Fleurs d’ennui/Pasquala Ivanovitch
PASQUALA IVANOVITCH
I
Deux heures de la nuit. — La paix profonde, le recueillement intime du quart de minuit à quatre heures. Instants mélancoliques du métier des marins, où, dans le silence, dans le calme des veilles, la pensée, dégagée de tout, plane de haut sur les choses de la vie…
Nous, voici à Cattaro : pays nouveau, situation imprévue. Nous voici faisant partie d’une escadre européenne, comme il n’en avait jamais existé.
Deux heures de la nuit. — Un grand apaisement a succédé aux agitations, aux salves, au bruyant cérémonial de l’arrivée.
La lune éclaire une baie admirable, où l’eau sommeille immobile ; elle jette des clartés roses aux grands rochers, et découpe, avec des ombres, les reliefs des prodigieuses montagnes suspendues au-dessus des eaux.
L’air de la nuit est tiède, et la terre envoie des senteurs de myrte. — On dirait des paysages de rêve.
Toutes ces formes noires, qui semblent des monstres endormis sur le miroir de la mer, ce sont nos vaisseaux cuirassés ; c’est cette escadre internationale qui occupe en ce moment les gens politiques dans tous les cabinets de l’Europe.
Ils dorment, les cuirassés. Toutes les demi-heures, quand leurs cloches sonnent, on entend sur des intonations différentes le cri somnolent des matelots de garde, répété dans toutes les langues. Et puis les dernières voix qui traînent, — mal éveillées avec des notes somnambules, — meurent l’une après l’autre, — et tout retombe dans le silence absolu.
II
Mardi 5 octobre. — C’est à peine si nous avons eu le temps de voir au grand jour ce pays nouveau où le hasard nous amène, et où nous ferons long séjour peut-être, en attendant la solution des questions du Monténégro, de la Grèce et de l’Albanie.
Il a un aspect bien fantastique, ce pays des Slaves. Tout autour de cette baie, fermée comme un lac, les montagnes sont hautes, abruptes, sauvages, avec de petits hameaux de loin en loin perchés dans les bois.
Et derrière et plus haut que tout cela, quelque chose de sombre monte en plein ciel, comme la muraille gigantesque d’un monde : ce sont les mornes noirs du Monténégro ; calcinés, déchirés, comme des restes effrayants du chaos. Dans les lointains de l’air, ils se tiennent immobiles avec des attitudes de tourmente.
Un village devant nous, au bord de la mer : c’est Baozich.
Cattaro est loin, caché derrière les montagnes, au fond d’une autre baie qu’on ne voit pas.
Que ferons-nous bien dans ce pays, si nous y passons l’hiver ?…
III
Dimanche 10 octobre. — Déjà huit jours que nous sommes ici. Peu à peu l’œil s’habitue à l’aspect de ces terribles masses de pierre immobilisées dans le ciel ; on se fait à ces bois, à ces paysages, à la physionomie farouche de ce recoin de terre.
L’automne dans ce pays est chaud et limpide ; toute cette verdure sur les montagnes a des teintes admirables.
Aujourd’hui, c’est jour de repos à bord. Les matelots, bien propres dans leurs vêtements de toile, jouent à des jeux d’enfants, — ou flânent, étendus à plat ventre, sur les ponts qui sont aussi blancs et nets que du bois neuf.
D’un navire à l’autre, ils s’examinent curieusement avec des longues-vues. En effet, c’est une singulière escadre que la nôtre : — près de nous, des Français ; — plus loin, des Autrichiens ; — puis des Russes, des Allemands, des Italiens, — tous amis pour l’instant, et reposant en paix sur l’eau bleue.
C’est dimanche, — et il fait un vrai temps de dimanche : pas un nuage au ciel, pas un souffle sur la mer. — Autour de nous les grandes montagnes ensoleillées sont silencieuses.
De tous les villages d’alentour, les paysans sont descendus pour voir cette étonnante escadre. Il en est venu de fort loin, même de Scutari et du Monténégro, et les barques des pêcheurs de Baozich ne suffisent plus à les conduire.
C’est nous, les Anglais, — avec les Français nos voisins, — qui recevons le plus de visites ; ces gens ont le sentiment que les autres nous sont inférieurs.
Il nous arrive des barques pleines : des Dalmates, — des Monténégrins à mine de bandit, vêtus de velours brodé d’or, — et des Albanais, que j’aime parce qu’ils me parlent la langue de Stamboul…
Le soir approche. Les tourmentes de pierre du Monténégro prennent là-haut des teintes d’un rouge sombre, — ensuite d’un violet profond.
Puis tout s’éteint, et on ne voit plus en l’air que de lointaines silhouettes, étonnantes de hardiesse et de hauteur.
La nuit est venue et je descends à terre. Je passe devant le hameau de Baozich, devant l’auberge noire où soupent les bateliers. Par un sentier déjà connu, déjà familier, je m’en vais dans la montagne. Je monte, je monte dans l’obscurité épaisse des arbres, et m’arrête près d’une cabane isolée, dans un enclos d’oliviers.
Là m’attend une petite fille qui porte le costume des femmes de l’Herzégovine, pauvre petite gardeuse de chèvres et de moutons qui vient s’asseoir auprès de moi, en toute innocence, je crois bien, en toute candeur de petite sauvage.
Elle me conte des choses enfantines dans un italien mêlé de mots slaves que j’ai grand’peine à comprendre, et me quitte chaque soir en courant, quand, de la chaumière voisine, une voix tremblante de vieille l’appelle : « Pasquala ! Pasquala !… »
Pasquala Ivanovitch docilement rentre au logis, se couche sur son lit de bruyère et s’endort.
Pauvre petite, je ne veux rien d’elle, — rien que la regarder parce qu’elle est jolie, — comme je regarde les fleurs rares qui poussent ici dans les bois.
D’abord elle se sauvait comme elles font toutes. À présent, sa frayeur est passée, et nous sommes grands amis depuis trois jours.
IV
Pasquala Ivanovitch, — un prénom d’Italie et un nom du Nord. — Les Slaves des bords de l’Adriatique ont emprunté aux Italiens quelques mots de leur langage et un peu de leur accent : ils leur ont pris surtout leur teint plus bronzé et plus chaud.
Les yeux gris de cette petite Pasquala ont ce je ne sais quoi de vague, de brumeux, de septentrional, qui est particulier à sa race et qui fait le charme de certains yeux russes. Mais ses joues sont dorées au soleil comme des pêches mûres, et ses cheveux très blonds se détachent en plus clair sur la couleur brunie de ses tempes.
Son costume se compose d’un corsage à paillettes de cuivre, ouvert sur une chemise à plis, et d’un jupon que tient une grossière ceinture de cuir agrafée par des plaques de métal. Elle se coiffe d’un béret rouge auquel est attaché par derrière un long voile blanc.
Elle est née de l’autre côté des montagnes, là-bas, dans la sombre Herzégovine ; elle n’a plus de père ni de mère, et les vieux paysans chez qui elle habite sont ses maîtres.
V
Mercredi 13 octobre. — Manœuvre, branle-bas de combat. Tout le train des grands exercices d’escadre.
Un temps très couvert, très sombre, très lourd, avec un peu de pluie d’orage. Les gigantesques amoncellements de pierres grises qui surplombent la mer ont des aspects sinistres sous ce ciel morne.
À cinq heures, la journée de service est terminée. — Dîné et changé de costume à la hâte pour aller rejoindre à la nuit Pasquala Ivanovitch dans l’enclos d’oliviers.
Pasquala Ivanovitch reste d’abord longtemps étendue sur la mousse, la tête sur mes genoux, faisant semblant de dormir. Et je sens son cœur battre très fort contre ma main, et je vois bien qu’elle ne dort pas. Je lui parle tout doucement en italien, et elle me répond en slave par mots entrecoupés, comme quelqu’un de mal éveillé.
Pasquala Ivanovitch, en comptant sur ses doigts, dit qu’elle a dix-neuf ans ; c’est bien l’âge que je pensais, car elle est déjà formée ; pourtant, quand elle parle, on dirait une voix de petite fille.
Elle sent le foin fauché, l’étable, le serpolet de la montagne, — et un peu aussi les moutons qu’elle garde. Au grand jour, son voile blanc et son corsage paraîtraient éraillés, fanés, salis par la terre des chemins ; la nuit, tout cela est joli, tout cela sent bon les herbes et la campagne.
Quand elle remue la tête, on entend un petit bruit de paillettes de cuivre, à cause des bijoux grossiers, des épingles à pendeloques qui tiennent son voile au drap de son béret rouge.
