Après plus d’un siècle de présence, la demande de départ des militaires français du Sénégal marque un tournant historique majeur.
Cette décision, qui coïncide avec la dénonciation par le Tchad de l’accord de défense le liant à la France, représente un camouflet sévère pour Emmanuel Macron. Cependant, elle s’inscrit dans un processus plus profond et ancien, amorcé à la fin de la Guerre froide en 1989. À cette époque, bien que l’ordre mondial soit en mutation, Paris parvenait encore à maintenir une influence significative sur ses anciennes colonies.
Les interventions militaires en Côte-d’Ivoire (2010-2011), en Libye (2011) et au Mali (2013) ont renforcé l’illusion que la France pouvait encore jouer un rôle de stabilisateur régional. Mais ces actions, présentées comme des réussites, n’étaient en réalité que le chant du cygne d’un système néocolonial en déclin. Derrière leur apparente efficacité, elles ont contribué à renforcer les ressentiments locaux, nourrissant un rejet croissant de la présence française, perçue comme paternaliste et intrusive. Ce rejet a précipité une remise en question profonde de la relation France-Afrique.
Après l’expulsion des troupes françaises du Mali en 2022, suivie du Burkina Faso et du Niger en 2023, la réduction de l’influence militaire française devient un symbole de rupture avec l’ordre hérité de la colonisation. Désormais, le Sénégal et le Tchad rejoignent ce mouvement de rejet. Comme le président sénégalais l’a affirmé : « Pourquoi faudrait-il des soldats français au Sénégal ? Cela ne correspond pas à notre conception de la souveraineté et de l’indépendance. » Ces propos traduisent l’ampleur d’un tournant historique, marqué par une aspiration irréversible des nations africaines à réaffirmer leur autonomie.
Ce contexte contraste avec les événements d’il y a une quinzaine d’années, lorsque Nicolas Sarkozy, alors président français, avait répondu par un silence méprisant à la demande du président ivoirien Laurent Koudou Gbagbo de retirer la force Licorne.
L’effondrement d’un système néocolonial
Depuis les indépendances, la France avait maintenu une influence forte en Afrique à travers des accords militaires, le franc CFA et une mainmise sur les élites politiques. Ce modèle de domination, souvent qualifié de « Françafrique », est aujourd’hui en lambeaux. Les expulsions successives de ses bases militaires symbolisent l’effondrement de la Pax Gallica. L’opération Barkhane, fleuron de la politique sécuritaire française au Sahel, s’est révélée incapable de contrer l’instabilité croissante, aggravant même parfois la perception d’une armée d’occupation.
Sur le plan économique, la dépendance au franc CFA, monnaie perçue comme un outil de contrôle monétaire, alimente depuis longtemps le ressentiment. Les réformes symboliques annoncées par Macron, loin de répondre aux aspirations des populations, n’ont fait qu’amplifier les critiques. La jeunesse africaine, en particulier, réclame une autonomie monétaire et économique, dénonçant une économie extravertie qui freine le développement durable.
Une Afrique par elle-même et pour elle-même
Le rejet de l’influence française s’inscrit dans un contexte plus large de transformations profondes sur le continent. L’Afrique d’aujourd’hui, forte de sa jeunesse et de ses élites émergentes, refuse le statu quo. Avec une population majoritairement âgée de moins de 25 ans, le continent regorge d’une énergie nouvelle portée par des aspirations panafricaines, souverainistes et progressistes. Ces jeunes, éduqués, connectés et souvent polyglottes, ne voient plus l’avenir de leur continent dans des relations héritées de la colonisation, mais dans un projet pensé par et pour les Africains.
Cette révolution générationnelle s’accompagne d’un renouvellement des élites politiques et économiques. Une nouvelle classe dirigeante, consciente des défis globaux et des opportunités offertes par un monde multipolaire, émerge dans des pays comme le Ghana, la Tanzanie, le Sénégal et l’Afrique du Sud. Ces dirigeants prônent une Afrique autonome, affranchie de tutelles étrangères, et tournée vers des partenariats équilibrés avec des puissances comme la Chine, la Russie, la Turquie ou encore les États-Unis.
L’Afrique se rêve désormais en acteur majeur de la scène internationale, investissant dans ses propres ressources humaines, naturelles et économiques. La renaissance de discours souverainistes, combinée à une mobilisation sociale sans précédent, traduit cette volonté de s’affranchir des relations asymétriques du passé.
La montée des alternatives
Face au déclin de l’influence française, les États africains diversifient leurs alliances géopolitiques. La Russie, la Chine, la Turquie et même les pays du Golfe jouent désormais un rôle clé sur le continent. La Russie a su exploiter le sentiment anti- politique de puissance de la France au Mali et en Centrafrique en proposant une coopération militaire perçue comme moins intrusive. De son côté, la Chine offre un partenariat axé sur le développement des infrastructures, séduisant les gouvernements en quête de résultats tangibles.
Cette réorientation traduit une aspiration profonde des Africains : une souveraineté totale sur leurs choix politiques et économiques. Cette quête d’indépendance, portée par une jeunesse mobilisée, s’impose comme le moteur d’une « deuxième indépendance », où les anciennes puissances coloniales sont invitées à repenser leur rôle.
Pour la France, l’heure n’est plus à la demi-mesure. La succession de revers militaires et économiques doit inciter à un changement profond. Il s’agit de passer d’une logique de domination héritée du passé à un partenariat basé sur le respect mutuel et les bénéfices réciproques. Les coups portés à la Françafrique sont douloureux pour Paris, mais ils offrent une opportunité unique de refonder les relations avec un continent stratégique.
L’avenir de l’Afrique appartient d’abord aux Africains. À la France de choisir si elle veut être une partenaire de ce renouveau ou rester spectatrice d’une transformation qui redessine l’ordre géopolitique mondial. La page se tourne, et une ère incertaine mais prometteuse s’ouvre. Les communistes, convaincus de la nécessité d’une coopération juste et égalitaire, ne ménageront aucun effort pour promouvoir ce changement radical. Ils continueront à soutenir les forces progressistes des deux rives, dans la construction d’un partenariat respectueux et mutuellement bénéfique.
Félix Atchadé
responsable du collectif Afrique
Article publié dans CommunisteS, numéro 1022 du 11 décembre 2024.