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Amos Oz (hébreu : עמוס עוז), né Amos Klausner à Jérusalem le et mort à Tel Aviv le , est un poète, romancier et essayiste israélien. Il est également professeur de littérature à l'université Ben Gourion de Beer-Sheva. Amos Oz est le cofondateur du mouvement La Paix maintenant et l'un des partisans les plus fervents de la solution d'un double État au conflit israélo-palestinien.
Là-bas, dans le monde, les murs étaient couverts de graffitis haineux :"Sale youpin, va-t'en en Palestine", alors nous sommes allés en Palestine et aujourd'hui, le monde entier nous crie : "Sale youpin, va-t'en de Palestine."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004 (ISBN978-2-07-031855-1), p. 14
Des livres, en revanche, on en avait à profusion, les murs en étaient tapissés, dans le couloir, la cuisine, l'entrée, sur les rebords des fenêtres, que sais-je encore ? Il y en avait des milliers, dans tous les coins de la maison. On aurait dit que les gens allaient et venaient, naissaient et mouraient, mais que les livres étaient éternels. Enfant, j'espérais devenir un livre quand je serais grand. Pas un écrivain, un livre : les hommes se font tuer comme des fourmis, les écrivains aussi. Mais un livre, même si on le détruisait méthodiquement, il en subsisterait toujours quelque part un exemplaire qui ressusciterait sur une étagère, au fond d'un rayonnage dans quelque bibliothèque perdue, à Reykjavik, Valladolid ou Vancouver.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 42
Voici ce que Rico Danon, dans Seule la mer, pense du mystérieux homme vivant dans l'Himalaya :
L'enfant né d'une femme porte ses parents sur ses épaules. Non, pas sur ses épaules. En lui. toute sa vie, il sera condamné à les porter, eux et les légions de leurs parents, les parents de leurs parents, une poupée russe, grosse jusqu'à la dernière génération. Où qu'il aille, il porte ses parents, il les porte en se couchant, en se levant, s'il vagabonde au loin ou s'il reste en place. Nuit après nuit, il partage son lit avec son père et sa couche avec sa mère jusqu'à ce que son heure arrive.
Ne demandez pas si ce sont des faits réels. Si c'est ce qui se passe dans la vie de l'auteur. Posez-vous la question. sur vous-même. Quant à la réponse, gardez-la pour vous.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 63
(...) : la mémoire vivante, tels les cercles à la surface de l'eau ou les frissons nerveux agitant l'échine d'une biche juste avant qu'elle ne s'enfuie, la mémoire donc frémit simultanément sur plusieurs rythmes, en plusieurs foyers, avant de se figer et de devenir le souvenir d'un souvenir.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 131-132
"Si vous n'avez plus de larmes pour pleurer, abstenez-vous donc. Riez plutôt."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 143
"Si tu prends tes idées ailleurs, disait mon père, c'est très mal, c'est du plagiat, mais si tu les empruntes à une dizaine de livres, tu es un chercheur, et à une quinzaine, tu deviens un savant éminent."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 229
"J'ai parlé d'un peu de compassion et de générosité, mais je n'ai pas mentionné l'amour : je ne crois pas en l'amour universel. L'amour de tous pour tous, il faut laisser ça à Jésus : l'amour, c'est autre chose; il n'a rien à voir avec la générosité et la compassion. Loin de là. L'amour, c'est la curieuse combinaison d'une chose et de son contraire, un mélange d'extrême égoïsme et d'abnégation totale. Un paradoxe ! Tour le monde n'a que ce mot à la bouche, l'amour, mais on ne le choisit pas, il nous attrape, ile nous tient comme une maladie, une tragédie. On choisit quoi, alors ? Entre quoi et quoi les hommes doivent-ils opter à chaque instant ? Entre la générosité et la méchanceté. Un enfant de trois ans le sait, et pourtant la méchanceté ne désarme pas. Pour quelle raison ? A cause de la fameuse pomme que nous avons mangée là-bas : elle était empoisonnée."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 259 (paroles du père)
"Voilà à peu près ce qu'elle disait : l'héritage, comme le milieu où nous avons grandi et le statut social, sont des cartes que l'on distribue à l'aveuglette au début du jeu. Il n'y a aucune liberté là-dedans : on se contente de prendre ce que le monde nous donne arbitrairement. Mais, poursuivait ta mère, la question est de savoir comment chacun dispose des cartes qu'il a reçues. Il y en a qui jouent formidablement avec des cartes médiocres, et d'autres qui font exactement le contraire : ils gaspillent et perdent tout, même avec des cartes exceptionnelles ! Voilà où réside notre liberté : nous sommes libres de jouer avec les cartes que l'on nous a distribuées. Et nous sommes également libres d'y jouer comme nous l'entendons, en fonction - là est l'ironie - de la chance de chacun, de sa patience, de son intelligence, son intuition et son audace : vertus qui sont également des cartes distribuées au hasard au début du jeu. Que reste-t-il donc de la liberté de choix dans ce cas ?
