Dictionnaire de la Bible/Kabbale
KABBALE, ensemble de doctrines dogmatiques, philosophiques et symboliques, que les anciens Juifs se transmettaient par voie de tradition. Ce mot vient de qabbâlâh, employé dans la Mischna, Taanith, ii, 1, avec le sens de « tradition », chose transmise et reçue par tradition. Cf. Zunz, Die gottesdienstlichen Vorträge der Juden, 1832, p. 44. Qabbâlâh vient lui-même du pihel hébreu : qibbêl, « recevoir » l’instruction. Prov., xix, 20.
I. Histoire de la kabbale.
1o Les Juifs ont fait remonter l’origine de la kabbale, les uns à Adam lui-même, qui aurait reçu des révélations d’un ange, les autres à Abraham et aux patriarches. On croit communément que la kabbale a pris naissance pendant l’exil de Babylone. D’après le IVe livre apocryphe d’Esdras, xiv, 44-47, Esdras aurait écrit en quarante jours deux cent quatre livres, dont soixante-dix ne devaient être mis qu’aux mains des sages. Saint Hilaire, Tract. in Psalm., ii, 2, t. ix, col. 262, dit que Moïse, outre les livres écrits par lui, « fit connaître à soixante-dix vieillards, pris à part, certains mystères plus secrets parmi les choses cachées de la loi. » De cette première révélation, ajoute le saint Docteur, seraient dérivées la tradition spirituelle et la science occulte mises à profit par les savants juifs. Rien ne s’oppose à ce qu’on admette, chez les Hébreux, certaines traditions doctrinales transmises oralement, et servant à expliquer plus ou moins authentiquement des passages de la Sainte Écriture. Toujours est-il que ces traditions subirent fortement l’influence de doctrines étrangères, inconciliables avec la révélation contenue dans les Livres Saints, et finirent par constituer un singulier « mélange de spéculations profondes et de croyances superstitieuses, de haute sagesse et d’extravagances ». Munk, Palestine, Paris, 1881, p. 519.
2o La doctrine kabbalistique fut rédigée par écrit dans trois livres principaux. Le Zohar, « éclat, » aurait été commencé, vers l’an 121, par le rabbin Siméon ben Jochaï, disciple d’Akiba, et continué par d’autres. Il prend pour thème l’explication symbolique du Pentateuque. Le Jezirah, livre de la « création », aurait pour auteur Abraham, ou pour le moins Akiba. Enfin le Bahir, « splendide, » serait antérieur à la destruction du Temple. Toute cette littérature serait tombée dans un complet oubli durant plusieurs siècles, mais un manuscrit de ces livres fut retrouvé dans la première moitié du XIVe siècle. Au siècle suivant, Pic de la Mirandole et Paul Ricci commencèrent à exploiter les livres kabbalistiques, pour en tirer, contre les Juifs, des preuves en faveur de la divinité du christianisme. Cette œuvre a été reprise, au siècle dernier, par le rabbin converti, le chevalier Drach, dans son ouvrage De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, Paris, 1844.
En réalité, les trois principaux écrits kabbalistiques auraient une origine beaucoup plus récente. Le Jezirah a dû être écrit le premier, entre le VIIIe et le IXe siècle ; le Bahir l’aurait été entre le XIe et le XIIe, et ensuite serait venu le Zohar, qui ne commence à être cité qu’au XIIIe siècle, et dont la composition est attribuée à différents auteurs, tels qu’Isaac l’Aveugle, qui vivait à Beaucaire au XIIe siècle, Moïse de Léon, qui écrivait en Espagne vers 1300, etc. L’examen intrinsèque de ces livres démontre qu’ils n’ont pu être rédigés, au moins pour certaines de leurs parties, antérieurement aux époques assignées. Cf. Jellinek, Beiträge zur Geschichte der Kabbala, Leipzig, 1852, t. ii, p. 73 ; Kraus, Histoire de l’Église, trad. Godet, Paris, 1891, t. ii, p. 314 ; Karrpe, Étude sur les origines et la nature du Zohar, Paris, 1901, p. 167, 256, 307-322.