Elle a dû avoir plus d’une aventure avec des bergers de Baozich, et certes elle a livré déjà son corps qui brûle.
Elle a des naïvetés et des effronteries de petit enfant. Elle est bien belle, et sa taille est pure comme celle d’une statue.
On est bien dans ce bois d’oliviers. Par terre, il y a de la mousse sèche, du lichen, des feuilles mortes. Il y fait nuit noire ; pourtant on sent qu’on est dans un lieu très élevé, qu’on domine de haut la mer, — et l’escadre européenne, d’où arrivent des bruits lointains de fifres et de tambours, des sons de cloches, des musiques russes, des hymnes autrichiens, des gigues anglaises, des chants de matelots dans toutes les langues. Dans le lointain, cela se confond, se mêle au chant de tous les grillons de la campagne.
Quelle paix dans l’obscurité de ce bois !… On dirait que tous ces vaisseaux se sont assemblés au-dessous de nous exprès pour nous donner en sourdine ce concert vague et étrange. Et pourtant leur réunion bizarre représente l’agitation de la politique, la menace terrible d’une guerre générale, d’un conflit de toute l’Europe.
Quelle paix dans l’obscurité de ce bois ! Le temps est redevenu pur, les oliviers découpent sur le ciel étoilé leur feuillage ténu comme une fine dentelle noire. La terre sent bon, les grillons chantent, le cœur de Pasquala Ivanovitch bat toujours très fort contre ma main… Ils sont nouveaux pour moi ces mots slaves qu’elle me dit, et je ne sais pas encore les comprendre ; ce pays aussi est nouveau, et je commence à l’aimer comme j’en ai aimé tant d’autres.
« — Pasquala ! Pasquala ! » appelle, avec un accent étranger, la voix triste de chaque soir.
Pasquala se lève et se met à courir.
Moi, je redescends à la plage.
VI
Vendredi 15 octobre. — Jour de vent et de pluie. Grandes bourrasques d’automne. Le soleil paraît de temps en temps entre les averses.
Pasquala, qui promène ses moutons tout de même, me montre un recoin de la montagne où les myrtes et les grenadiers sont couverts de fleurs comme au printemps : un jardin d’arrière-saison abrité au fond d’un ravin. Elle connaît là une cachette de bergère, sous de grosses pierres. Nous y laissons passer les ondées.
Pasquala a un grand frère que je n’avais pas encore vu. Il arrive à l’improviste et me jette un mauvais regard de méfiance. Sur une explication que j’aurais désiré comprendre, donnée en slave par Pasquala, il sourit et me tend la main.
Il est habillé en paysan dalmate. Il s’appelle Giovanni, batelier à Rizano. Il a la même figure que sa sœur, les mêmes grands yeux gris, le teint bronzé et les cheveux blonds comme elle, — sa moustache se détachant en clair sur le fauve de ses joues.
Giovanni Ivanovitch m’accompagne jusqu’au bord de la mer. Il a l’air très étonné de cette chose qui nous est familière, rembarquement d’un officier dans son canot : les honneurs du sifflet, les matelots se précipitant pour offrir la main, pour étendre le tapis traditionnel, etc. Il paraît en conclure que je suis un très grand seigneur.
Jamais les montagnes du Monténégro n’avaient été si étrangement belles que ce soir. Sur un fond brun sombre de nuages d’orage, éclairées en rouge par le soleil couchant, — éclairées en rouge inimaginable, en rouge de feu de Bengale, ayant l’air de braises vives, ayant l’air d’être incandescentes, d’être encore en fusion. De grandes murailles de feu ; des aspects grandioses et terrifiants de visions d’apocalypse.
Réflexion que fait près de moi mon ami Plumkett : « On se sent devenir panthéiste en contemplant de pareilles choses. »
Au moment où il le disait, je le pensais.
VII
Dimanche 17 octobre. — Pasquala m’avait demandé de lui apporter quatre florins pour s’acheter un béret rouge. Ce soir, je les lui ai donnés, et, très en colère, elle les a jetés dans les broussailles.
Ensuite elle s’est mise à pleurer, et s’est déchiré les mains pour les chercher au clair de lune parmi les épines.
Elle me les a rendus, moins un qu’elle n’a pu retrouver.
Une petite fille aussi belle que Pasquala Ivanovitch a peut-être des défauts ou des vices ; — peu importe, elle doit avoir malgré tout quelque chose de beau dans le cœur ; — à l’état sauvage, la beauté physique est incompatible avec la laideur morale. Seulement, nous ne parlons pas le même langage, et le temps me manque absolument pour déchiffrer et comprendre ; de celle-ci encore, je ne puis saisir en passant que ce qui tombe sous mes sens, la beauté du corps.
Dans les marbres de Paros, dans les marbres pentéliques, les Grecs taillaient des jeunes filles qui étaient faites comme Pasquala Ivanovitch. Il ne se peut pas que tout cela ne soit que de la matière admirablement moulée ; — dans le cœur, il doit y avoir aussi quelque chose de sain et de pur.
18 octobre. — Le beau temps revenu, le calme, le ciel méditerranéen.
Ces jours de pluie ont rendu l’air plus transparent et plus léger. Les teintes de toutes choses sont plus vives et plus belles, — les bleus irisés des montagnes, les bleus crus de la mer, les verts d’émeraude des myrtes qui couvrent les rochers, les rouges des grenades, les verts sombres des oliviers ; — et tout en haut des mornes de pierre se découpent sur le ciel en gris clair de cendres, en blancheurs de lave.
Le soir, un calme tiède dans la montagne ; — la pleine lune éclairant les sentiers bordés de myrtes et de bruyères.
Dans l’enclos d’oliviers, j’attends Pasquala — une demi-heure, une heure… Pasquala ne vient pas…
Je m’approche tout doucement de la chaumière, qui est fermée.
On entend au dedans la voix des deux vieillards qui paraissent faire des reproches, gronder très fort en slave, et la voix de Pasquala qui répond très bas, et la voix de Giovanni son frère…
À minuit, l’Hélicon, qui est allé chercher nos dépêches en Italie, nous revient avec des nouvelles politiques qui semblent sérieuses. On dit que notre manifestation contre l’Albanie est terminée, que l’escadre internationale va être dissoute, et que nous allons rentrer en Angleterre.
19 octobre. — Couru la montagne tout le jour, monté très haut au-dessus des nuages, — avec l’intention de me fatiguer beaucoup, et de ne pas songer à Pasquala le soir, — et de laisser en paix cette petite fille.
Comme j’étais bien là-haut, couché dans une niche de rocher, au milieu des genévriers et des lentisques, plantes maigres et rabougries des sommets, — seul, bien loin des hommes, à l’extrême pointe de la plus haute montagne de Baozich. Bien abrité du vent froid qui passe sur les cimes, réchauffé par le soleil qui donnait dans ma cachette de pierre, je regardais les perspectives immenses se dérouler au loin sous mes pieds.
J’étais monté d’abord par des sentiers de chèvre, bordés de myrtes et tapissés de mousse. Dans la région humide où stationnent souvent les nuages, il y avait dans les creux des pierres des touffes de fougères fines et fraîches, et des cyclamens roses d’une largeur inusitée.
Ensuite, plus de sentiers ; des roches grises à escalader avec les pieds et les mains, en se déchirant aux épines de petites broussailles tristes, toutes ratatinées et tapies dans les trous, comme des plantes qui auraient peur de tomber de si haut, d’être enlevées par le vent.
Quand je vis deux heures à ma montre, je sortis de ma cachette pour aller me percher à côté, sur la pointe de la dernière pierre du sommet. Il soufflait un tel vent à cette hauteur, que j’avais peine à m’y tenir. Je me mis à agiter en l’air, au bout d’un long bâton, un bouquet de houx ; — c’était un signal convenu avec le Téméraire, qui paraissait en bas comme une mouche posée sur l’eau. À deux heures précises, les longues-vues du bord devaient être dirigées sur cette pointe de montagne.
Puis je retournai dans ma niche de pierre, et j’y restai longtemps ; je n’avais plus aucune envie de redescendre.
Je voyais à vol d’oiseau les ondulations des crêtes de montagnes qui fuyaient au-dessous de moi, et s’en allaient toutes s’abîmer, à des distances insondables, dans une espèce de néant bleu qui était la Méditerranée ; et puis, aux dernières limites de l’espace, le cercle de l’horizon des eaux, vaguement dessiné, paraissait remonter dans l’air.