"Pas grand-chose, selon ta mère, sauf peut-être la liberté de rire de notre situation ou de la déplorer, de jouer ou de ne plus jouer, d'essayer plus ou moins de comprendre les tenants et les aboutissants ou d'y renoncer, bref - nous avons le choix entre passer notre vie sur le qui-vive ou dans l'inertie. C'est en gros ce que disait ta mère, mais avec des mots à moi. Pas les siens. Avec les siens, je n'en suis pas capable."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 283 (propos d'une tante de l'auteur)
Dans le judaïsme, on considère que l'offense est pire que l'effusion de sang (...)
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 292
Des dirigeants venaient nous voir d'Eretz-Israël presque chaque mois (...)
"Nous organisions en leur honneur de grands défilés avec des décorations, des lampions, des transports d'enthousiasme, des slogans, des brassards, des chansons, le maire polonais en personne se rendait sur la place, et on avait un peu l'impression d'être un peuple nous aussi et non plus un tas d'ordures. Tu as peut-être du mal à comprendre, mais à l'époque les Polonais étaient des patriotes fanatiques, comme les Ukrainiens, les Allemands et les Tchèques, tout le monde, même les Slovaques, les Lituaniens et les Lettons, sauf nous qui n'avions pas de place dans ce carnaval, nous n'appartenions à rien et personne ne voulait de nous. Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que nous désirions devenir un peuple comme tout le monde. Nous n'avions pas le choix."
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 327-328
(à propos de la mort de sa mère)
Peut-être que quelque chose des promesses de l'enfance était gangrené par une sorte de croûte infecte, une croûte romantique et toxique associant les muses à la mort ? Quelque chose dans le programme trop raffiné du lycée Tarbout ? A moins qu'il n'y eût une note bourgeoise-slave, une note mélancolique que, quelques années après la mort de ma mère, j'ai retrouvée entre les pages de Tchékov et de Tourgueniev, dans les récits de Gnessin et, dans une moindre mesure, dans les poèmes de Rachel également. Quelque chose qui avait incité ma mère, la vie n'ayant tenu aucune des promesses de sa jeunesse, à se représenter la mort sous les traits d'un amant passionné, protecteur et rassurant, un dernier amant, un amant musagète qui guérirait enfin les blessures de son cœur esseulé ?
Voilà des années que je traque ce meurtrier, ce vieux séducteur madré, ce mécréant dégoûtant, déformé par la vieillesse, déguisé en prince charmant. C'est un rusé chasseur de cœurs brisés, un séducteur vampirique à la voix douce-amère, telle la corde voilée d'un violoncelle, les nuits solitaires : un escroc onctueux, génial, un maître en artifices, le joueur de flûte de Hamelin attirant derrière son manteau de soie les désespérés et les isolés. Le tueur en série des âmes déçues.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 366-367
J'ai dit un jour qu'écrire un roman c'est un peu comme construire les montagnes d'Edom avec des Lego.Ou comme édifier entièrement Paris, avec ses monuments, ses places, ses boulevards, ses tours, ses banlieues et jusqu'au dernier banc public, à l'aide d'allumettes.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 449
"Viens voir, ton fils (Amos) est à nouveau en train de lire, vautré à moitié nu par terre, au milieu du couloir. Le gosse est en train de lire, caché sous la table. Ce petit fou s'est encore enfermé dans la salle de bain pour lire, assis sur les cabinets, à moins qu'ils n'y soient noyés, lui et son livre ! (...) s'il continue, il va bientôt manger les couvertures et boire l'encre.(...)