3° Il est à peu près impossible de démêler maintenant, dans les écrits kabbalistiques, ce qui représente une tradition vraiment ancienne et autorisée, et ce qui n’est dû qu’aux rêveries de ses rédacteurs ou de ses plus modernes inspirateurs. La kabbale est une systématisation dans laquelle se manifeste une opposition nettement marquée au Talmud, à la Mischna, à la partie législative du judaïsme et au rationalisme. Elle subordonne entièrement la raison aux spéculations de la contemplation et aux combinaisons artificielles des lettres et des nombres. La kabbale ne renie rien du passé biblique ; mais elle l’explique par des principes tout nouveaux et, au besoin, y mêle certains éléments chrétiens. D’après le Zohar, les mots et les récits de l’Écriture sont historiquement exacts ; mais ils constituent en même temps des symboles de vérités d’ordre supérieur. C’est avec la prétention d’interpréter authentiquement les Écritures et d’en révéler le sens caché, que les kabbalistes expliquent la création dans le sens d’une émanation panthéiste, et font rayonner successivement les différents mondes de l’être absolu. Cf. Karppe, Étude sur les origines et la nature du Zohar, p. 251-255, 356-360. Ils enseignent encore la déchéance des esprits et des âmes humaines, le Messie à venir, la restauration de l’univers, etc. Pour donner crédit à toutes ces idées, les rédacteurs de la kabbale les ont mises sous le nom de personnages anciens. Les kabbalistes ajoutèrent à leurs spéculations des théories et des pratiques diverses d’astrologie, de magie, de chiromancie, d’ornithomancie, etc. De là, leur mauvais renom et le sens de menées secrètes et suspectes donné aux mots « cabale » et « cabaler ».
4o On a cherché à mettre quelque ordre dans cet ensemble de spéculations, afin de s’y reconnaître, et l’on a divisé la kabbale en deux parties, l’une théorique et l’autre pratique. Une meilleure méthode permet d’y constater une partie symbolique ou exégétique, une partie positive ou dogmatique, s’occupant des anges, des démons, des visions d’Ézéchiel, etc., enfin une partie spéculative ou métaphysique, traitant du néant, de la création, des dix attributs de Dieu, de l’homme, etc. La première de ces trois parties doit seule nous arrêter ici.
II. Procédés exégétiques de la kabbale. — L’exégèse kabbalistique part de ce principe, essentiellement arbitraire, que la Sainte Écriture, outre le sens qu’expriment les mots, a d’autres sens mystérieux et plus profonds qui se cachent dans les lettres elles-mêmes, et que seuls les initiés savent découvrir. Trois procédés conduisent à cette découverte.
1o La Themûrâh, « substitution, » de mûr, « changer, » consiste à remplacer chaque lettre de l’alphabet par une lettre correspondante, suivant certaines conventions. Dans l’athbasch, la première lettre, א, est remplacée par la dernière, ת, la seconde, ב, par l’avant-dernière, ש, etc. Voir Athbasch, t. i, col. 1210. Dans l’albam, on remplace la première lettre, א, par la douzième, ל, la seconde, ב, par la treizième, מ, etc. La Themura, qui tire son nom d’un mot hébreu, paraît remonter à une assez grande antiquité.
2o La Gematria, de γεωμετρία, « mesure du sol, » traite les lettres au point de vue de leur valeur numérique et en tire de multiples conséquences. Pour la valeur numérique des lettres, voir Nombres. Ainsi le premier et le dernier verset de la Bible hébraïque, Gen., I, 1 ; II Par., xxxvi, 23, contiennent chacun six א, première lettre du mot ’éléf, qui veut dire « mille » ; donc le monde durera six mille ans. La valeur numérique des deux premiers mots de la Genèse, ber’èšîṭ bârâ’, est de 1116, la même que celle des lettres de ces trois mots : bero’š hašânâh nibrâ’, « il a été créé au commencement de l’année ; » donc le monde a été créé au début de l’année civile des Hébreux, à l’équinoxe d’automne. Les lettres du mot mâšiaḥ, « oint, » et celles du mot nâḥâš, « serpent, » donnent un même total de 358 ; donc le Messie se mesurera avec Satan et l’emportera sur lui. Le nuage léger, ‘âb qal, sur lequel est porté Jéhovah, Is., xix, 1, vaut 202 ; le fils, bar, qu’il faut adorer, Ps. ii, 12 (Vulgate : disciplinam), représente aussi 202 ; l’échelle, sullâm, de Jacob, Gen., xxviii, 12, vaut 130 ; si on y ajoute la valeur numérique du nom divin, יהוה, Yehôvâh, qui est de 72, on a encore 202 ; de là d’admirables conclusions sur la nature du Fils, qui porte sur lui la divinité, comme le nuage léger, et unit l’homme à Dieu, comme l’échelle de Jacob. En somme, l’égalité des nombres représentés par les lettres permet de conclure à l’équivalence des idées, des objets ou des personnages. Ces théories numériques sont anciennes. Elles sont signalées chez les gnostiques par saint Irénée, qui les réfute, Adv. hær., I, xiv, 2 ; II, xxv, 1, t. vii, col. 597, 798, et par l’auteur des Philosophumena, vi, 43, t. xvi, col. 2363.
