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La Cité de Carcassonne/éd. 1888/Histoire

La bibliothèque libre.
Librairie des imprimeries réunies (p. 1-20).


HISTORIQUE


Vers l’an 636 de Rome, le Sénat, sur l’avis de Lucius Crassus, ayant décidé qu’une colonie romaine serait établie à Narbonne, la lisière des Pyrénées fut bientôt munie de postes importants afin de conserver les passages en Espagne et de défendre le cours des rivières. Les peuples Volces Tectosages n’ayant pas opposé de résistance aux armées romaines, la République accorda aux habitants de Carcassonne, de Lodève, de Nîmes, de Pézenas et de Toulouse la faculté de se gouverner suivant leurs lois et sous leurs magistrats. L’an 70 avant J.-C., Carcassonne fut placée au nombre des cités nobles ou élues. On ne sait quelle fut la destinée de Carcassonne depuis cette époque jusqu’au ive siècle. Elle jouit, comme toutes les villes de la Gaule méridionale, d’une paix profonde ; mais après les désastres de l’Empire, elle ne fut plus considérée que comme une citadelle (castellum). En 350 les Francs s’en emparèrent, mais peu après les Romains y rentrèrent.

En 407, les Goths pénétrèrent dans la Narbonnaise première, ravagèrent cette province, passèrent en Espagne, et, en 436, Théodoric, roi des Visigoths, s’empara de Carcassonne. Par le traité de paix qu’il conclut avec l’Empire en 439, il demeura possesseur de cette ville, de tout son territoire et de la Novempopulanie, située à l’ouest de Toulouse.

C’est pendant cette domination des Visigoths que fut bâtie l’enceinte intérieure de la cité sur les débris des fortifications romaines. En effet, la plupart des tours visigothes encore debout sont assises sur des substructions romaines qui semblent avoir été élevées hâtivement, probablement au moment des invasions franques. Les bases des tours visigothes sont carrées ou ont été grossièrement arrondies pour recevoir les défenses du ve siècle.

Du côté méridional de l’enceinte on remarque des soubassements de tours élevées au moyen de blocs énormes, posés à joints vifs et qui appartiennent certainement à l’époque de la décadence de l’Empire.

Quoi qu’il en soit, il est encore facile aujourd’hui de suivre toute l’enceinte des Visigoths (voir le plan général, fig. 16)[1]. Cette enceinte affectait une forme ovale avec une légère dépression sur la face occidentale, suivant la configuration du plateau sur lequel elle est bâtie. Les tours, espacées entre elles de 25 à 30 mètres environ, sont cylindriques à l’extérieur, terminées carrément du côté de la ville et réunies entre elles par de hautes courtines (fig. 1). Toute la construction visigothe est élevée par assises de petits moellons de 0m,10 à 0m,12 de hauteur environ, avec rangs de grandes briques alternées. De larges baies en plein cintre sont ouvertes dans la partie cylindrique de ces tours, du côté de la campagne, un peu au-dessus du terre-plein de la ville ; elles étaient garnies de volets de bois à pivots horizontaux et tenaient lieu de meurtrières. Le couronnement de ces tours consistait en un crénelage couvert. Des chemins de ronde des courtines on communiquait aux tours par des portes dont les linteaux en arcs surbaissés étaient soulagés par un arc plein cintre en brique. Un escalier de bois mettait à l’intérieur l’étage inférieur en communication avec le crénelage supérieur qui était ouvert du côté de la ville par une arcade percée dans le pignon.


Fig. 1.


Malgré les modifications apportées au système de défense de ces tours, pendant les xiie et xiiie siècles, on retrouve toutes les traces des constructions des Visigoths. Jusqu’au niveau du sol des chemins de ronde des courtines, ces tours sont entièrement pleines et présentent ainsi un massif puissant propre à résister à la sape et aux béliers.

