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L’Accident de Don Iñigo

La bibliothèque libre.
Poèmes barbaresLibrairie Alphonse Lemerre (p. 289-292).





Quatre-vingts fidalgos à chevelures rousses,
Sur mulets harnachés de cuir fauve et de housses
Écarlates, s’en vont, fort richement vêtus :
Gants parfumés, pourpoints soyeux, souliers pointus,
Triples colliers d’or fin, toques à plumes blanches,
Les vergettes en main et l’escarcelle aux hanches.
Seul, Rui Diaz De Vivar enfourche, roide et fier,
Son cheval de bataille enchemisé de fer.
Il a l’estoc, la lance, et la cotte maillée
Qui de la nuque aux reins reluit ensoleillée,
Et, pour garer le casque aux reflets aveuglants,
Un épais capuchon de drap rouge à trois glands.

La guêpe au vol strident vibre, la sauterelle
Bondit dans l’herbe sèche et rase, le bruit grêle

Des clochettes d’argent tinte, et les cavaliers
Mêlent le rire allègre aux devis familiers :
Ruses de guerre et rapts d’amour, et pilleries
Nocturnes par la ville et dans les Juiveries,
Querelles, coups de langue et coups de merci-Dieu ;
Mais, immobile en selle et plus ferme qu’un pieu,
Le Rui Diaz ne dit rien, étant d’une humeur sombre.

Donc, à travers les champs pierreux qui n’ont point d’ombre,
Comme il est convenu, tous cheminent ainsi
Pour rendre grâce au Roi qui leur a fait merci
Et vient au-devant d’eux avec ses feudataires,
Son Alferez-Mayor et ses quatre notaires
Chargés de libeller allégeance et serment,
Et trois cents compagnons armés solidement.

Vers midi, dans la plaine où l’air poussiéreux brûle,
Don Hernando s’arrête et siège sur sa mule,
Toque en tête, le gant de la main droite ôté,
Et l’autre, du revers, appuyée au côté.
Chacun, après l’hommage et la mercuriale,
Va mettre un prompt baiser sur la dextre royale ;
Mais, lenteur ou dédain, le grave aventurier,
Rui Diaz ne descend point de son haut destrier.
Alors don Iñigo Lopez, porte-bannière
De Castille, d’humeur rogue et fort rancunière,
Dont les rudes aïeux soutinrent sur les monts
Les assauts de Thâriq et de ses noirs démons,
Très fier, conséquemment, de sa vieille lignée,

Voyant un tel orgueil, en a l’âme indignée.
Or, il pique des deux, et, dressé sur l’arçon,
Fait à Rui De Vivar âprement la leçon,
D’un geste violent et bref, à pleine gorge,
Et il plus allumé qu’un charbon dans la forge :


— À bas ! À bas, don Rui ! C’est votre tour. Vrai Dieu !
Ce cadet se croit-il issu de trop bon lieu
Pour faire ce que fait, sans regret ni grimace,
Tout Riche-homme portant bannière, épée et masse,
Possédant vassaux, terre, honneurs et droits entiers ?
Sait-il, ce détrousseur de gens, fils de routiers,
Si n’était notre Sire et sa miséricorde,
Qu’on ne lui doit, en toute équité, qu’une corde,
Ou qu’un vil couperet pour lui scier le cou ?
À bas ! Ne tranchez pas du hautain et du fou,
Parce qu’impunément, soit dit à notre honte,
Vous avez, d’aventure, occis le vaillant Comte
Lozano, qui fut, certe, un des meilleurs soutiens
De Castille et de Dieu parmi les Vieux chrétiens.
Pour vous, êtes-vous pas More ou Juif, ou peut-être
Hérétique ? À coup sûr, du moins, menteur et traître.
C’est assez d’arrogance et trop d’actes félons :
Faites qu’on vous dédaigne et vous oublie. Allons !
Il est grand temps. Sinon, par la Vierge et le Pape !
Aussi vrai qu’on me nomme Iñigo, je vous happe
À la jambe, et vous traîne à travers les cailloux
Pour supplier sa Grâce et baiser ses genoux. —


Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.
L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant
Sa mule et le chemin des flaques de son sang.
Et chacun s’émerveille, et crie, et s’évertue :
— Holà ! – Jésus ! – Tombons sur l’homme ! – Alerte ! – Tue !
— Haut les dagues ! — Par Dieu ! Toque et crâne, du coup,
Sont fendus jusqu’aux dents. — En avant ! Sus au loup !

— Saint Jacques ! dit le Roi tout surpris, cette épée,
Si lourd que soit le poing, est rudement trempée !
Mais ceci m’est fâcheux et j’en suis affligé.
Don Iñigo, ce semble, est fort endommagé ;
Il gît, blême et muet, et sans doute il expire.
Rengaine ton estoc, don Rui, si tu n’es pire
Que le Diable et Mahom, très féroces tous deux.
— Voilà ce que l’on gagne aux propos hasardeux,
Dit Rui Diaz. Ce seigneur eut la langue un peu vive. —

Puis, sans s’inquiéter qu’on le blâme ou poursuive,
Avec ses fidalgos, devers Calatrava,
Le bon Campeador tourne bride et s’en va.