Absolument ! Vous nous avez commis le soin de vos intérêts !…
Eh bien ! je vous les retire !
Corignon !
Ah ! et puis, vous savez, en voilà assez ! Si vous n’êtes pas content, je suis homme à vous répondre !
À la bonne heure ! A-t-on jamais vu ?
Qu’est-ce que vous dites, vous ?
Hein ?… Je dis ce qui me plaît ! et puis, vous savez, si vous n’êtes pas content… (Toujours collé dans le dos de Corignon, et allant chercher la poitrine de ce dernier avec son index.) il est homme à vous répondre !
C’est bien, monsieur ! Ça ne se passera pas comme ça !
Hein ? Moi ?
Non, lui !
Ah ! lui, oh !
Je vous salue, messieurs.
Au revoir !
Scène XXIII
Non, mais est-il grinchu, cet animal-là !
Ça !
Oui, oh ! mais… je le materai s’il m’embête !
Mais, parfaitement ! c’est ce que je lui ai dit ! (À Varlin.) Ah ! mais ! Je ne me suis pas gêné ! (Regardant sa montre.) Oh ! nom d’une pipe, trois heures et demie !… et les autres qui doivent venir me chercher !… (À Corignon et à Varlin, en faisant passer ce dernier no 2.)) Oh ! messieurs, je suis désolé, mais j’ai à prendre le train.
Oh ! que ne le disiez-vous ! vous partez ?
Eh ! oui, je pars avec votre futur oncle, pour la Touraine !… Au fait, je vous y retrouverai, il est probable ?
C’est vrai, vous allez là-bas ! Ah ! moi, je ne pars que demain !… je n’ai pu obtenir congé plus tôt !… Ah ! bien, je suis bien heureux : je vous y reverrai !…
C’est ça. C’est ça !
Allons ! Au revoir, mon… (Avec intention.) mon cousin !
C’est vrai ! Au revoir, (Appuyant sur le mot.) mon cousin !… (Ils se serrent la main. À Varlin.) Monsieur, enchanté d’avoir fait votre connaissance !
Pas plus que moi, croyez bien ! Si jamais pour une assurance vous avez besoin… on ne sait jamais ! on peut mourir.
Trop aimable de me le rappeler ! Après vous, je vous prie !
Pardon !
Scène XXIV
puis ÉTIENNE et LE BALAYEUR.
Là ! et maintenant… (Ouvrant la porte et appelant.) Gabrielle, vite ! Gabrielle !
Qu’est-ce qu’il y a, mon ami ?
Vite ! je suis follement en retard !… ma valise ?
Elle est prête ; tu la trouveras dans l’antichambre !
Ça va bien !… (Avisant une lettre non décachetée que madame Petypon tient à la main.) Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est pour moi ?
Non. C’est une lettre pour moi ; je la lirai tout à l’heure.
Bon !… Ah ! mon chapeau ? mon paletot ?
Dans ton cabinet de toilette !
Bien !…
Ah !… Ah ! bien, elle est bien bonne ! Le Général qui nous demande d’aller en Touraine pour le mariage de sa nièce et qui me prie d’y venir faire les honneurs !… C’est un peu curieux, ça ! Il était là tout à l’heure et il ne m’en a pas ouvert la bouche !… Comment faire ?… Lucien qui est obligé de partir ! Nous ne pouvons cependant pas nous abstenir tous les deux ! (Après une seconde de réflexion, très ponctué.) Ah ! ma foi… seule, ou avec lui… j’irai !
Voilà, je suis prêt !
Ah ! Lucien ! Tu ne devinerais jamais de qui je reçois une lettre.
Oui, oh ! bien, tu me diras ça une autre fois, je suis en retard ! Au revoir, ma bonne amie !
Non, mais, écoute donc, voyons !… il faut que tu saches…
Mais non, ma chère amie, je te dis que je n’ai pas le temps !
Enfin, quoi ! il n’est pas encore descendu ?
Nom d’un chien, voilà mon oncle !… (S’élançant sur sa femme et la tirant par la main.) Viens ! Viens par là ! Tu me liras ça dans ta chambre !
Mais non ! à quoi bon ? Nous sommes aussi bien ici !
Mais non ! mais non ! viens !
Mais, laisse-moi donc, voyons ! (D’un mouvement brusque elle a fait lâcher prise à Petypon, que l’élan envoie presque jusqu’au canapé, tandis que madame Petypon va tomber sur le fauteuil extatique.) Oh ! mais, tu me fais chaud !
Oh ! (Il saute sur le bouton du fauteuil, appuie vivement dessus et immédiatement madame Petypon reçoit le choc et s’endort comme précédemment les autres.) Quand on n’a pas le choix des moyens !…
Il est par là, vous dites ?