Pour l’instant je comprenais très bien l’existence des aigles, ou celle des ermites solitaires qui perchent sur les cimes ; il me semblait voir et juger toutes les agitations de la vie comme n’étant plus du monde et planant au-dessus, et je m’absorbais dans des contemplations d’infini…
Là-bas, très loin, il y avait pourtant quelque chose de sombre qui se tenait encore beaucoup plus haut que moi dans le ciel. C’était la chaîne des mornes du Monténégro, Les découpures de leurs sommets étaient nettes et accusées, mais leurs bases, plus indécises, paraissaient se dissoudre, se fondre dans le vide ; ils avaient l’air de pencher vers moi, comme des masses qui vont tomber. De les regarder fixement, cela donnait le vertige.
La journée s’avançait et j’avais faim. Je redescendis quatre à quatre, et rentrai à bord un peu après le coucher du soleil.
VIII
Mais, la nuit venue, je me retrouvai à terre, dans les sentiers de Baozich. D’abord je marchai du côté opposé à la cabane de Pasquala, et puis je revins sur mes pas et montai dans le bois d’oliviers.
L’heure était passée, mais Pasquala Ivanovitch était là encore, qui attendait. Elle dit en slave quelque chose qui devait signifier ceci : « Comme tu viens tard au rendez-vous !… »
Je ne sais plus combien de temps après, la voix tremblante de la vieille appela, sur le même ton que de coutume : « Pasquala ! Pasquala !… »
Elle se releva et partit en courant.
Moi je restai étendu sur la terre et je m’endormis.
Je me réveillai ayant très froid ; la rosée tombait sur mes vêtements. La lune était sortie de la fine dentelle noire des feuillages d’oliviers, et me regardait en plein, comme un grand œil glacé et mort.
J’entendis de très loin, au milieu de ce silence de la nuit, une sorte de fanfare triste, avec un roulement de tambour : le dernier couvre-feu des vaisseaux anglais.
Il était fort tard alors, — et mon canot, après m’avoir attendu, devait être reparti depuis longtemps.
Je descendis à la plage. La cabane où les bateliers s’attardent à boire était fermée. Leurs barques étaient amarrées à des pierres.
Je distinguai, adossé à un arbre, un homme en costume dalmate, qui pouvait encore être un batelier, et je m’approchai de lui. C’était Giovanni.
— Tes matelots étaient venus t’attendre, dit-il ; ils ont pensé qu’il t’était arrivé malheur dans la montagne et s’en sont allés. Tu n’étais pas avec ma sorella (ma petite sœur) ce soir ?
Je répondis non, et sans doute il ne me crut guère ; mais il n’insista pas-davantage. Il dit simplement avec un ton dur :
— Eh bien, si tu veux, monte dans ma barque. Mais cela te coûtera cinq florins, parce que c’est la nuit.
Dans la batterie du Téméraire, les matelots dormaient. Je passai sous les files de leurs hamacs suspendus et j’entrai dans ma chambre, où il faisait noir.
En y allumant des bougies, je fus surpris de la trouver pleine de fleurs comme un autel de la Vierge. Des gerbes de myrtes, des branches odorantes de citronnier, et des roses.
J’avais oublié ces bouquets, envoyés le matin de Baozich. Mon domestique, en mon absence, les avait mis dans l’eau et arrangés à sa manière, symétriquement, avec un air de chapelle. C’était si joli pourtant, mêlé aux vieilles étoffes brocantées à Raguse, aux vieilles armes d’Orient toute brillantes de nacre et de métal, que je les laissai où il les avait placés, malgré le danger de leurs parfums.
Fatigué que j’étais, je me couchai au milieu de toutes ces fleurs et m’endormis d’un sommeil plein de troubles et de visions.
Un rêve de cette nuit :
J’étais mort. J’étais dans un cimetière, assis sur la pierre de ma tombe, au crépuscule d’un soir d’été. Il y avait dans l’air des rondes de phalènes et de moucherons, — et des fleurs partout, parmi les tombeaux et l’herbe haute des cimetières.
Je reconnaissais ce lieu ; c’était bien celui où dormaient mes grands-parents morts ; il avait cette horreur particulière qui me glaçait, quand on m’y conduisait le soir, dans mon enfance, pour y porter des couronnes ; — un genre de tristesse, un genre d’horreur qui ne peut pas s’exprimer avec des mots humains… Il est des impressions, des sentiments, — vagues, indéfinissables, — qui sont comme des souvenirs ou des intuitions de choses extra-terrestres ; on les éprouve plus nettement, on se sent plus près de l’objet de ces conceptions mystérieuses, dans le rêve que dans la veille…
J’étais seul dans ce cimetière, au crépuscule, assis sur ma tombe ; j’avais conscience de n’être plus qu’une vision, qu’une chose impalpable, qu’un fantôme, une apparence d’être, persistant encore par la tension et la force de ma propre volonté. Je sentais que j’allais bientôt m’évanouir à jamais, m’éteindre dans le néant, et je voulais lutter contre la fin dernière ; j’étais dans l’angoisse de l’irréparable de mon corps humain qui n’existait plus, — de ma chair, de la matière de ma vie qui m’avaient échappé… Et je rêvais de jeunesse et de force et d’amour, et de corps de jeunes filles, et d’ivresse des sens, et d’ivresse de vivre… Et je voulais encore tout cela, qui était fini à jamais… Fantôme, — je sentais que j’allais disparaître…
Il passait dans les allées de ce cimetière des gens que j’avais connus ; et je me levais, j’allais à eux en leur tendant la main, — pour essayer mon aspect, pour avoir l’air de vivre, pour voir s’ils s’y tromperaient… Eux s’avançaient, essayaient de me toucher ; ils trouvaient le vide et passaient au travers… Tout à coup, ils se rappelaient que j’étais mort ; — je voyais dans leurs yeux une terreur horrible, et ils se sauvaient.
Alors j’étais pris d’une rage contre les vivants, d’une envie de fantôme d’épouvanter, de faire mal et de faire peur ; et je me mettais à les poursuivre ; je courais, je courais après eux, par-dessus les tombes, en faisant « Hou ! hou ! », en poussant des cris lugubres.
Et, quand je les avais bien poursuivis, je revenais m’asseoir sur ma pierre, pour en attendre d’autres. Je sentais que je m’éteignais, malgré la tension de toute ma volonté, — que je m’en allais, que je m’en allais, — que bientôt on ne me verrait même plus.
C’était bien un crépuscule de juin ; il y avait des parfums de fleurs dans ce cimetière, des parfums si suaves, si pénétrants, qu’ils me grisaient ; il y avait des guirlandes de roses partout sur les tombeaux, et de hautes herbes fleuries, au-dessus desquelles les phalènes et les moucherons dansaient toujours leurs rondes légères. Tout cela m’enivrait de désirs de vie et d’amour, moi qui étais mort…
Tout à coup je vis Pasquala Ivanovitch qui passait dans une allée, avec des chèvres blanches. Elle ne devait pas savoir que j’étais mort, Pasquala, puisque cela venait de m’arriver tout de suite ; — et je m’avançai vers elle, pour voir… Elle me regarda en souriant, et m’ouvrit ses bras, — et je la serrai contre moi, et je vis que je pouvais éprouver encore toutes les ivresses…
Il était cinq heures du matin. On vint m’éveiller pour l’appareillage. Je me levai à la hâte, je jetai de l’eau froide sur ma tête qui me faisait grand mal, et montai sur le pont, où le jour commençait à paraître.
— Les fleurs des myrtes et des citronniers peuvent donner des rêves bien sombres…
Appareillé à six heures pour aller faire des tirs en pleine mer. À neuf heures, nous sommes au large. L’Adriatique calme et bleue. Tiré du canon tout le jour : beaucoup de tapage et beaucoup de fumée, sous un beau soleil. Des officiers français et russes y assistaient comme invités. Il en résulte le soir un grand dîner international.
Retour dans la baie de Baozich à la nuit tombante. Je suis de service à l’arrivée, et de quart pour la nuit, de minuit à quatre heures du matin.
Demain seulement je pourrai revoir Pasquala Ivanovitch.
IX
30 octobre. — Dix jours de plus encore passés, devant Baozich.
Ces terribles montagnes font comme une muraille entre ce qui est ici et ce qui est ailleurs ; et je m’habitue à cette grande baie tranquille, à ce recoin isolé de la terre. Peu à peu j’apprends des mots slaves avec Pasquala, et les bonnes gens de la montagne me connaissent tous.