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 463-464
Entre-temps, la fraîcheur de la nuit ne désarme pas. Une agréable odeur de terre humide se mêle aux légers effluves de soufre, de crotte de chèvre, de broussaille et de feu éteint. C'est l'odeur de la Terre d'Israël depuis la nuit des temps.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 506
(l'autre Jérusalem)
De là nous nous étions silencieusement dirigés vers le nord, la rue Saint-Georges, contournant le quartier orthodoxe de Mea Shearim, pénétrant dans un univers de cyprès, d'enceintes, de grilles, de corniches, de murs de pierre, le monde de l'autre Jérusalem que je connaissais à peine, éthiopienne, arabe, pèlerine, ottomane, missionnaire, allemande, grecque, intrigante, arménienne, américaine, monastique, italienne, russe, avec ses pinèdes touffues, inquiétante mais attirante avec ses cloches et ses enchantements ailés, défendus à cause de leur altérité, une ville voilée, dissimulant de dangereux secrets, regorgeant de croix, de tours, de mosquées, de mystères, altière et silencieuse, aux rues hantées par les sombres silhouettes des prêtres de religions étrangères dans leurs robes et leurs soutanes noires, ecclésiastiques, religieuses, cadis, muezzins, notables, fidèles, pèlerins, femmes voilées et moines encapuchonnés.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 528
Les pires conflits entre les individus ou entre les peuples opposent souvent des opprimés. C'est une idée romanesque largement répandue que d'imaginer que les persécutés se serrent les coudes et agissent comme un seul homme pour combattre le tyran despotique. En réalité, deux enfants martyrs ne sont pas forcément solidaires et leur destin commun ne les rapproche pas nécessairement. Souvent, ils ne se considèrent pas comme compagnons d'infortune, mais chacun voit en l'autre l'image terrifiante de leur bourreau commun.
Il en va probablement ainsi entre les Arabes et les Juifs, depuis un siècle.
L'Europe a brimé les Arabes, elle les a humiliés, asservis par l'impérialisme et le colonialisme, elle les a exploités, maltraités,et c'est encore l'Europe qui a persécuté, opprimé les Juifs et qui a autorisé, voire aidé les Allemands à les traquer aux quatre coins du monde et à les exterminer presque tous. Or les Arabes ne nous prennent pas pour une poignée de survivants à moitié hystériques, mais pour le fier rejeton de l'Europe colonialiste, sophistiquée et exploiteuse, revenue en douce au Proche-Orient - cette fois sous le masque du sionisme - pour recommencer à les exploiter, les expulser et les spolier. Nous, nous ne les prenons pas pour des victimes semblables à nous, des frères d'infortune, mais pour des cosaques fomenteurs de pogroms, des antisémites avides de sang, des nazis masqués : comme si nos persécuteurs européens ressurgissaient ici, en Terre d'Israël, avec moustache et keffieh, nos assassins de toujours, obsédés par l'idée de nous couper la gorge, juste pour le plaisir.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 564-565
Les femmes ne participaient guère à la discussion. A l'époque, il était d'usage de complimenter une femme qui savait "merveilleusement écouter", réussir un gâteau ou créer une ambiance chaleureuse, mais pas parce qu'elle entretenait la conversation.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 644
«"Le sang versé succède au sang versé", intervint M. Abramski en citant le prophète Osée, voilà pourquoi le pays est en deuil." Le reste du peuple d'Israël est venu rétablir le royaume de David et de Salomon et poser les fondations du Troisième Temple, et nous sommes tombés entre les mains moites de trésoriers de kibboutz bouffis et de peu de foi et autres politicards rougeauds au cœur incirconcis, «dont le monde est aussi restreint que celui d'une fourmi.»