Les Visigoths, entre tous les peuples barbares qui envahirent l’Occident, furent ceux qui s’approprièrent le plus promptement les restes des arts romains, au moins en ce qui regarde les constructions militaires et, en effet, ces défenses de Carcassonne ne diffèrent pas de celles appliquées à la fin de l’Empire en Italie et dans les Gaules. Ils comprirent l’importance de la situation de Carcassonne, et ils en firent le centre de leurs possessions dans la Narbonnaise.

Le plateau sur lequel est assise la cité de Carcassonne commande la vallée de l’Aude, qui coule au pied de ce plateau, et par conséquent la route naturelle de Narbonne à Toulouse. Il s’élève entre la montagne Noire et les versants des Pyrénées, précisément au sommet de l’angle que forme la rivière de l’Aude en quittant ces versants abrupts, pour se détourner vers l’est. Carcassonne se trouve ainsi à cheval sur la seule vallée qui conduise de la Méditerranée à l’Océan et à l’entrée des défilés qui pénètrent en Espagne par Limoux, Alet, Quillan, Mont-Louis, Livia, Puicerda ou Campredon. L’assiette était donc parfaitement choisie et elle avait été déjà prise par les Romains qui, avant les Visigoths, voulaient se ménager tous les passages de la Narbonnaise en Espagne.

Mais les Romains trouvaient par Narbonne une route plus courte et plus facile pour entrer en Espagne et ils n’avaient fait de Carcassonne qu’une citadelle, qu’un castellum, tandis que les Visigoths, s’établissant dans le pays après de longs efforts, durent préférer un lieu défendu déjà par la nature, situé au centre de leurs possessions de ce côté-ci des Pyrénées, à une ville comme Narbonne, assise en pays plat, difficile à défendre et à garder. Les événements prouvèrent qu’ils ne s’étaient point trompés ; en effet, Carcassonne fut leur dernier refuge lorsqu’à leur tour ils furent en guerre avec les Francs et les Bourguignons.

En 508, Clovis mit le siège devant Carcassonne et fut obligé de lever son camp sans avoir pu s’emparer de la ville.

En 588, la cité ouvrit ses portes à Austrovalde, duc de Toulouse, pour le roi Gontran ; mais peu après, l’armée française ayant été défaite par Claude, duc de Lusitanie, Carcassonne rentra au pouvoir de Reccarède, roi des Visigoths.

Ce fut en 713 que finit ce royaume ; les Maures d’Espagne[2] devinrent alors possesseurs de la Septimanie. On ne peut se livrer qu’à de vagues conjectures sur ce qu’il advint de Carcassonne pendant quatre siècles ; entre la domination des Visigoths et le commencement du xiie siècle, on ne trouve pas de traces appréciables de constructions dans la cité, non plus que sur ses remparts. Mais, à dater de la fin du xie siècle, des travaux importants furent entrepris sur plusieurs points. En 1096, le pape Urbain II vint à Carcassonne pour rétablir la paix entre Bernard Aton et les bourgeois qui s’étaient révoltés contre lui et il bénit l’église cathédrale (Saint-Nazaire), ainsi que les matériaux préparés pour l’achever. C’est à cette époque en effet que l’on peut faire remonter la construction de la nef de cette église.

Sous Bernard Aton, la bourgeoisie de Carcassonne s’était constituée en milice et il ne paraît pas que la concorde régnât entre ce seigneur et ses vassaux, car ceux-ci battus par les troupes d’Alphonse, comte de Toulouse, venu en aide à Bernard, furent obligés de se soumettre et de se cautionner. Les biens des principaux révoltés furent confisqués au profit du petit nombre des vassaux restés fidèles, et Bernard Aton donna en fief à ces derniers les tours et les maisons de Carcassonne, à la condition, dit Dom Vaissette : « de faire le guet et de garder la ville, les uns pendant quatre, les autres pendant huit mois de l’année et d’y résider avec leurs familles et leurs vassaux durant tout ce temps-là. Ces gentilshommes, qui se qualifiaient de châtelains de Carcassonne, promirent par serment au vicomte de garder fidèlement la ville. Bernard Aton leur accorda divers priviléges, et ils s’engagèrent à leur tour à lui faire hommage et à lui prêter serment de fidélité. C’est ce qui a donné l’origine, à ce qu’il paraît, aux mortes-payes de la cité de Carcassonne, qui sont des bourgeois, lesquels ont encore la garde et jouissent pour cela de diverses prérogatives. »