Nom d’un chien, cachons-la ! (Il prend le tapis de table qui est sur la chaise du fond et en recouvre complètement sa femme. Paraît le général.) Ouf ! il était temps !
Eh ! ben, voyons ! voilà dix minutes que nous t’attendons en bas !
Voilà, voilà ! Je suis à vous !
Ah !… Qu’est-ce qu’il y a là ?
Rien, rien ! C’est une pièce anatomique !…
Ah ?
Non !… n’y touchez pas !
Pourquoi ?
Elle sèche !… On vient de la repeindre !
Hein ?
Allez, descendez ! Quelque chose à prendre ! je vous rejoins !
Bon, bon, mais ne sois pas long, hein ?
Non, non ! (Une fois le général sorti, descendant jusque devant le canapé.) Mon Dieu ! je ne peux pourtant pas la laisser dans cet état pendant toute mon absence !
Mais, attendez donc, mon ami ! je vais le dire à monsieur !
Mais, puisque je vous dis qu’il m’attend !… (À Petypon.) Bonjour, m’sieur.
Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Laissez entrer !
Là ! quand je te disais !
Qu’est-ce que vous voulez ?
C’est moi ! le balayeur de la rue Royale !
Le Balayeur ? Quel balayeur ? Qu’est-ce que vous demandez ?
Comment, ce que j’demande ? Je viens dîner !
Quoi ?
Vous m’avez invité à dîner.
Moi ? moi, je vous ai invité à dîner ?
Mais absolument ! J’étais en train de balayer cette nuit rue Royale ; vous passiez au bras de vot’dame ; vous êtes venu m’embrasser…
Oh !
…et vous m’avez dit : « Ta tête me plaît ! Veux-tu me faire l’honneur de venir dîner demain chez moi ? »
Hein !
Même que voilà votre carte que vous m’avez remise !
Moi, je… Oh !… (À part.) Ah ! ma foi, tant pis ! c’est lui qui me tirera de là ! (Au balayeur.) C’est bien ! tenez, voilà quarante sous !
Quarante sous !
Oui ! et je vais dire qu’on vous fasse dîner à la cuisine !
À la cuisine ! Ah ! chouette ! ça !…
Seulement, vous allez me rendre un service.
Allez-y, patron !
Je vais m’en aller !… Aussitôt que je serai parti, vous presserez sur ce bouton, qui est là, sur ce fauteuil ! (Il indique le bouton de droite.) Et, pour le reste, ne vous occupez pas de ce qui se passera.
Bon, bon ! compris !
Eh bien ! voyons !
Voilà, mon oncle ! voilà ! (Au balayeur.) C’est entendu !
C’est entendu !
Bon, merci !
Voyons ! Il a dit, le bouton, là !… Allons-y… (Il est à gauche du fauteuil, et de sa main gauche presse sur le bouton ; aussitôt, sous son tapis, madame Petypon a le soubresaut du réveil.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Mon Dieu, je suis aveugle !
Oh !
Ah !… mon Dieu ! Quel est cet homme ?
Au secours !… Lucien !… Étienne ! Étienne !
Mais, je suis l’balayeur que vous attendez pour dîner !…
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Au secours ! Au secours !
Mais j’suis le balayeur que vous attendez pour dîner ! mais j’suis le balayeur…
- ↑ Pour l’achat ou la location de l’appareil électrique s’adresser chez Bérard, 8, rue de la Michodière ; pour le fauteuil « extatique », chez Bruland, 14, rue Monsieur-le-Prince. (Téléph. : Gobelins 10-96.)
- ↑ Ils commencent piano, puis donnent plus de voix à mesure qu’ils avancent dans le morceau et arrivent à chanter à tue-tête. Ils chantent dos tourné au spectateur, face à la chambre du fond. À la huitième mesure du chant, on entend un grognement sourd et prolongé sortir on ne sait de quel côté.
- ↑ Avoir un fil électrique en coulisse, côté jardin, assez long pour arriver jusqu’à la Môme (à son côté gauche). Au bout du fil une ampoule électrique fixée sur un manche surmonté d’une coquille, blanche extérieurement, argentée intérieurement, qui épouse la moitié de l’ampoule de façon à servir de réflecteur.
- ↑ Du fait que le fil qui actionne l’ampoule électrique longe le côté gauche de la Môme, en même temps que celle-ci tombera à plat ventre, la lampe tombera sur le lit, côté lointain, ce qui empêchera par la suite le fil de s’entortiller dans les jambes de l’artiste quand elle aura à sauter du lit. Au surplus, il sera facile, aussitôt ce jeu de scène, de tirer le fil dans la coulisse pour plus de sûreté.
- ↑ Petypon (1), devant le canapé ; la Môme (2), dans le lit ; le général (3), à droite de la baie ; Étienne (4), dans la porte.
- ↑ Varlin, 1 — Corignon, 2 — Petypon, 3. — Marollier, 4.