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 646
(sur sa création littéraire)
A ce point, mes yeux se refermèrent et il devint urgent de couper court à l'histoire et d'aller espionner une autre table. Ou bien la serveuse qui boitait et avait de profonds yeux noirs. Voilà, apparemment, comment a débuté ma vocation d'écrivain : au café, en attendant une glace ou un épi de maïs.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 677
Je demandai à Éphraïm si, pendant la guerre d'Indépendance ou les émeutes des années trente, il lui était arriver de tirer ou tuer un de ces assassins.
Je ne distinguais pas son visage dans le noir, mais je décelai une pointe d'ironie séditieuse, une curieuse tristesse sardonique dans sa voix quand il répondit, après un bref moment de réflexion :
- Des assassins ? Mais qu'aurais-tu voulu qu'ils fassent ? De leur point de vue, nous sommes des extraterrestres qui avons envahi leur pays et le grignotons petit à petit, et tout en leur assurant que nous sommes venus leur apporter des bienfaits, les guérir de la teigne ou du trachome, et les affranchir de l'arriération, l'ignorance et la féodalité, nous usurpons sournoisement leur terre. Ey bien, qu'est-ce que tu croyais ? Qu'ils allaient nous remercier ? Qu'ils nous accueilleraient en fanfare ? Qu'ils nous remettraient respectueusement les clés du pays sous prétexte que nos ancêtres y vivaient autrefois ? En quoi est-ce extraordinaire qu'ils aient pris les armes contre nous ? Et maintenant que nous les avons battus à plate-couture et que des centaines de milliers d'eux vivent dans des camps, penses-tu vraiment qu'ils vont se réjouir avec nous et nous souhaiter bonne chance ?
J'étais sidéré.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 703-704
- Ey bien, tu as peut-être oublié qu'en 48 ils ont essayé de nous tuer tous ? En 48 il y a eu une guerre terrible, et ils se sont débrouillés pour que ce soit eux ou nous, et on a gagné et on le leur a pris. Il n'y a pas de quoi être fier ! Mais si c'étaient eux qui avaient gagné en 48, il y aurait encore moins de quoi être fier : ils n'auraient pas laissé un seul Juif vivant. Et d'ailleurs, il n'y a pas un seul Juif qui vive dans leur territoire aujourd'hui. La question est là : c'est parce que nous leur avons pris ce que nous leur avons pris en 48 que nous avons ce que nous avons aujourd'hui. Et c'est parce que nous avons quelque chose maintenant que nous ne devons rien leur prendre de plus. C'est tout. Voilà la différence entre M. Begin et moi : si nous leur en prenons plus un jour, maintenant que nous avons quelque chose, nous commettrons un très grave péché.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 705
(p.706-719 : Amos Oz est reçu chez Ben Gourion)
Un homme arpentait fiévreusement cette pièce spartiate, les mains derrière le dos, les yeux baissés, la tête projetée en avant, comme prête à charger. L'homme ressemblait à Ben Gourion comme deux gouttes d'eau, mais ce ne pouvait pas être lui : dès le jardin d'enfant, tout le monde en Israël savait de quoi il avait l'air et aurait pu le reconnaître les yeux fermés. Mais comme il n'y avait pas encore la télévision, il me paraissait évident que le Père de la Nation était un géant dont la tête atteignait les nuages, tandis que cet imposteur était coutaud et rondouillard - on aurait dit une femme enceinte - de moins d'un mètre soixante.
J'étais stupéfait. Presque vexé.
Pourtant, pendant les deux ou trois minutes de silence qui me parurent une éternité, le dos toujours contre la porte, je dévisageais ce curieux petit bonhomme magnétique, puissamment charpenté, tenant à la fois du patriarche montagnard coriace et du vieux nain énergique, faisant nerveusement les cent pas, les mains croisées dans le dos, sa grosse tête en avant comme s'il se préparait à enfoncer une muraille d'un coup de bélier, perdu dans ses pensées, très loin, ne prenant même pas la peine de signaler qu'il savait que quelqu'un, quelque chose, un infime grain de poussière, avait atterri dans son bureau. David Ben Gourion avait soixante-quinze ans à cette époque, et moi, une vingtaine d'années.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 711
L'observation d'Isaiah Berlin était cruelle, mais juste : Ben Gourion, malgré Platon et Spinoza, n'était pas un intellectuel. Loin de là. A mon sens, c'était un paysan visionnaire. Il y avait chez lui quelque chose de primitif, d'un autre âge. Une spontanéité biblique, une volonté pareille à un rayon laser. Dans sa jeunesse, à Plonsk, en Pologne orientale, il était mû par deux idées fixes : les Juifs devaient rétablir leur patrie sur la Terre d'Israël, et il était celui qui devait les guider. Il n'en a jamais dévié. Il y a subordonné toute chose.