Ce fut probablement sous le vicomte Bernard Aton ou, au plus tard, sous Roger III, vers 1130, que le château fut élevé et les murailles des Visigoths réparées. Les tours du château, par leur construction et les quelques sculptures qui décorent les chapiteaux des colonnettes de marbre servant de meneaux aux fenêtres géminées, appartiennent certainement à la première moitié du xiie siècle. En parcourant l’enceinte intérieure de la cité, ainsi que le château, on peut facilement reconnaître les parties des bâtisses qui datent de cette époque ; leurs parements sont élevés en grès jaunâtre et par assises de 0m,15 à 0m,25 de hauteur, sur 0m,20 à 0m,30 de largeur, et grossièrement appareillés.

Le 1er août 1209, le siège fut mis devant Carcassonne par l’armée des croisés, commandée par le célèbre Simon de Montfort.

Le vicomte Roger avait fait augmenter les défenses de la cité et celle des deux faubourgs de la Trivalle et de Graveillant, situés entre la ville et l’Aude, ainsi que vers la route de Narbonne.

Les défenseurs, après avoir perdu les faubourgs, manquant d’eau, furent obligés de capituler. Le siège entrepris par l’armée des croisés ne dura que du 1er au 15 août, jour de la reddition de la place. On ne peut admettre que pendant ce court espace de temps les assiégeants aient pu exécuter les travaux de mine ou de sape qui ruinèrent une partie des murailles et tours des Visigoths ; d’autant qu’il existe des reprises faites pendant le xiie siècle pour consolider et surélever les tours visigothes qui avaient été fort compromises par la sape et la mine.

Il faut donc admettre que les travaux de siège et les brèches dont on signale la trace, notamment sur le côté nord, sont dus aux Maures d’Espagne, lorsqu’ils conquirent ce dernier boulevard des rois visigoths. Bernard Aton ne peut être, non plus, l’auteur de ces travaux de mine, car le traité qui lui rendit la cité occupée par ses sujets révoltés n’indique pas qu’il ait eu à faire un long siège et que les défenseurs fussent réduits aux dernières extrémités.

Le vicomte Raymond Roger, au mépris des traités et de la capitulation qui rendait la cité de Carcassonne aux croisés, était mort en prison dans une des tours en novembre 1209. Depuis lors, Raymond de Trincavel, son fils, avait été dépouillé, en 1226, par Louis VIII de tous ses biens reconquis sur les croisés. Carcassonne alors fit partie du domaine royal, et un sénéchal y commandait pour le roi de France.

En 1240, ce jeune vicomte Raymond de Trincavel, dernier des vicomtes de Béziers, et qui avait été remis en 1209 aux mains du comte de Foix (il était alors âgé de deux ans), se présente tout à coup dans les diocèses de Narbonne et de Carcassonne avec un corps de troupes de Catalogne et d’Aragon. Il s’empare, sans se heurter à une sérieuse résistance, des châteaux de Montréal, des villes de Montolieu, de Saissac, de Limoux, d’Azillan, de Laurens et se présente devant Carcassonne.

Il existe deux récits du siège de Carcassonne entrepris par le jeune vicomte Raymond en 1240, écrits par des témoins oculaires : celui de Guillaume de Puy-Laurens, inquisiteur pour la Foi dans le pays de Toulouse et celui du sénéchal Guillaume des Ormes, qui tenait la ville pour le roi de France. Ce dernier récit est un rapport, sous forme de journal, adressé à la reine Blanche, mère de Louis IX.