De belles journées de liberté passées dans ces campagnes silencieuses, à errer dans ces petits chemins ombreux qui montent ou descendent à pic, bordés de myrtes, de cyclamens roses et de fougères. De loin en loin, sous la verdure épaisse des bois, on rencontre de vieux hameaux aux pierres rongées par le temps, qui se tiennent on ne sait comment, penchés au-dessus des abîmes. Les gens y ont la mine craintive et sauvage ; mais les cabanes y sont entourées de rosiers et d’orangers en fleurs.
On se promène au hasard dans ces sentiers faits pour des pieds de chèvre et de temps en temps entre les branches, au-dessous de soi, à de surprenantes profondeurs, on aperçoit l’eau bleue sur laquelle notre escadre est endormie ; ou bien, en l’air, parmi les nuages légers, on entrevoit la tourmente de pierre du Monténégro qui se baigne tout en haut dans du soleil.
L’automne est la saison charmante dans ces pays méditerranéens. La campagne sent bon et les bois sont admirables. Le soleil, qui s’attarde ici pour mûrir les figues sucrées, les grenades rouges et les oranges, vient réchauffer chaque jour, dans certains replis de la montagne, de vrais édens, des coins privilégiés et délicieux, remplis encore de toutes les fleurs de l’été.
Des figuiers croissent partout dans les rochers, semant leurs fruits exquis sur la terre des chemins. — Qui en veut en ramasse. — Et les grenadiers, les bois en sont pleins ; leurs beaux fruits éclatent et s’égrènent par terre, jonchant la mousse et les feuilles sèches de petites perles qui ressemblent à des rubis. On ne les mange pas, ces grenades ; mais, quand on a très soif, on les fend d’un coup de pierre et on boit l’eau rose qui en découle, fraîche et parfumée. C’est Pasquala qui m’a enseigné cette manière.
Et, chaque soir, quand les dernières lueurs dorées se sont éteintes sur les cimes de pierre, quand l’obscurité est descendue dans les vallées profondes, chaque soir revient, l’heure où, là-haut, dans le bois, Pasquala m’attend.
X
31 octobre. — C’était dimanche aujourd’hui, et on s’était décidé pour la première fois à lâcher à terre quelques pauvres matelots de tous les navires de l’escadre, choisis parmi les plus sages.
La vieille petite ville de Castelnuovo, la seule des environs, à deux heures de marche de Baozich, avait reçu leur visite, et ils y avaient mené grand vacarme. (Cattaro, beaucoup plus éloigné, n’était pas accessible pour eux par les routes de terre.)
De huit à neuf heures du soir, j’étais resté assis dans les myrtes, avec Pasquala, au bord du chemin de Castelnuovo ; nous nous amusions à les regarder passer, les retardataires, qui s’en revenaient rejoindre leurs bateaux à Baozich. Le silence du soir, le bruissement régulier des grillons, étaient troublés de temps en temps par leur tapage ; ils chantaient en différentes langues les chansons de leur pays.
Les plus drôles assurément furent quatre Russes, effroyablement gris, portant une chose informe qui était un ami ivre-mort. Ils en avaient le plus grand soin ; seulement, comme ils étaient fatigués de l’avoir apporté de Castelnuovo, tous les cent mètres ils le mettaient par terre et s’asseyaient dessus pour se reposer. Et puis ils reprenaient leur route sur l’air d’un cantique slave.
Cela fit peur à Pasquala, ce semblant d’enterrement au clair de lune, et elle se sauva dans sa chaumière.
Une dizaine d’Autrichiens passèrent les derniers, gais, bons enfants, et chantant une chanson charmante. Ils me virent, ceux-ci, et s’arrêtèrent pour faire un pari d’hommes gris sur la nationalité à laquelle je pouvais bien appartenir. Puis l’un d’eux, ôtant son bonnet, s’avança avec mille grâces, me priant de leur faire la faveur de le leur apprendre.
Au hasard, je répondis que j’étais Français ; alors ce fut un enthousiasme : ils vinrent tous me serrer la main et se retirèrent avec toute sorte d’excuses pour m’avoir dérangé.
Si aussi bien j’avais eu la fantaisie de me dire Italien, j’aurais reçu des coups de poing fort probablement. Et cependant c’était en italien qu’avait lieu leur conversation ; ils étaient Dalmates, comme tous les marins de l’Autriche, et cette langue des ennemis était aussi la leur.
C’est curieux comme les Français et les Autrichiens sont amis. — Dans notre escadre de Babel, où il faut par force fraterniser avec tout le monde, les sympathies et les haines nationales se font jour quand même ; ainsi il est notoire que les Français font bande avec les Autrichiens, et les Italiens avec les Allemands.
XI
Lundi 15 novembre. — Encore deux semaines qui s’en sont allées… Les jours passent, ennuyeux pour les autres, — faciles et presque doux pour moi ; — c’est le charme de Pasquala — ou le charme de cette contrée… Je ne sais pas trop lequel ; les deux ensemble sans doute. — Mais quelque chose à présent me tient ici, et, quand il faudra partir, je donnerai un regret à Baozich.
Les nouvelles politiques se succèdent et se contredisent. En somme, nous ne savons rien, ni de la question de Dulcigno, qui nous a amenés ici, ni des décisions prises dans les cabinets d’Europe ; il semble qu’on nous ait oubliés, et nous ne prévoyons plus le retour.
Novembre ! — Ici c’est la saison tiède et tranquille où les feuilles rougies des bois commencent à tomber avec les derniers fruits mûrs, la saison où refleurissent les rosiers, les orangers et les myrtes. Autour de nous, c’est si beau et si paisible, l’air est si pur, il y a une telle splendeur dans ces bois, qu’on oublie tout, dans le ravissement de regarder, de respirer, de vivre.
Il y a des instants qui ont plus de charme que d’autres, on ne sait pourquoi, et qui vous restent dans la mémoire.
Ainsi ce jour, chaud comme un jour d’été, où je m’étais endormi sur la mousse et les feuilles mortes, — c’était vers deux heures — le soleil de novembre dardait sur les campagnes silencieuses.
Je fus réveillé par la voix d’un berger qui appelait très fort son ami Trophime, avec un accent d’Italie :
« — Trofimo ! Trofimo ! » La voix appuyait sur l’avant-dernière syllabe et traînait sur la fin ; elle se répercutait au loin dans le silence des bois, dans la sonorité de la montagne ensoleillée.
En ouvrant les yeux, je n’aperçus ni Trofimo, ni celui qui avait lancé cet appel pastoral ; mais, entre les branches, tout en l’air, comme dans le ciel, je vis la vieille chapelle de Baozich perchée sur son rocher, — et, dans le chemin qui passait auprès, Pasquala descendant, avec ses moutons devant elle, et chantant à demi-voix dans le lointain un air slave.
Et ce jour encore où j’étais étendu sur le lichen, dans une clairière où le sol était semé de rocailles grises. Sur ce lichen, il y avait des graminées desséchées, de tardives scabieuses hautes sur tige, des fleurettes d’arrière-saison. Il faisait presque frais ; cela sentait l’automne et les feuilles mortes. — Derrière moi, j’entendis des frôlements dans les broussailles dorées, et des bruits de moutons qui tondent de l’herbe. — C’était le troupeau de Pasquala qui arrivait grand train, — elle par derrière, souriant d’un air drôle de petite sauvage qui médite une farce, et tâchant de ne pas faire de bruit pour me surprendre.
C’est d’elle sans doute que vient le charme de ces instants…
Ils sont très innocents toujours, nos rendez-vous de la journée.
Mais, le soir, il semble qu’il y ait quelque chose de troublant dans l’air et les senteurs de ces bois, et qu’une fièvre descende sur nous en même temps que la nuit.
Pauvre petite chapelle de Baozich, perchée là-haut comme un nid d’aigle, vieille chapelle où plus tard Pasquala dormira sous la mousse… Dans l’enclos solitaire qui est alentour, nous avons souvent fait halte ensemble, sur des tombes ou sur le mur tapissé de capillaires ; lieu paisible d’où l’on découvre tout un grand pays admirable.
Là, un jour, Pasquala me fit regarder par une antique lucarne de pierre, dans un caveau qui s’ouvrait sous la nef. — C’était l’ossuaire !… chose sinistre et calme comme le néant, — la fin dernière de toutes les existences humaines.
Dans le demi-jour qui filtrait au fond, on distinguait des crânes verdis, empilés en désordre ; les crânes des Slaves de la montagne, ancêtres de Pasquala.