C'était un homme honnête et féroce, et comme la plupart des idéalistes, le prix à payer lui importait peu. Ou peut-être avait-il à cette question une réponse toute prête : ça coûtera ce que ça coûtera.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 717-718
Alors que, contrairement à la croyance de l'époque, Copernic avait découvert que notre monde n'était pas au centre de l'univers, mais l'une des planètes du système solaire, Sherwood Anderson m'ouvrit les yeux et me poussa à écrire sur ce qui m'entourait. Grâce à lui, je compris brusquement que le monde de l'écrit ne tournait pas autour de Milan ou de Londres, mais autour de la main qui écrivait, là où elle était : le centre de l'univers est là où vous vous trouvez.
Je jetais donc mon dévolu sur une table d'angle, dans la salle d'études déserte du kibboutz, et chaque soir j'ouvrais un cahier d'écolier marron où étaient inscris « brouillon » et « quarante pages ». Je posais à côté un stylo de la marque Globus, un crayon gomme, gravé du nom de la centrale d'achat, et un gobelet en plastique beige rempli d'eau du robinet.
C'était le centre du monde.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 788-789
Et j'éprouve peut-être aussi une certaine jalousie pour la sexualité féminine, tellement plus riche, délicate et subtile, comme le violon comparé au tambour. Et il y a sans doute là un lointain écho des premiers jours de ma vie : un sein contre un couteau. Dès ma venue au monde, une femme m'attendait, à qui j'avais causé de grandes souffrances et qui, en retour, m'avait offert son amour et donné le sein. Le genre masculin, en revanche, me guettait à l'entrée, le couteau du circonciseur à la main.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 800
(à propos de sa femme, rencontrée au kibboutz de Houlda)
Nilli respirait la joie de vivre, une joie exubérante, effrénée, sans rime ni raison, sans fondement ni mobile, sans rien qui explique un tel débordement d'allégresse. Bien sûr, je l'avais souvent vue triste, sanglotant parce qu'elle pensait à tort ou non qu'on l'avait maltraitée ou offensée, ou quand un film ou un livre bouleversant lui arrachaient des larmes. Mais son chagrin se cantonnait toujours entre les parenthèses d'une formidable joie de vivre, pareille à une source chaude que la neige ou la glace n'auraient pu refroidir car elle jaillissait du noyau de la terre.
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 825
En ces années-là, Nilli sortait avec le sel de la terre, et moi, je n'avais pas la folie des grandeurs : quand la princesse, environnée d'une nuée de soupirants, passait devant la cahute d'un serf, ce dernier se contentait de lever les yeux sur elle, ébloui, et de se féliciter de sa bonne fortune. La nouvelle avait donc fait sensation, à Houlda et dans les environs, quand on apprit que le soleil éclairait soudain la face cachée de la lune. Ce jour-là, à Houlda, les vaches pondirent des œufs, du vin jaillit de mamelles des brebis et les eucalyptus sécrétèrent du lait et du miel. Des ours polaires surgirent derrière la bergerie, on vit l'empereur du Japon déclamer du A.D.Gordon près de la buanderie et « les montagnes suintaient du jus de raisin et toutes les collines se liquéfiaient ». Le soleil brilla soixante-dix-sept heures au-dessus des cyprès et refusa de se coucher. Et moi, je m'enfermai dans les douches désertes et questionnait tout haut : miroir, miroir, dis-moi, comment est-ce arrivé ? Qu'ai-je fait pour mériter ça ?
Une histoire d'amour et de ténèbres, Amos Oz (trad. Sylvie Cohen), éd. Gallimard, coll. « Folio 4265 », 2004, p. 827
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