Cette pièce importante nous explique toutes les dispositions de l’attaque et de la défense[3]. À l’époque de ce siège, les remparts de Carcassonne n’avaient ni l’étendue ni la force qui leur furent données depuis par Louis IX et Philippe le Hardi. Les restes encore très-apparents de l’enceinte des Visigoths, réparée au xiie siècle, et les fouilles entreprises en ces derniers temps, permettent de tracer exactement les défenses existant au moment où le vicomte Raymond de Trincavel prétendit les forcer.

Nous donnons ci-après, figure 2, le plan de ces défenses, avec les faubourgs y attenant, les barbacanes et le cours de l’Aude.

L’armée de Trincavel investit la place le 17 septembre 1240, et s’empare du faubourg de Graveillant, qui est aussitôt repris par les assiégés. Ce faubourg, dit le Rapport, est ante portam Tolosæ. Or la porte de Toulouse n’est autre que la porte dite de l’Aude aujourd’hui, laquelle est une construction romane percée dans un mur visigoth, et le faubourg de Graveillant ne peut être, par conséquent, que le faubourg dit de la Barbacane. La suite du récit fait voir que cette première donnée est exacte.

Les assiégeants venaient de Limoux, c’est-à-dire du midi, ils n’avaient pas besoin de passer l’Aude devant Carcassonne pour investir la place. Un pont de pierre existait sur l’Aude. Ce pont est encore entier aujourd’hui : c’est le vieux pont dont la construction date, en partie, du xiie siècle. Il ne fut que réparé et muni d’une tête de pont, sous saint Louis et sous Philippe le Hardi. Il est indiqué en P sur notre figure 2.

Raymond de Trincavel n’ignorait pas que les assiégés attendaient des secours qui ne pouvaient se jeter dans la cité qu’en traversant l’Aude, puisqu’ils devaient se présenter par le nord-ouest. Aussi le vicomte s’empara du pont, et, poursuivant son attaque le long de la rive droite du fleuve vers l’amont, il essaya de couper toute communication de l’assiégé avec la rive gauche.

Ne pouvant tout d’abord se maintenir dans le faubourg de Graveillant, en G (voir la fig. 2), il s’empare d’un moulin fortifié, M, sur un bras de l’Aude, fait filer ses troupes de ce côté, les loge dans les parties basses du faubourg, et dispose son attaque de la manière suivante : une partie des assaillants, commandés par Ollivier de Thermes, Bernard Hugon de Serre-Longue et Giraut d’Aniort, campent entre le saillant nord-ouest de la ville et la rivière, creusent des fossés de contrevallation et s’entourent de retranchements palissadés.

L’autre corps, commandé par Pierre de Fenouillet, Renaud de Puy et Guillaume Fort, est logé devant la barbacane qui existait en B et celle de la porte dite Narbonnaise, en N.

En 1240, outre ces deux barbacanes, il en existait une en D[4] qui permettait de descendre du château dans le faubourg[5] et une en H faisant face au midi. La grande barbacane D servait encore à protéger la porte de Toulouse T (aujourd’hui porte de l’Aude).

Il faut observer que les seuls points où le sol extérieur soit à peu près au niveau des lices (car Guillaume des Ormes signale l’existence des lices L et par conséquent d’une enceinte extérieure), sont les points O et R. Quant au sol de la barbacane D du château, il était naturellement au niveau du faubourg et par conséquent fort au-dessous de l’assiette de la cité. Tout le front occidental de la cité est bâti sur un escarpement très-élevé et très-abrupt.


Fig. 2.


En reprenant tout d’abord le faubourg aux assiégeants, les défenseurs de la ville s’étaient empressés de transporter dans leur enceinte une quantité considérable de bois qui leur fut d’un grand secours ; mais ils avaient dû renoncer à se maintenir dans ce faubourg.

Le vicomte fit donc attaquer en même temps la barbacane D du château pour ôter aux assiégés toute chance de reprendre l’offensive, la barbacane B (c’était d’ailleurs un saillant), la barbacane N de la porte Narbonnaise et le saillant I, au niveau du plateau qui s’étendait à 100 mètres de ce côté vers le sud-ouest.