Et, autour de nous deux, qui étions là, jeunes, près de ces débris, la nature souriait, radieuse et éternelle : sur les bleus des lointains et de la mer, sur les verts nuancés des bois, le soleil tombait à flots ; un silence plein de bruissements joyeux d’abeilles planait sur les campagnes inondées de chaleur et de lumière.
XII
À Baozich, tous nos jours se ressemblent, et pourtant je ne m’en fatigue pas encore.
Chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, à l’heure mélancolique où les cimes de pierre s’illuminent en rouge, où les vallées se remplissent d’ombre, — chaque soir, c’est la même promenade familière sur la route qui longe la plage.
La route unique du pays, celle qui mène à Raguse. Par là passent à cheval quelques rares voyageurs ; par là cheminent à pied des bergers pittoresques, des Monténégrins descendus de leurs montagnes, des Albanais chassés par la guerre, des vagabonds venus on ne sait d’où. C’est moins une route qu’un sentier, resserré entre la mer et les haies de myrtes, ou les petits murs gris pleins de cyclamens qui bordent les plantations d’oliviers. Tantôt on marche sur le sable, tantôt sur une espèce de dallage très ancien, datant des républiques illyriennes, rivales de Venise ; la mer ronge tout doucement ce chemin, en compagnie du temps. De distance en distance, des maisonnettes sont posées au bord, — des fermes ou d’anciennes habitations seigneuriales du style vénitien qui tombent en ruine, — ou bien encore de petites auberges où s’attablent les pêcheurs et où l’on sert sur la porte du café comme en Orient. Quand j’aurai quitté ce pays, je les verrai longtemps, toutes ces maisonnettes de la plage, avec ces bonnes gens qui, le soir, s’asseyaient aux portes sur les bancs de pierre, à l’ombre des arbres jaunis, — et, quand je passais, me disaient bonjour… C’est de Pasquala assurément que vient le charme de toutes ces choses.
Le dimanche, la présence des escadres amène sur cette route une animation particulière : les officiers se promènent ; les matelots aussi ; les Français bruyants, les Anglais impassibles, les Autrichiens bons enfants, les Italiens poseurs, les Allemands sournois, les Russes ivrognes ; en train de fraterniser ou de se battre, ils chantent et font tapage.
Et puis, le dimanche, il y a la brocante des vieux bibelots, des vieilles armes. Cela se passe en plein air, sur les bancs, devant les petites auberges campagnardes, sous le couvert des grands arbres. Des femmes descendent de tous les recoins de la montagne pour venir offrir leurs vieux bijoux bizarres. Et, du fond de la baie, des canots amènent des Albanais en costume oriental, marchands d’armes turques. Ils se tiennent à ma suite, ceux-ci, parce que j’entends leur langue, et viennent souvent me prendre pour arbitre. Musulmans plus ou moins renégats, plus ou moins bandits, ils apportent à Baozich de vieux fusils précieux, de vieux yatagans introuvables, qu’ils ont volés, Allah sait où, à la faveur de ces temps d’extraordinaire bagarre que traversent les pays de l’Islam.
Mais, le dimanche passé, quelle tranquillité, quelle paix dans tout ce pays ! En dehors de cette route de la plage, on est en plein bois, il n’y a plus que les sentiers de chèvre qui vont à la montagne, aux hameaux perchés dans la région des nuages.
La promenade à Cattaro, une fois par semaine environ, fait partie du train régulier de notre existence. — Deux heures de voyage en canot à vapeur. — Il faut bien aller de temps en temps dans la vieille ville, en pays plus civilisé, s’approvisionner de différentes choses inconnues à Baozich.
C’est là-bas, Cattaro, derrière une montagne au fond d’une autre baie plus admirable encore que celle où nous sommes, plus grandiose, plus surprenante.
Pourtant je n’y vais plus ; je préfère à présent rester ici, dans les myrtes de Baozich, parce que, ici, il y a Pasquala…
Plus tard, je regretterai encore ce temps d’amour, et ce pays où je ne reviendrai jamais.
Déjà le 15 novembre ! on ne s’en douterait guère, à voir les jours se succéder aussi chauds et aussi calmes.
Les midis sont brûlants toujours. Le soir seulement, on sent que la saison s’avance. La nuit vient vite, avec une espèce de fraîcheur pénétrante, un premier frisson mélancolique de l’hiver.
Après le dîner à bord du Téméraire, quand je repars pour aller trouver Pasquala, il fait nuit close. Mon canot file sur l’eau noire, agitée quelquefois par un vent d’automne qui se lève le soir. L’escadre s’éloigne, avec ses lumières reflétées dans l’eau, ses roulements de tambour, ses fifres, ses chants discordants de matelots dans toutes les langues ; — et cette gigantesque masse obscure qui semble vouloir escalader le ciel, et qui est la montagne, se rapproche, grandit, grandit encore. Une petite lumière brille quelquefois dans toute cette intensité de noir, marquant le point où je pourrais toucher terre : — c’est l’aiguade ; des matelots sont là souvent, Anglais ou étrangers, attardés à faire provision d’eau aux lanternes. — J’accoste au milieu d’eux, et mon canot s’en retourne à bord.
Une distance à parcourir sur le sentier qui longe la mer, pour atteindre cette masure isolée, ce hangar enfumé, qui est l’auberge de Baozich. Le chemin est étroit : d’un côté l’eau qui brise, de l’autre les broussailles qui font la haie épaisse et les oliviers qui se penchent en voûte.
Quand on entend devant soi des pas venir, on s’arrête et on observe ; — celui qui passe, en vous frôlant dans la nuit, est quelquefois un batelier, un pêcheur, un brave paysan des environs, ou un rôdeur monténégrin aux allures de bandit. — Il s’arrête, lui aussi, et regarde.
Ceux qui me connaissent disent en italien : « Buona sera ! » — Les inconnus examinent avec défiance ; quand ils ont distingué mon grand manteau et mon bonnet slave pareil au leur, rouge avec un grand soleil d’or, ils disent : « Dobravetche ! » Je réponds : « Dobravetche ! » et ils passent.
Je suis le seul des officiers de toute cette escadre allant à terre le soir. — Au commencement, quand c’étaient les belles soirées d’été, on comprenait encore ; — à présent que les nuits sont froides, la mer quelquefois mauvaise et le temps à la pluie, on se demande un peu ce que je vais chercher dans cette campagne, — où il fait plus noir que chez le diable, — et on ne comprend plus.
L’auberge de Baozich. C’est le lieu où je vais chaque soir attendre huit heures, — l’heure de notre rendez-vous. — J’ouvre la porte, par où filtre au dehors une lueur qui me guide, et le grand hangar de mauvaise mine m’apparaît, éclairé par un quinquet qui fume.
Dans le fond, des tas de bois, des vieux coffres, des monceaux de vieilleries noires ; au milieu, des bateliers attablés qui boivent du slavovitz, — des brocanteurs d’armes d’Albanie, des rôdeurs suspects. Dans un coin, l’hôtesse, en haillons, assise sur un escabeau ; au-dessus de sa tête, deux saintes icons dorées, très anciennes et précieuses, pendues au mur sombre.
Je connais presque tout ce monde maintenant ; quand j’arrive, on me dit : « Buona sera ! » et il me faut faire un bout de causette avec les uns ou avec les autres, en italien ou en turc. — Quand Giovanni — son frère, à elle, — est là, venu de Rizano pour mener une barque de fruits à l’escadre, — il me toise de son regard gris, méprisant, et détourne la tête. Moi, je baisse les yeux sous les siens ; je l’aimerais presque, parce qu’il est son frère.
J’allume une cigarette de Cattaro, dans un long tuyau de bois blanc peinturluré de rouge, et je commande du café qu’on me prépare dans une toute petite tasse, comme en Turquie. Quelquefois, quand le temps est encore doux, je me le fais porter devant la porte, ce café, sur le banc de pierre ; alors quelqu’un de l’assistance se lève par politesse pour venir me tenir compagnie dehors ; — c’est Matheo, ou l’Albanais Mehmet, ou Gregorio Iovoritch, ou quelque autre de Baozich.
La cigarette est âcre, le café est amer, le bouge est sordide, où il m’a été préparé. — Et tout cela me semble exquis, et tous les détails de ces soirées me charment, parce que le moment approche d’aller dans le bois d’oliviers rejoindre Pasquala.
Huit heures sonnent là-bas sur la mer, à bord des cuirassés. Il est temps de partir. J’ai appris à Pasquala à distinguer ces quatre coups doubles, qui s’entendent de loin dans la montagne la nuit. Elle va descendre de sa cabane ; je vais monter, moi, par le sentier qui tourne à droite du village, et nous nous rencontrerons dans l’enclos d’oliviers.
