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Viktor Kravchenko (transfuge)

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Viktor Kravtchenko
Sur l'affiche Gens de vérité de l'Institut ukrainien de la mémoire nationale.
Biographie
Naissance
Décès
Voir et modifier les données sur Wikidata (à 60 ans)
ManhattanVoir et modifier les données sur Wikidata
Nom dans la langue maternelle
Віктор Андрійович КравченкоVoir et modifier les données sur Wikidata
Nationalité
Formation
Université technique d'État de Dniprodzerjynsk (d)Voir et modifier les données sur Wikidata
Activités
Autres informations
Parti politique
Distinction

Viktor Andreïevitch Kravchenko (en russe : Виктор Андреевич Кравченко[1] , né le à Iekaterinoslav (aujourd'hui Dnipro) et mort le à New York, est un transfuge et dissident soviétique et l'auteur de I Chose Freedom, livre dénonçant le système soviétique, publié à New York en 1946. La traduction française, J'ai choisi la liberté[2], fut en France un immense succès d'édition et l'occasion d'une polémique politique[3].

Victor Kravchenko est né dans une famille de révolutionnaires, son père ayant participé à la révolution de 1905 et a fait plusieurs années de prison. À 17 ans, Viktor devient membre des Komsomol, l'union des jeunesses communistes soviétiques. Jeune adulte, il travaille comme contremaître dans un atelier de mécanique[4]. Il devient membre du Parti communiste pansoviétique (bolchevik) à l'âge de 23 ans. Le parti l'envoie étudier à l’Institut technologique de Kharkiv où il obtient son diplôme d'ingénieur[4]. Il travaille dans la région du Donbass. En 1928, il fait son service militaire dans l'Armée rouge, où il combat la révolte basmatchi.

Kravchenko est témoin et acteur involontaire de la famine dans la paysannerie ukrainienne (Holodomor) résultant de la collectivisation forcée en Union soviétique. Cette famine ainsi que les exécutions massives sous la dictature de Joseph Staline lui inspirent des doutes croissants sur la valeur du système soviétique.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il devient commissaire politique avec le grade de capitaine dans l'Armée rouge et reçoit des responsabilités dans l'industrie de guerre. Il est ensuite transféré à la Chambre de commerce soviétique à Washington, chargée des achats de matériels de guerre que l'URSS n'arrive pas à produire elle-même. Il y constate que la surveillance policière au sein de la délégation soviétique aux États-Unis est aussi dure qu'en URSS.

En 1944, Kravchenko fait défection et demande l'asile politique aux autorités américaines. En , dans une interview au New York Times, il dénonce le « régime d'arbitraire et de violence » du gouvernement soviétique. La propagande nazie ne manquera pas d'utiliser ces déclarations pour tenter de diviser les Alliés. Les Soviétiques réclament son extradition pour trahison, mais il obtient l'asile politique et vit sous un pseudonyme pour échapper aux équipes de tueurs du SMERSH, qui avaient liquidé un grand nombre de transfuges soviétiques. Il se marie à Cynthia Kusher et a deux fils, Andrew et Anthony, qui ne furent pas informés du passé de leur père.

Kravchenko est devenu célèbre grâce à son livre autobiographique I Chose Freedom, publié en 1946, dans lequel il fait des révélations sur la collectivisation de l'agriculture, les camps de prisonniers soviétiques du Goulag et leur exploitation[5]. Le livre est publié dans un contexte tendu entre les pays du bloc communiste et les pays occidentaux. Sa publication est dénoncée par l'Union soviétique et les partis communistes qui lui sont liés. Le livre de Kravchenko connaît un énorme succès international. Publié en France en 1947, le livre reçoit le Prix Sainte-Beuve au mois de juin mais devient rapidement la cible de la presse communiste et apparentée[5].

Après la publication d'une suite à ses mémoires, intitulés J'ai choisi la justice, il se lance dans une croisade pour un nouveau mode de production et part en Bolivie investir sa fortune dans l’organisation de collectivités de paysans pauvres. Ruiné par l'expérience, il retourne à New York et se retire de la vie publique.

Procès de Kravchenko contre le journal d'Aragon

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Lancé le 13 février 1949, le magazine français Radar titre sur le procès Kravchenko.

En 1947, l'hebdomadaire Les Lettres françaises, dirigé par Louis Aragon, figure du Parti communiste français, lance une polémique contre le livre qu'il publie en France[6], témoignant de l'existence de camps de concentration soviétiques. Le journal l'accuse d'être un désinformateur et un agent des États-Unis. Publié dans plus 20 langues en 1946, le livre n'était sorti en France qu'en 1947[7].