Les assiégeants, campés entre la place et le fleuve, étaient dans une assez mauvaise position ; aussi se retranchent-ils avec soin et couvrent-ils leurs fronts d’un si grand nombre d’arbalétriers que personne ne pouvait sortir de la ville sans être blessé.

Bientôt ils dressèrent un mangonneau devant la barbacane D.

Les assiégés, de leur côté, dans l’enceinte de cette barbacane, élèvent une pierrière turque qui bat le mangonneau. Pour être autant défilé que possible, le mangonneau devait être établi en E.

Peu après les assiégeants commencent à miner sous la barbacane de la porte Narbonnaise en N, en faisant partir leurs galeries de mine des maisons du faubourg qui, de ce côté, touchaient presque aux défenses.

Les mines sont étançonnées et étayées avec du bois auquel on met le feu, ce qui fait tomber une partie des défenses de la barbacane.

Mais les assiégés ont contre-miné pour arrêter les progrès des mineurs ennemis et ont remparé la moitié de la barbacane restée debout. C’est par les travaux de mine que, sur les deux points principaux de l’attaque, les gens du vicomte tentent de s’emparer de la place ; ces mines sont poussées avec une grande activité ; elles ne sont pas plutôt éventées que d’autres galeries sont commencées.

Les assiégeants ne se bornent pas à ces deux attaques. Pendant qu’ils battent la barbacane D du château, qu’ils ruinent la barbacane N de la porte Narbonnaise, ils cherchent à entamer une portion des lices et ils engagent une attaque très-sérieuse sur le saillant en I entre l’évêché et l’église cathédrale de Saint-Nazaire, marquée S sur notre plan.

Comme nous l’avons dit, le plateau, sur ce point, s’étendait presque de niveau avec l’intérieur de la cité de I en O, et c’est pourquoi saint Louis et Philippe le Hardi firent, sur ce plateau, en dehors de l’ancienne enceinte visigothe, un ouvrage considérable, destiné à dominer l’escarpement.

L’attaque des troupes de Trincavel est de ce côté (point faible alors) très-vivement poussée ; les mines atteignent les fondations de l’enceinte des Visigoths, le feu est mis aux étançons et dix brasses de courtines s’écroulent. Mais les assiégés se sont remparés en retraite de la brèche avec de bonnes palissades et des bretèches[6] ; si bien que les troupes ennemies n’osent risquer l’assaut. Ce n’est pas tout, des galeries de mine sont aussi ouvertes devant la porte de Rodez, en B ; les assiégés contre-minent et repoussent les travailleurs des assiégeants.

Cependant, des brèches étaient ouvertes sur divers points et le vicomte Raymond craignant de voir, d’un moment à l’autre, déboucher les troupes de secours envoyées du nord, se décide à tenter un assaut général. Ses gens sont repoussés avec des pertes sensibles, et, quatre jours après, sur la nouvelle de la venue de l’armée royale, il lève le siège, non sans avoir mis le feu aux églises du faubourg, et entre autres à celle des Minimes en R.

L’armée de Trincavel était restée vingt-quatre jours devant la ville.

Louis IX, attachant une grande importance à la place de Carcassonne qui couvrait cette partie du domaine royal devant l’Aragon, et prétendant ne plus avoir à redouter les conséquences d’un siège qui l’aurait mise entre les mains d’un ennemi sans cesse en éveil, voulut en faire une forteresse inexpugnable.

Il faut ajouter au récit du sénéchal Guillaume des Ormes un fait rapporté par Guillaume de Puy-Laurens. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, les habitants du faubourg de Carcassonne (de la Trivalle ; voir le plan, figure 2), malgré leur protestation de fidélité à la noblesse tenant pour le roi, avaient ouvert leurs portes aux soldats de Trincavel qui, dès lors, dirigea de ce faubourg son attaque de gauche contre la porte Narbonnaise. Saint Louis, sitôt après le siège levé, n’eut pas à détruire le bourg déjà brûlé par le vicomte Raymond, mais voulant d’une part punir les habitants de leur manque de foi, et de l’autre ne plus avoir à redouter un voisinage aussi compromettant pour la cité, il défendit aux gens du faubourg de Graveillant de rebâtir leurs maisons et fit évacuer le faubourg de la Trivalle. Ces malheureux durent s’exiler.