Je marche vite dans l’obscurité ; je connais toutes les pierres, tous les détours du chemin ; je ne m’inquiète ni de la pluie, ni de la nuit, ni des rôdeurs monténégrins, ni des fantômes, ni de passer près de la chapelle et du vieux cimetière ; j’ai comme une fièvre délicieuse en montant ce sentier, qui sent bon de mousse, le myrte humide, les feuilles mortes, toutes les senteurs d’automne.
Comment fait-elle, Pasquala, pour sortir chaque soir de sa cabane à l’heure dite ? Est-ce que ses vieux maîtres ferment les yeux maintenant sur la conduite nocturne de leur petite servante et pastoure ; ou bien se sauve-t-elle sans bruit quand ils sont déjà endormis ? Ce serait bien compliqué pour nous de nous dire tout cela au moyen d’une douzaine de mots slaves et italiens, les seuls que nous sachions en commun et qui doivent nous servir pour exprimer toutes nos pensées. Tantôt un peu avant, tantôt un peu après, elle arrive, franchissant le mur de l’enclos au même endroit, au coin où les pierres grises se sont éboulées dans les fougères.
Un grand olivier, le doyen des arbres du pays, est celui que nous avons coutume de choisir pour abri ; ses racines centenaires font un oreiller pour nos têtes.
Depuis que les soirées sont devenues froides et humides de brouillards, Pasquala, pour ne pas s’asseoir sur la mousse mouillée, apporte sur son épaule sa couverture monténégrine, noire avec des zigzags rouges. — Avant de l’étendre par terre avec mon manteau, il y a un travail enfantin auquel elle se livre chaque soir avec le même sérieux : enlever les olives tombées, qu’il faut se garder d’écraser parce qu’elles nous feraient des taches. — Elle consomme à cette entreprise toutes les allumettes dont je fais provision à Cattaro et que le vent lui éteint à mesure.
Dans ce bois où nous sommes, l’escadre qui s’endort au-dessous de nous dans la baie nous envoie d’en bas ses bruits familiers. — Les derniers chants, les dernières musiques, tout cela, suivant le vent qui souffle, nous arrive plus ou moins distinct, plus ou moins fondu en rumeur incertaine, plus ou moins mêlé aux bruissements des arbres et de la nuit, aux craquements des branches, aux frôlements inquiétants des feuillages. — Il y a des instants de frayeur, où Pasquala se redresse, pâle et épouvantée sous un rayon de lune, — et puis des instants de paix profonde où l’on n’entend plus rien.
Voici trois roulements de tambour, assourdis comme des bruits de dessous terre, — et des notes aiguës de fifres, à peine saisissables, qui les accompagnent. — C’est le dernier appel du soir à bord des vaisseaux anglais. — Encore un quart d’heure, et il sera temps de nous quitter.
Tout retombe dans le silence.
Un coup double, répété par toutes les cloches : — neuf heures ! Il est temps ! Avec des sons doux et lointains, elles tintent lentement, l’une après l’autre. Quand la dernière a sonné, vite il faut partir.
— « Mi vado via ? » dit Pasquala avec sa voix douce de petite fille. (« Je m’en vais ? »)
L’heure a passé vite. C’est fini. Elle remonte à sa cabane, et je redescends en courant à la plage où, à un point convenu, mon canot doit m’attendre.
À mesure que la nuit s’avance, le vent tombe. Vers deux heures du matin, c’est toujours un calme, un calme, une étrange immobilité de la nature. Tous les bruits, tous les souffles sont morts.
La surface des eaux, plus polie que celle du lac Miroir au milieu des Montagnes-Rocheuses, reflète l’étendue du ciel, et c’est comme un autre ciel vu dans une glace immense… Pendant les longues heures des quarts de nuit, accoudé aux bastingages, je regarde au-dessous de moi cette autre voûte pareille à celle d’au-dessus ; il y a tout : les détails des petits nuages blancs qui voyagent en légers flocons dans l’espace, et les constellations, et la lune avec son visage humain. Et, à force de regarder dans ces profondeurs imaginaires, on est pris d’une sorte de vertige ; le silence et le sommeil aidant, on se figure être suspendu la tête en bas dans le vide. Les eaux encaissées entre d’aussi terribles montagnes peuvent seules produire ces illusions et ces vertiges.
Les cimes de pierre du Monténégro, éclairées par la lune de pâles lueurs roses, se dressent dans l’éther limpide ; au-dessus de leur gigantesque image renversée. Et la montagne plus rapprochée de Baozich s’est dédoublée, elle aussi ; au-dessous, il y en a une autre, souterraine, toute semblable, qui découpe sa crête sur une vision de ciel, peuplé de fantômes d’étoiles. Dans les masses noires de ses bois, on distingue un point, un petit triangle blanc : c’est la chapelle. Auprès de là, dans sa cabane sous les arbres, Pasquala dort…
Des vapeurs blanches commencent à planer sur la surface des eaux ; — à mesure que le matin approche, des brumes légères montent dans les vallées ; les grandes images spectrales, qui se renversaient dans des profondeurs d’abîme, s’éteignent, disparaissent ; les cimes se voilent, en attendant l’heure où reviendra la vive lumière rose du matin. — Bientôt le jour va naître… Pasquala s’éveille… Elle chasse devant elle, dans les myrtes humides de rosée, toute la bande de ses moutons gris et de ses chèvres noires.
Et, quand beaucoup de nuits semblables, — avec des saisons et des années, — auront passé sur ces montagnes éternelles, Pasquala dormira pour toujours, sous la chapelle, dans l’ossuaire…
XIII
Vendredi 19 novembre. — L’enterrement de la vieille bonne femme assassinée. (Un mauvais coup que les Monténégrins ont fait à cause de son collier d’or.)
Je suis tellement du pays maintenant, que je m’y trouvais convié, obligé de faire cortège. Pasquala suivait aussi, avec les autres petites filles de la montagne.
Deux heures de l’après-midi. — Une journée de soleil et de calme, pareille à une journée d’été. La procession funéraire grimpait en zigzags, au milieu des bruyères et des fleurs, par le sentier de chèvre qui mène à la chapelle.
Au fond de la nef, on me fit asseoir à une place d’honneur, entre Giovanni et Grégorio Iovoritch, dans une niche ornée de vieilles figures byzantines peintes sur fond d’or.
Un enfant de chœur vint nous mettre à chacun un cierge allumé dans la main, et il fallut entendre toutes les litanies du rite slave, chantées par les popes à longs cheveux, sur des airs sautillants comme des danses de morts.
La saison s’avance, et décidément l’Europe nous oublie. — Nous passerons l’hiver dans ce pays sans doute.
Il faisait d’affreux temps sombres, ces derniers jours. — Avec ces hautes montagnes noires et ces gros nuages par-dessus, nous étions comme enfermés sous un dôme d’obscurité. — La chapelle, les villages, les grands bois d’en haut, tout était caché derrière les nuages. En plein midi, dans cette sorte de puits aux murailles gigantesques où l’escadre est venue se poser, il faisait une obscurité sinistre.
La pluie tombait de temps en temps, lourde, épaisse, torrentielle ; alors on ne voyait plus rien, et le vent gémissait avec une grande voix effrayante.
Et puis, quand les nuages se déchiraient, et que les terribles masses de pierre apparaissaient tout à coup au milieu du ciel, c’étaient des aspects d’épouvante et de fin de monde…
J’allais tout de même, le soir, dans l’enclos d’oliviers, retrouver Pasquala. — La mer était grosse, très mauvaise pour mon canot, et c’était lugubre d’arriver au milieu de cette nuit profonde, dans ces bois remplis de craquements, de bruits tristes comme des plaintes. — Il me semblait que je poursuivais là quelque œuvre maudite, et que toute cette nature me jetait une menace de mort…
Aujourd’hui, c’est passé ; le ciel est redevenu pur et bleu sur nos têtes ; le beau soleil chauffe la montagne ; c’est encore l’été.
XIV
Lundi 22 novembre. — J’étais allé à cheval à Castelnuovo, acheter un fusil pour moi, et deux icons pour elle, souvenirs qu’elle conservera quand j’aurai quitté son pays pour toujours.
Le temps menaçait au départ ; des nuages d’orage s’amoncelaient partout autour des cimes de pierre. Toute la chaîne du Monténégro était cachée derrière un rideau noir, sur lequel on voyait se dessiner de temps à autre les zigzags de lumière blanche de la foudre.