3o Le Notaricon, de nota, « indication, » prend chaque lettre d’un mot comme l’initiale d’un autre mot, où les initiales des mots d’une phrase comme les éléments d’un seul mot. Ainsi le premier mot de la Genèse, ber’èšîṭ, devient le principe des mots suivants : bârâ’, il a créé, râqîa‘, firmament, ’éréṣ, terre, šamayim, cieux, yâm, mer, tehôm, abîme, ce qui constitue une proposition d’une justesse incontestable. Du même mot, on a tiré la formule suivante du mystère de la Sainte Trinité : bên, Fils, rûaḥ, Esprit, ‘âb, Père, šelšâh, trois, yeḥîdâh, unité, tâmâh, parfaite. Les trois lettres du nom d’Adam, אדם, commencent les trois noms d’Adam, de David et du Messie, ce qui indique que le Messie sera fils d’Adam et de David. Réciproquement, les initiales des quatre mots : mî ya‘ăléh-lânû haš-šâmayemâh, « qui nous conduira au ciel ? » Deut., xxx, 12, composent le mot mîlâh, « circoncision, » et fournissent une excellente réponse au point de vue israélite. Avec les finales des trois mots : bârâ’’Élohîm la‘ăṣôṭ, « Dieu créa pour faire, » Gen., ii, 3, onṭ obtient le mot ‘ĕmêṭ, « vérité, » qui marque excellemment le terme de l’action divine.
En réalité, ces combinaisons littérales et cette valeur prêtée à de simples lettres n’ont rien que de puéril, d’imaginaire et de stérile. Les quelques exemples que nous venons de citer suffisent à le montrer. Si le nombre 358, commun au nom du Messie et à celui du serpent, prouve que le Messie vaincra le serpent, il prouve tout aussi logiquement le contraire, et même, si l’on veut, que le Messie ne sera autre que le serpent. Si, par le mot ber’èšîṭ, on démontre que les trois personnes de la Sainte Trinité forment une unité, yeḥîdâh, parfaite, on peut conclure, avec non moins de raison, qu’elles forment aussi une autruche, yâ‘ên, parfaite, etc. Certains apologistes ont pu légitimement chercher dans les élucubrations kabbalistiques l’expression de croyances anciennes conformes à celles du christianisme. Mais, si ces formules représentent exactement l’état des idées juives, à l’époque où elles ont été composées et transcrites, et si cette constatation peut servir d’argument traditionnel pour convaincre certains esprits, il n’en est pas moins incontestable que les procédés à l’aide desquels les kabbalistes ont établi ces formules n’ont absolument rien de logique ni de sérieux. Il suit de là que l’exégèse biblique n’a pas le moindre profit à tirer de la kabbale.
Sur la kabbale, voir Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, iii, 5, Rotterdam, 1685, p. 374 ; Azariel (le premier des kabbalistes), פרוש עשר ספירות, Pêrûš ‘éṡér Sefîrôṭ, Commentaire des dix Sephiroth, par demandes et réponses, publié à Varsovie en 1798 et à Berlin en 1850 ; Fr. Buddée, Introductio ad histor. philosophiæ Hebræor., Halle, 1720 ; A. Franck, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Juifs, Paris, 1843, 2e édition, 1889 ; Drach, De l’harmonie entre l’Église et la synagogue, t. ii, p. xv-xxxvi ; Ad. Jellinek, Moses ben Schem-Tob de Leon und sein Verhältniss zum Zohar, Leipzig, 1851 ; id., Beiträge zur Geschichte der Kabbala, Leipzig, 1852 ; Ginsburg, Die Kabbalah, in-8o Londres, 1865 ; Ed. Reuss, Kabbala, dans Herzog, Real-Encyklopadie, 2e édit., t. vii, 1880, p. 375-390 ; Munk, Palestine, Paris, 1881, p. 519-526 ; L. Wogue, Histoire de la Bible et de l’exégèse biblique, in-8o, Paris, 1881, p. 271-276 ; Cornely, Introduct. in U. T. libros sacros, Paris, 1885, t. i, p. 599-602 ; S. Rubin, Heidenthum und Kabbala ihrem Ursprung wie ihrem Wesen nach dargestellt, in-8o, Vienne, 1893 ; K. Kiesewetter, Der Occultismus des Altertums, in-8o, Leipzig, 1896 ; S. Karppe, Étude sur les origines et la nature du Zohar, précédé d’une étude sur l’origine de la Kabbale, in-8o, Paris, 1901.