Louis IX commença immédiatement de grands ouvrages de défense autour de la cité ; il fit raser les restes des faubourgs, débarrassa le terrain entre la cité et le pont et fit élever toute l’enceinte extérieure que nous voyons aujourd’hui, afin de se couvrir de tous côtés et de prendre le temps d’améliorer les défenses intérieures.

Ayant pu constater la faiblesse des deux parties de l’enceinte sur lesquelles le vicomte Raymond avait, avec raison, porté ses deux principales attaques, c’est-à-dire l’extrémité sud et la porte Narbonnaise, il étendit l’enceinte extérieure bien au delà de l’ancien saillant sud sur le plateau qui domine de ce côté un ravin aboutissant à l’Aude et vers la porte Narbonnaise, à 30 mètres environ en dehors, enclavant ainsi dans les nouvelles défenses les deux points principaux de l’attaque de Trincavel (fig. 16).

Résolu à faire de la cité de Carcassonne le boulevard de cette partie du domaine royal contre les entreprises des seigneurs hérétiques des provinces méridionales, saint Louis ne voulut pas permettre aux habitants des anciens faubourgs de rebâtir leurs habitations dans le voisinage de la cité. Sur les instances de l’évêque Radulphe[7], après sept années d’exil, il consentit seulement à laisser ces malheureux proscrits s’établir de l’autre côté de l’Aude. Voici les lettres patentes de saint Louis, expédiées à ce sujet[8] :

« Louis, par la grâce de Dieu, roy de France, à notre amé et féal Jean de Cravis, seneschal de Carcassonne, salut et dilection. Nous vous mandons que vous recevez en seureté les hommes de Carcassonne qui s’en estoient fuys, à cause qu’ils n’avoient payé à nous les sommes qu’ils devoient, les termes des payements escheus. Pour les demeures et habitations qu’ils demandent, vous en prendrez advis et conseil de nostre amé et féal l’evesque de Carcassonne et de Raymond de Capendu et autres bons hommes, pour leur bailler place pour habiter, proveu qu’aucun domage n’en puisse avenir à nostre chasteau et ville de Carcassonne. Voulons que leur rendez les biens et héritaiges et possessions, dont ils joüissoient avant la guerre, et les laissez joüir de leurs uz et coustumes, affin que nous ou nos successeurs ne les puissions changer. Entendons toutefoiz que lesdits hommes de Carcassonne doivent refaire et bastir à leurs despens les églises de Nostre-Dame et des Frères-Mineurs, qu’ils avoient démolies ; et au contraire n’entendons que vous recevez en façon quelconque aucun de ceux qui introduisirent le vicomte (de Trincavel) au bourg de Carcassonne, estant traistres, ains rappellerez les autres non coupables. Et direz de nostre part à nostre amé et féal l’évesque de Carcassonne, que des amendes qu’il prétend sur les fugitifs, il s’en désiste, et de ce luy en sçaurons gré. Donné à Helvenas, le lundy après la chaise de saint Pierre. »

Bien que nous n’ayons pas le texte original de cette pièce, mais seulement la transcription altérée évidemment par Besse, ce document n’en est pas moins très-important en ce qu’il nous donne la date de la fondation de la ville actuelle de Carcassonne. En effet, en exécution de ces lettres patentes, l’emplacement pour bâtir le nouveau bourg fut tracé au delà de l’Aude, et comme cet emplacement dépendait de l’évêché, le roi indemnisa l’évêque en lui donnant la moitié de la ville de Villalier. L’acte de cet échange fut passé à Aigues-Mortes avec le sénéchal en août 1248.

Ce bourg est aujourd’hui la ville de Carcassonne, élevée d’un seul jet sur un plan régulier, avec des rues alignées, coupées à angle droit, une place au centre et deux églises.