Je pressais beaucoup mon cheval, qui avait peur. Le tonnerre était plus bruyant qu’ailleurs dans ces montagnes, et, à chaque roulement qui faisait tout trembler, ma bête sautait de côté et se jetait dans les myrtes.
À Castelnuovo, le déluge commença. Mon cheval remisé dans la grange de Gregorio Iovoritch, je me réfugiai dans un petit café à la mode d’Orient, où des musulmans d’Albanie étaient attablés. En causant ensemble des choses de la guerre, nous regardions la pluie ruisseler le long des vitres noires. — Le temps passait, et les ondées tombaient toujours. — Dans la rue, c’étaient des vrais torrents d’eau jaune qui dégringolaient vers la mer avec un bruit de cascade.
En face, il y avait la boutique du marchand d’icons où, suivant nos conventions de la veille, Pasquala, de son côté, devait se rendre. — Mais Pasquala n’arrivait point
J’étais remonté à cheval, pour m’en retourner vite à Baozich pendant une embellie, quand tout à coup, à la porte de la ville, j’entendis derrière moi une petite voix connue qui appelait : « Signor ! signor ! »
Elle était toute mouillée, Pasquala. Elle avait mis par-dessus sa tête sa couverture monténégrine ; ses joues étaient rougies par la marche ; ses cheveux ébouriffés par le vent et la pluie. Elle débouchait de derrière le vieux rempart et m’appelait d’une voix joyeuse : « Signor ! signor ! »
Ensemble nous retournâmes chez le marchand d’icons. Une boutique, un bouge obscur, rempli d’images de sainteté : paroissiens slaves, images byzantines, icons dorées, reliques, vieilleries saugrenues, débris humains, os de morts enchâssés dans des dorures et des perles.
Elle babillait avec, ce vieillard à lunettes qui fouillait dans la poussière de ses armoires pour étaler devant nous tous ses trésors ; elle était agitée, émue, comme un enfant qui va posséder une chose longtemps convoitée, et qui se sent troublé dans son bonheur par l’embarras du choix.
Saint Turifan (celui dont le crâne est conservé au trésor de la cathédrale de Cattaro, dans une châsse d’or fin et de pierreries), — saint Turifan et saint Blaise, tels furent les deux patrons sur lesquels son choix s’arrêta en dernier ressort. — Il y avait pourtant des saintes qui étaient bien jolies ; mais ces deux saints-là étaient habillés d’argent sur fond d’or, et les encadrements surtout en étaient incomparables : sous la vitre, il y avait des guirlandes de tulipes de toutes les couleurs, en relief, avec des feuillages de métal. — Ils souriaient tous deux, saint Turifan et saint Blaise, au milieu de ces fleurs, avec une expression vague et mystique de figures du moyen âge.
À cause de la pluie, elle se décida, après bien des hésitations, à les laisser là jusqu’au lendemain, et nous nous mîmes en route pour Baozich, elle à pied, moi à cheval, sous une ondée encore légère.
Devant nous, sur le chemin vert, arrivait une troupe de matelots italiens, en partie fine avec des filles brunes échappées des maisons de prostitution de Cattaro. Pasquala fit une moue et se jeta dans les hautes broussailles toutes pleines d’eau. De l’autre côté de la haie, elle continua de marcher à mon pas ; je voyais encore, de dessus mon cheval, le haut de son béret rouge, mais les Italiens qui étaient à pied ne pouvaient l’apercevoir. Les filles brunes m’envoyèrent leurs sourires de goules, et toute la bande passa, sans se douter de la fraîche fleur de montagne qui cheminait pour moi seul derrière les myrtes.
Une demi-heure de route, et l’ondée redevint furieuse. Il y avait au bord du chemin une auberge où des bateliers étaient à boire. Pasquala refusa d’entrer. Tant pis, je la laissai s’en aller, la petite entêtée, et je m’attablai avec eux pendant l’averse.
Une accalmie, et je repartis au galop. Pasquala fut vite rattrapée. Elle riait de tout son cœur, enchantée d’elle-même.
Force me fut de me mettre à son pas, et de marcher tout tranquillement sous cette pluie. Ses vêtements étaient trempés, et, par son corsage entr’ouvert, je voyais l’eau du ciel ruisseler sur sa poitrine dorée.
En arrivant à Baozich, elle prit à gauche le sentier qui monte à sa cabane, et, moi, j’entrai à l’auberge me sécher devant une flambée de sarments.
Tempête la nuit, jusqu’au matin. Des rafales terribles, des sifflements à faire frémir dans toutes ces montagnes. Le Téméraire chasse sur ses ancres. L’amiral russe en fait autant et tombe sur ses voisins les Français. Toute l’escadre passe nuit blanche.
XV
Samedi 27 novembre. — Encore une semaine qui va finir, et nous sommes toujours dans ce pays.
Depuis ce coup de vent de lundi soir, Baozich est devenu plus désert ; les Russes, les Autrichiens, les Italiens, les Allemands, sont partis par prudence, pour aller mouiller plus loin, dans la baie de Méligna. Nous restons seuls avec les Français.
Ils ne vont pas souvent à terre, les Français, et, dans les sentiers de la montagne, on ne rencontre guère plus que les bergers, les paysans slaves.
Encore des roses dans les jardinets des cabanes de Baozich et des cyclamens dans les rochers, et de dernières scabieuses, et des fleurs de myrte dans les recoins au soleil. Encore de belles journées tièdes, qui ont cette mélancolie inexprimable de l’arrière-automne ; encore un ciel limpide et bleu, étendant sa voûte plus pâle au-dessus des feuilles jaunies des bois.
Aujourd’hui, pour la première fois, je suis entré avec Pasquala chez ses vieux maîtres, pendant qu’ils étaient aux champs.
Leur chaumière semble aussi ancienne et aussi moussue que le rocher qui la touche. Le jour y descend, verdi par le branchage des chênes. Au dedans, c’est bas et sombre, noirci par la fumée de deux ou trois siècles. Je ne sais quel charme d’autrefois s’y mêle à des aspects de pauvreté et de sauvagerie.
Au fond, des choses précieuses brillent sur les pierres du mur : les icons protectrices du logis ! Les saints ont des poses raides, des figures bistrées par le temps, des expressions indécises et mystérieuses ; leurs vêtements sont faits de plaques d’argent repoussé, et une vieille lampe, aussi d’argent, est suspendue devant eux. Au-dessous sont accrochés deux fusils à pierre, qui ont des crosses de nacre et des canons magnifiquement damasquinés.
En effet, c’est bien là le luxe aimé de tous ces Slaves, restés primitifs dans leurs montagnes : des icons et des armes resplendissantes, — au milieu d’une étrange misère.
Le soir, maintenant, il fait froid. La nuit tombée, quand je reviens à terre, plus une lumière ne brille dans la campagne ; on ne sait plus où accoster dans cette obscurité, au pied de ces bois où tout est noir.
Dans l’auberge de Baozich, il y a toujours les flambées de sarments devant lesquelles on se chauffe. Mais, là-haut, dans l’enclos d’oliviers, les brouillards humides de novembre, le froid de la nuit, viennent nous glacer sur notre oreiller de racines ; la lune qui passe lentement au-dessus de nos têtes, à travers les dessins légers du feuillage, a déjà pris cette pâleur, cette rigidité des lunes d’hiver ; et les tourmentes de neige qui s’abattent là-bas sur le Monténégro, ont déjà rendu les hautes cimes toutes blanches.
Être seuls la nuit au milieu de cette nature, avoir froid ensemble, roulés dans une couverture et un manteau, au milieu du silence et de l’obscurité de ce bois, ce sont des impressions qui m’étaient encore inconnues. Ces nuits d’à présent ont un charme que je ne sais plus exprimer…
XVI
Dimanche, 28 novembre. — En mer, déjà au large !…
C’est le soir, la terre vient de disparaître dans les lointains embrumés de la nuit. Au coucher du soleil, le Monténégro, qui s’éloignait, semblait un grand incendie rose dans l’horizon de l’est ; et puis tout s’est éteint à mes yeux pour toujours.
C’est fini… Fini, la montagne de Baozich ; fini, ce pays des Slaves où jamais je ne reviendrai plus ; fini l’amour de Pasquala !…
Hier au soir, après l’avoir quittée là-haut dans les oliviers, j’étais redescendu à la plage, où comme de coutume mon canot m’attendait. Les matelots dansaient autour de leur fanal : un ordre venait d’arriver, par signaux de nuit, au Téméraire, de partir le lendemain à midi pour retourner dans les mers du Nord ; et ils m’annonçaient cela avec une joie folle.