L'article dénonciateur, daté du , est signé Sim Thomas, présenté comme un journaliste américain. L'identité de auteur réel, le journaliste André Ulmann, ne sera révélé qu'à la fin des années 1970[8],[9]. Le but de l'article est de nier la réalité des camps d'internement soviétiques. Intitulé « Comment fut fabriqué Kravchenko », et l'accuse, pour le décrédibiliser, d’être traître à sa patrie, alcoolique, affabulateur, de « mœurs dissolues » et asservi aux services secrets américains[7]. Le PCF fut sollicité par l’URSS pour démolir Viktor Kravchenko dans sa presse et les Les Lettres françaises est le premier de ses journaux à accepter[7].

Kravchenko porte plainte pour diffamation contre Les Lettres françaises, qui reçoit son assignation le 12 février 1948. Le « procès du siècle » débute le devant le tribunal correctionnel de la Seine et dure deux mois. Une centaine de témoins y participent.

L'Union soviétique envoie, afin qu'ils le désavouent, d'anciens collègues de Kravchenko et son ex-épouse, souvent destabilisés par les questions embarrassantes de l'avocat de Kravchenko, Georges Izard[10].

Les avocats de Kravchenko font venir à la barre des survivants de camps de concentration soviétiques comme Margarete Buber-Neumann, la veuve du leader communiste allemand Heinz Neumann, victime de la Grande terreur et fusillé en 1937, elle-même déportée dans un camp du Goulag. Après la signature du pacte germano-soviétique, elle avait été livrée par Staline à l'Allemagne nazie et envoyée dans le camp de concentration de Ravensbrück.

Le , le procès est remporté par Kravchenko[11]. Le tribunal lui accorde un dédommagement de 150 000 francs, somme symbolique (il réclamait 11 millions) et condamne Claude Morgan et André Wurmser, visés par la plainte, à 5 000 francs d'amende chacun.

En appel (novembre-), la condamnation est maintenue, les avocats de Wurmser et Morgan ne parvenant qu'à réduire la peine au franc symbolique.

Georges Izard, académicien, résistant et fondateur de la revue Esprit, est surnommé « l’avocat de Coca-Cola » par la presse communiste, parce qu’il a naguère plaidé pour cette société américaine.

Les témoins de Kravchenko sont essentiellement des personnes déplacées, dont certaines avaient été internées dans des camps de travail. Parmi leurs témoignages, celui de Buber-Neumann eut un grand retentissement. Il faut noter également celui d'André Moynet.

Le procès vit l'intervention pour la défense de nombreux « témoins de moralité », appelés « compagnons de route » par les anti-communistes, dont Emmanuel d'Astier de la Vigerie[12], Jean Bruhat, Louis Martin-Chauffier, Pierre Courtade, Roger Garaudy, Fernand Grenier, Frédéric Joliot-Curie, Ernest Petit, Vladimir Pozner et Vercors.

Les États-Unis suivent l'affaire de près ; selon l'historien Irwin M. Wall[13] « les plus hauts responsables du département d'État et de la CIA s'occupèrent du procès […]. Dean Acheson suivait l'affaire personnellement : ainsi c'est lui qui, par télégramme, demanda à l'ambassadeur américain à Paris de prévenir Me Izard[14] que les témoins venus d'Allemagne étaient à sa disposition ».

À voir aussi

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Articles connexes

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Liens externes

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La mort de Kravchenko, d'une balle dans la tête dans son appartement, fut considérée à l'époque comme un suicide, mais son fils continue de croire qu'il fut assassiné par le KGB.

Publications

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  • V.-A. Kravchenko, J'ai choisi la liberté ! La vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique, traduit de l'américain par Jean de Kerdélan, Paris, Éditions Self, 1947 (BNF 32324695) ; réédition : Paris, Éditions Olivier Orban, 1980 (ISBN 2-85565-129-8).
  • V.-A. Kravchenko, L'Épée et le serpent, j'ai choisi la justice !, traduit de l'édition américaine I Chose Justice !, Paris, Éditions Self, 1950 (BNF 32324699).
  • Kravchenko dépose, déposition de V. A. Kravchenko devant la Commission des activités anti-américaines, Paris, Vent du large, 1948.