La prudence de Louis IX ne se borna pas à dégager les abords de la cité et à élever une enceinte extérieure nouvelle, il fit bâtir la grosse défense circulaire appelée la Barbacane, à la place de celle qui commandait le faubourg de Graveillant, lequel, rebâti plus tard, prit son nom de cet ouvrage.

Il mit cette barbacane en communication avec le château, par des rampes fortifiées, très-habilement conçues au point de vue de la défense de la place (fig. 16).

À la manière dont sont traitées les maçonneries de l’enceinte extérieure, il y a lieu de croire que les travaux furent poussés activement, afin de mettre, au plus tôt, la cité à l’abri d’un coup de main et pour donner le temps de réparer et d’agrandir l’enceinte intérieure.

Philippe le Hardi, lors de la guerre avec le roi d’Aragon, continua ces ouvrages avec activité. Ils étaient terminés au moment de sa mort (1285). Carcassonne était la place centrale des opérations entreprises contre l’armée aragonaise et un refuge assuré en cas d’échec.

À la place de l’ancienne porte appelée Pressam ou Narbonnaise ou des Salins, Philippe le Hardi fit construire une admirable défense, comprenant la porte Narbonnaise actuelle, la tour du Trésau et les belles courtines voisines. Du côté de l’ouest-sud-ouest, sur l’un des points vivement attaqués par l’armée de Trincavel, profitant du saillant que saint Louis avait fait faire, il rebâtit toute la défense intérieure, c’est-à-dire les tours nos 39, 11, 40, 41, 42, 43 (porte de Razez, de Saint-Nazaire ou des Lices), ainsi que les hautes courtines intermédiaires (fig. 16), de manière à mieux commander la vallée de l’Aude et l’extrémité du plateau. Un fait curieux donne la date certaine de cette partie de l’enceinte qui enveloppait l’évêché. En août 1280, à Paris, le roi Philippe permit à Isar, alors évêque de Carcassonne, de pratiquer quatre fenêtres grillées dans la courtine adossée à l’évêché, après avoir pris l’avis du sénéchal, et sous la condition expresse que ces fenêtres seraient murées en temps de guerre, sauf à pouvoir les rouvrir, la guerre terminée. Le roi s’obligeait à faire, à ses dépens, les égouts pour l’écoulement des eaux de l’évêché, à travers la muraille, et à l’évêque était réservée la jouissance des étages de la tour dite de l’Évêque (tour carrée no  11, à cheval sur les deux enceintes), jusqu’au crénelage, sans préjudice des autres droits du prélat sur le reste des murailles de la ville. Or, ces quatre fenêtres n’ont point été ouvertes après coup, elles ont été bâties en élevant la courtine, et elles existent encore entre les tours nos 39, 11 et 40 ; donc ces courtines et tours datent de 1280. Du côté du midi et du sud-est, Philippe le Hardi fit couronner, exhausser et même reconstruire sur quelques points les tours des Visigoths, ainsi que les anciennes courtines. Du côté du nord, on répara également les parties dégradées des murs anciens et on éleva une large barbacane devant l’entrée du château dans l’intérieur de la ville.

L’enceinte extérieure, que je regarde comme antérieure de quelques années aux réparations entreprises par Philippe le Hardi, pour améliorer l’enceinte intérieure — et je vais en donner des preuves certaines tout à l’heure — est bâtie en matériaux (grès) irréguliers et disposés sans choix, mais présentant des parements unis, tandis que toutes les constructions de la fin du xiiie siècle sont parementées en pierres ciselées sur les arêtes, et forment des bossages rustiques qui donnent à ces constructions un aspect robuste et d’un grand effet. Tous les profils des tours de l’enceinte intérieure, réparée par Philippe le Hardi, sont identiques ; les culs-de-lampe des arcs des voûtes et les quelques rares sculptures, telles, par exemple, que la statue de la Vierge et la niche placées au-dessus de la porte Narbonnaise, appartiennent incontestablement à la fin du xiiie siècle.