Que faire ?… Si tard, il était bien impossible de remonter dans les bois. Pasquala d’ailleurs était dans sa cabane, renfermée et couchée dans son petit lit de bergère…
Ce matin dimanche, nouveau signal de l’amiral : le départ est avancé, le Téméraire doit se mettre en route à huit heures.
Debout avant le jour, j’obtins du commandant un canot pour aller jusqu’à terre, à condition de n’y passer qu’une demi-heure.
Le soleil se lève à peine quand j’arrive à la plage de Baozich. La matinée est froide et pure. Dans le fond des vallées seulement, on voit planer les légers brouillards blancs de l’automne. En haut, sur les cimes, les neiges brillent. Par terre, on marche sur des tapis de feuilles mortes.
Giovanni est déjà à la plage ; il met à l’eau sa barque et dispose sa voile pour la traversée de Rizano. Il me jette au passage son regard gris, méprisant et triste. Moi, je lui serrerais volontiers la main, si j’osais m’approcher de lui. Il me voit prendre en courant le chemin qui mène à la cabane de sa sœur, et me suit des yeux avec méfiance. Je cours, j’escalade les pierres, dans ce sentier où les herbes, les myrtes sont tout trempés de la rosée du matin.
Mais, là-haut, la cabane est vide. Les deux vieillards sont déjà partis aux champs, et Pasquala, plus matinale que moi, est déjà je ne sais où, avec ses moutons et ses chèvres.
L’heure passe. Une angoisse tout à coup me prend, un serrement de cœur inattendu, à l’idée de partir sans la voir, et je me mets à courir encore.
Je cherche dans tous les recoins d’alentour où elle avait coutume de mener son troupeau. Mais rien, personne ; sous les châtaigniers, sous les chênes, tout est silencieux ; si loin que j’écoute, je n’entends nulle part le bruit des clochettes des chèvres ; rien que les feuilles mortes, qui tombent les unes après les autres sur la mousse.
J’appelle Pasquala, et rien ne répond. Sans doute, elle s’en est allée tout en haut dans la montagne, sur un plateau qui est là-bas, où l’herbe abonde…
L’heure est passée. Il faut redescendre à la mer.
Au moins je veux revoir l’enclos des oliviers, et le grand arbre familier sous lequel, par habitudes, nous nous retrouvions chaque nuit.
En plein jour, je n’étais jamais venu là ; l’herbe et la mousse étaient foulées, écrasées, sur une étendue grande comme deux corps humains, et par places nous avions écorché la terre.
C’était comme si des bêtes fussent venues sous cet arbre se vautrer et prendre leurs ébats. — Un frisson me passa, un frisson de souvenir, quand je regardais, cette terre égratignée, — et puis je me détournai de ce lieu avec un sentiment de répugnance ou de pudeur ; — et puis j’y revins encore, et j’emportai une petite fleur de cyclamen qui avait poussé dans les racines, à l’endroit où nous posions nos têtes.
Sur la plage, il y avait maintenant du monde. — Les matelots de mon canot avaient eu le temps d’éveiller les habitants de l’auberge et de répandre la nouvelle de notre départ.
Les bonnes gens des cabanes d’alentour étaient venus pour me dire adieu, et questionnaient en italien mon domestique sur notre voyage.
Le soleil commençait à monter tout doucement, radieux dans le ciel clair.
Il y avait là Gregorio Iovoritch, qui m’apportait en cadeau un vieux fusil d’Albanie ; — et puis Matheo, le brave Matheo, celui que je désirais le plus voir, celui dont j’avais besoin pour une affaire d’importance. — Je lui remis, à celui-ci, une petite bourse en soie rouge de Cattaro, avec quelques pièces d’or, — en lui disant : « Pour Pasquala ; — monte vite la trouver là-haut et dis-lui que je m’en vais… »
L’Albanais Mehmet arriva lui aussi ; son cadeau d’adieu était un sac de toile contenant du latakié de contrebande qu’il avait rapporté de Scutari.
J’étais en retard ; je fis pousser mon canot, et le rivage de Baozich s’éloigna pour toujours.
De loin, j’entendis la voix de Mehmet me crier : « Allah sélamet versen ! » Et cet adieu suprême des Turcs, que je n’avais plus entendu depuis mon départ de Stamboul, sonna à mon oreille comme une note lugubre, comme un appel lointain du passé, comme un reproche…
XVII
À bord, les préparatifs du départ traînèrent comme toujours. À dix heures seulement, on alluma les feux.
Mais le Téméraire était consigné, la communication défendue avec la terre ; et je regardais de loin le rivage, le hameau de Baozich, d’où venaient à la dernière heure des barques chargées de provisions pour la route ; les gens du pays y avaient entassé des fruits, des légumes, des oiseaux, des poissons, tout ce qui pouvait se vendre aux marins du bord.
Il était près de midi. Une barque que je crus reconnaître pour celle de Giovanni quitta la plage, se dirigeant vers nous. — Elle amenait, celle-ci, une femme assise : — Pasquala, conduite par son frère !… Que me voulaient-ils tous deux ?… Je les regardais venir, ne comprenant plus.
Ils arrivaient, ils étaient tout près maintenant, et fixaient sur moi leurs yeux gris, pareils, avec une même expression de calme et de mélancolie. Je devinais à présent ce qu’ils voulaient. Giovanni me montrait la bourse de soie rouge, en me faisant signe qu’ils étaient venus pour me la rendre.
On était prêt à lever l’ancre, et déjà les matelots de faction avaient la consigne de ne plus permettre l’accès du vaisseau à personne. Cependant je leur fis donner l’ordre de laisser passer Giovanni et de me le faire conduire dans ma chambre : Matheo était encore à bord, et j’avais mon plan que vite je lui expliquai.
Giovanni arriva dans ma chambre, conduit par un timonier ; regardant tout autour de lui avec un étonnement de sauvage, il jeta la bourse sur mon lit.
— C’est bien, lui dis-je : je la reprends, puisque vous n’en voulez pas. Mais attends-moi là ; j’ai autre chose à te dire.
Et je sortis, le temps de lancer la bourse à Matheo, qui l’emporta et disparut.
Je donnai à Giovanni mon portrait à moi, et une figurine de sainte, dans un cadre doré, une icon de Castelnuovo.
Il accepta cette fois et me promit de remettre à Pasquala ces deux images. Et puis je lui tendis ma main, qu’il prit avec hésitation, et qu’il serra tout de même en me disant adieu.
On levait l’ancre. On faisait la chasse aux derniers canots de Baozich, aux derniers habitants du pays. Tout était sens dessus dessous. C’était le vacarme habituel des départs : les bruits profonds de la machine, les commandements de manœuvre, et les sifflets.
J’étais inquiet d’elle, de la savoir toute seule dans sa barque, sans le bras de son frère ; la tête me tournait de la sentir si près de moi ; tout ce bruit me serrait le cœur.
Cependant j’étais en retard pour l’appareillage et je courus à mon poste sur le gaillard d’avant.
Un moment après, je les revis tous deux, dans leur barque, au-dessous de moi, presque à toucher l’éperon du vaisseau. Ils s’étaient avancés imprudemment, et Giovanni me tendait encore cette maudite petite bourse rouge qui, malgré lui, était revenue dans ses mains.
Mais c’était trop tard, on criait pour les faire s’écarter. Ils furent couverts d’un jet d’écume blanche. La formidable machine s’était mise en mouvement et ils avaient peur…
Elle retomba, la bourse rouge, des mains de Giovanni sur les genoux de Pasquala. Par force, les pièces d’or étaient à elle !
Alors j’envoyai un baiser à cette barque. Heureusement deux braves matelots qui étaient sur le beaupré furent seuls à le voir, ce baiser irréfléchi, involontaire, où peut-être quelque chose de mon âme était passé.
Pasquala baissa la tête, Giovanni m’ôta son bonnet rouge… Le Téméraire était en marche…
On entendit le canon, les salves répercutées dans les montagnes, les fanfares de l’escadre européenne saluant notre départ depuis le mouillage de Baozich jusqu’à celui de Méligna.
Ils parurent encore longtemps dans leur barque, tous deux, comme deux points blancs et rouges sur l’eau bleue.
Et puis cette baie profonde des Slaves, que jamais je ne reverrai plus, se referma lentement derrière ses montagnes. Tout fut fini…
Et maintenant c’est le soir, et nous sommes au large.