Notes et références

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  1. « Kravchenko » est la transcription anglaise, devenue son patronyme officiel après sa naturalisation américaine.
  2. Une nouvelle édition de l'ouvrage a été publiée en 1980 chez Olivier Orban/Nouvelles Éditions Baudinière, avec un avertissement du traducteur Jean de Kerdéland et une préface de Pierre Daix.
  3. Kravtchenko et le parti communiste néerlandais.
  4. a et b Lecomte 2020.
  5. a et b Liora Israël, Un procès du Goulag au temps du Goulag ? L'affaire Kravchenko (1949), Critique internationale, 2007/3 (n° 36), pages 85 à 101.
  6. sous le titre J'ai choisi la liberté : La vie publique et privée d'un haut fonctionnaire soviétique, par Viktor Kravchenko en 1947, texte réécrit par Eugene Lyons, journaliste du New York Post et ex- communiste.
  7. a b et c Article de Cindy Geraci, Directrice du Musée du barreau de Paris, février 2022. [1]
  8. par la publication d'un ouvrage de Claude Morgan, directeur des Lettres Françaises à l'époque du procès.
  9. Ulman a été présenté plus tard comme agent du NKVD, recruté en 1946 (Genovefa Étienne et Claude Moniquet, Histoire de l'espionnage mondial, tome 2, Paris, Félin, 2001, p. 217).
  10. Robert Conquest, La Grande Terreur, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 981.
  11. 24 janvier 1949 : Kravchenko dénonce le système stalinien.
  12. Laurent Douzou, « ASTIER DE LA VIGERIE Emmanuel-Raoul (d’). Pseudonymes dans la Résistance : Bernard, Bertrand, Séran, Merlin », Le Maitron. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, 10 octobre 2008, modifié le 7 juin 20210, consulté le 7 mars 2025.
  13. L'Influence américaine sur la politique française 1945-1954, Paris, Balland, 1989, p. 219.
  14. Avocat de Kravchenko.

Bibliographie

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  • Le Procès Kravchenko : compte rendu sténographique (2 volumes), Paris, Albin Michel, coll. « Grands procès contemporains », , 678 et 648 p.
  • Nina Berberova (trad. du russe par André et Irène Markowicz), L'Affaire Kravtchenko, Paris, Actes Sud, coll. « Babel », , 320 p. (ISBN 978-2-7427-8630-5).
  • Louis Bodin, « Autour de Kravchenko. Relectures », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 5, no 18 « Back in the USSR - Représentations de l'Union soviétique »,‎ 2e trimestre 1992, p. 129-136 (ISSN 0295-2319, lire en ligne).
  • (en) Bill Donahue, « The Enduring Lessons of the Ukrainian Hero Who Stood Up to Soviet Russia in 1944 », Washington Post,‎ (lire en ligne)
  • Ariane Chebel d'Appollonia, Histoire politique des intellectuels en France (1944-1954), vol. 2 : Le Temps de l'engagement, Bruxelles, Éditions Complexe, coll. « Questions au XXe siècle » (no 32), , 342 p. (ISBN 2-87027-370-3).
  • Jérémy Guedj, « Les droites françaises et les « procès de guerre froide » : la légitimité par l'international ? », dans Pierre Allorant, Walter Badier et Noëlline Castagnez (dir.), Procès politiques : tribune ou tremplin pour l'opposition ? France, XIXe – XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », , 279 p. (ISBN 978-2-7535-9845-4, lire en ligne), p. 235-250.
  • (en) Liora Israël, « A Gulag Trial during the Gulag Period? The Kravchenko Affair (1949) », Critique internationale, Paris, Presses de Sciences Po, no 36,‎ , p. 85-101 (ISSN 1290-7839, e-ISSN 1777-554X, lire en ligne).
  • Bernard Lecomte, KGB : La véritable histoire des services secrets soviétiques, Paris, Perrin, , 410 p. (ISBN 978-2-262-07635-1, lire en ligne), « Kravchenko contre le NKVD », p. 179-196. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • (en) Gary Kern, The Kravchenko Case : One's Man's War on Stalin, Enigma Books, , 750 p. (ISBN 978-1-929631-73-5).
  • Guillaume Malaurie (en collaboration avec Emmanuel Terrée), L'affaire Kravchenko : Paris 1949. Le Goulag en correctionnelle, Paris, Robert Laffont, coll. « Notre époque » (no 24), , 284 p. (ISBN 2-221-01060-4).
  • Jean-Pierre Rioux, « Le procès Kravchenko », dans Natalie Dioujeva et François George (dir.), Staline à Paris, Paris, Ramsay, , 327 p. (ISBN 2-85956-261-3), p. 148-164.

À voir aussi

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Articles connexes

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Liens externes

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