Dans ces constructions, les matériaux sont de même nature, provenant des mêmes carrières et le mode d’appareil uniforme ; partout on rencontre ces bossages, aussi bien dans les parties complètement neuves, comme celles de l’ouest, du sud-ouest et de l’est, que dans les portions complétées ou restaurées, sur les constructions visigothes et du xiie siècle. Les moulures sont finement taillées et déjà maigres, tandis que l’enceinte extérieure présente dans ses meurtrières, ses portes et ses corbeaux, des profils très-simples et larges. Les clefs des voûtes de la tour no 18 (tour de la Vade ou du Papegay) sont ornées de figures sculptées présentant tous les caractères de l’imagerie du temps de saint Louis. De plus, entre la tour no 7 et l’échauguette de l’ouest, le parapet de la courtine a été exhaussé, en laissant toutefois subsister les merlons primitifs ainsi englobés dans la maçonnerie surélevée, afin de donner à cette courtine, jugée trop basse, un commandement plus considérable.

Or, cette surélévation est construite en pierres avec bossages, les créneaux sont plus espacés, l’appareil beaucoup plus soigné que dans la partie inférieure et parfaitement semblable, en tout, à l’appareil des constructions de 1280.

La différence entre les deux constructions peut être constatée par l’observateur le moins exercé : donc, la partie inférieure étant semblable, comme procédés de structure, à tout le reste de l’enceinte extérieure, et la surélévation conforme, comme appareil, à toutes les constructions dues à Philippe le Hardi, l’enceinte extérieure a été évidemment élevée avant les restaurations et les adjonctions entreprises par le fils de Louis IX.

Du côté du sud-ouest, la muraille des Visigoths venait longer la façade ouest de l’église cathédrale de Saint-Nazaire (fig. 16). Cette façade, élevée, comme nous l’avons dit, à la fin du xie siècle ou au commencement du xiie, n’est qu’un mur fort épais sans ouverture dans la partie inférieure. Elle dominait l’enceinte visigothe et augmentait sa force sur ce point attaquable. Son couronnement consistait en un crénelage dont nous avons retrouvé les traces et que nous avons pu rétablir dans son intégrité.

Les fortifications de Philippe le Hardi laissèrent entre elles et cette façade (fig. 16) un large espace et la défense supérieure de la façade de Saint-Nazaire demeura sans objet puisqu’elle ne commandait plus les dehors.

Depuis lors il ne fut entrepris aucun travail de défense dans la cité de Carcassonne et, pendant tout le cours du moyen âge, cette forteresse fut considérée comme imprenable. Le fait est qu’elle ne fut point attaquée et n’ouvrit ses portes au prince Noir, Édouard, en 1355, que quand tout le pays du Languedoc se fut soumis à ce conquérant.

  1. Des fouilles nous ont permis de reconnaître les fondations de cette enceinte sur les points où elle a été supprimée, à la fin du xiiie siècle, pour augmenter le périmètre de la cité.
  2. Sous le commandement de Moussa ben-Nossaïr.
  3. Le rapport du sénéchal Guillaume des Ormes, et le récit de Guillaume de Puy-Laurens ont été publiés et annotés par M. Douët d’Arcq, dans la Biblioth. de l’École des Chartes, 2e série, tome II, p. 363.
  4. Reconstruite sous saint Louis.
  5. Toutes les défenses du château datent du xiie siècle sauf celles du front sud.
  6. Sorte de petit blokaus en charpente
  7. Le tombeau de cet évêque est dans la petite chapelle bâtie à l’extrémité du bras de croix sud de l’église de Saint-Nazaire.
  8. Hist. des Antiq. et comtes de Carcassonne, G. Besse, citoyen de Carcassonne, Béziers, 1645. « Ces lettres, dit Besse, furent exécutées par le seneschal, pridie nonas Aprilis, c’est-à-dire le 4 avril 1247, et, avec l’acte de leur exécution, se trouvent avoir esté transcrites en langage du pays, dans le livre manuscrit des coutumes de Carcassonne. »