La nouvelle déclaration de politique communautaire (DPC[1]) défend lâidée dâun choc pour la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle amplifie le tournant néolibéral voulu pour nos écoles et affaiblit les balises progressistes qui résistaient difficilement dans le Pacte pour un Enseignement dâexcellence. Câest ainsi que les caractéristiques de notre quasi-marché scolaire risquent de se voir renforcées : une rude compétition entre établissements et une iniquité parmi les plus importantes au monde.
Un cadre budgétaire étriqué
« Le Gouvernement de la FWB, conjointement avec le Gouvernement de la Région Wallonne, veillera à lâintégration dâune règle dâor budgétaire dans le cadre dâun corpus légal et réglementaire commun. Dans ce cadre, le Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles se fixe lâobjectif dâun retour à lâéquilibre sur un horizon de dix ans, avec des étapes intermédiaires comme la réduction du déficit de moitié dâici 2029 »… (DPC-2024)
La nouvelle majorité a le mérite de la transparence : il faudra faire mieux avec moins de moyens. Reste à savoir où faire des économies. Dans les pages de lâEcho[2], lâéconomiste libéral Jean Hindriks rappelle qu’une part majeure du budget de la FWB est consacrée aux salaires des enseignants, et pointe dès lors la non-indexation des traitements comme piste de solution, proposition toutefois démentie par le cabinet Glatigny avant les élections communales et provinciales. Parmi les autres pistes que suggère lâéconomiste de lâUCLouvain, il y a la limitation drastiques des détachements hors classe (idée inscrite dans la DPC), du nombre de personnes « mises en disponibilité » et des DPPR. Toujours selon Hindriks, une part des économies devrait se faire sous lâeffet de la « démographie enseignante ». Lââge moyen devrait baisser, donc les salaires moyens également : « La relève permettra de belles économies, vu qu’un barème de jeune enseignant constitue la moitié de celui de fin de carrière. Le coût de ces pensions pèsera sur le budget de la Sécurité sociale, mais plus sur celui de la FWB ».
Pour la majorité MR-Engagés, la « diminution du poids de lâappareil public » (DPC-2024) pourrait également se traduire par des coupes budgétaires dans lâencadrement différencié (que la majorité juge inefficace et dont elle a promis une réforme), par la fusion des réseaux officiels et par lâaccentuation de lâenseignement en alternance. Câest donc au sein des classes (décret du 30 avril 2009[3]), des réseaux (Gorré, 2023[4]) et des filières (Indicateurs de lâenseignement 2022[5]) accueillant les élèves à lâindice socio-économique le plus bas que des restructurations seront opérées.
Un enseignement qualifiant au service des entreprises privées
« Le développement de lâenseignement qualifiant, de lâalternance et de la formation professionnelle demande des politiques croisées. Certaines de ces filières peinent à attirer des apprenants et conservent une image négative. Elles ne répondent pas suffisamment aux attentes des entreprises, font face à un taux dâemploi trop faible à la sortie par rapport aux autres Régions, ainsi quâà un taux dâabandon et de décrochage élevé en cours de formation » (DPC-2024)
Lâadéquationnisme serait donc la solution miracle pour valoriser nos filières techniques et professionnelles, lâalternance étant la clé de voûte de cette convergence entre système scolaire et système économique. Dans le cadre de lâenseignement qualifiant, cette approche peut sembler évidente. Mais câest oublier que lâadéquationnisme a montré ses limites depuis longtemps, en particulier par rapport aux faibles possibilités dâémancipation quâil offre aux jeunes (Dubet, 2013[6]). Dans lâentreprise, lâenjeu de production prime presque toujours sur lâenjeu de formation/éducation ; il est alors souvent exigé des élèves en alternance quâils soient immédiatement productifs, quitte à leur « confier des tâches sommaires et répétitives » (Hambye & Siroux, p. 44[7]), dont la plus-value éducative est particulièrement mince. Par lâalternance, les jeunes sont également régulièrement invités à adopter une attitude de docilité vis-à -vis des employeurs, ce qui les déforce en tant que futurs travailleurs : « plus tôt [les jeunes] expérimentent lâasymétrie du rapport salarial, moins ils sont intellectuellement armés, capables de tenir tête et dâopposer leurs droits à dâéventuels abus », expliquent Hambye et Siroux (p. 164). De même, penser que lâalternance serait un outil-miracle de lutte contre le chômage est réducteur. Comme lâexplique Sophie Iffrig[8], « cette position repose sur une vision critiquable dâun chômage qui ne serait dû quâà un problème dâadéquation entre offre et demande, autrement dit qui soit serait la conséquence dâune formation scolaire inappropriée soit découlerait de la responsabilité individuelle. Or, cela revient à ne pas prendre en compte la pénurie dâemploi et la concurrence accrue entre les travailleurs, qui aboutit de facto à une exclusion des personnes les moins qualifiées. »
Si, « à terme, tout élève de lâenseignement qualifiant aura une partie de son programme en alternance » (DPC-2024), cela aura comme principal conséquence de fournir une main-dâÅuvre bon-marché, voire gratuite aux employeurs. Et de réduire le nombre dâenseignants nécessaire à lâencadrement de nos élèves. Cela relève dâun projet de société plus capitaliste quâhumaniste. Cela procède dâune confiscation de lâécole au profit dâintérêts privés. Cela conduit lâadéquationnisme à limiter lâhorizon des possibles auxquels nos élèves pourront prétendre. Quid, dans ces conditions, de la dimension citoyenne de notre système éducatif ? Quid dâune formation permettant de comprendre le monde pour y prendre sa place ? Quid dâune ambition émancipatrice pour nos jeunes ?
Une précarisation des enseignants
« Le Gouvernement proposera un barème intermédiaire entre le barème 301 et 501. Celui-ci […] impliquera :
⢠lâengagement des nouveaux enseignants sous la forme dâun contrat à durée indéterminée avec une augmentation de lâordre de deux heures hebdomadaires (avec assouplissement possible en début et en fin de carrière), et ce afin de mettre fin progressivement au régime statutaire ;
⢠pour les enseignants actuellement en place, la possibilité de conserver le barème bachelier et le temps de travail actuels, ou dâopter pour les mêmes conditions que les nouveaux enseignants (avec assouplissement possible en fin de carrière) » (DPC-2024)
Il y a donc, dans le chef de la majorité MR-Engagés, une volonté de fragiliser les enseignants, en détruisant le régime statutaire (les « nominations ») pour le remplacer par des CDI. Les syndicats enseignants ont déjà montré que, quoi quâen dise la majorité, cette réforme nâengendrerait pas davantage de stabilité pour les jeunes travailleurs. En revanche, elle les exposera plus fortement à la pression hiérarchique. Il y a là un danger pour la liberté dâenseignement et pour lâinnovation pédagogique. Ainsi quâun risque dâaccroissement de la pénurie à cause dâune pénibilité accrue, renforcée par une augmentation du temps de travail voire par la prestation dâheures supplémentaires. Solution toute trouvée : mettre à contribution la formation initiale, les étudiants de dernière année se voyant confier des tâches dâenseignement⦠Câest oublier que le nombre dâétudiants inscrits dans les filières pédagogiques est en baisse constante et que cette diminution, de lâordre de 20% lâannée dernière, a tendance à sâaggraver (Le soir, 2024[9]). Or, réduire les droits des travailleurs, quels quâils soient, ne rend pas leur métier plus attractif ! Le manque dâenseignants a donc de beaux jours devant lui, ce qui contribuera au renforcement des inégalités scolaires ! En effet, une pénurie n’est jamais uniforme: c’est toujours dans les écoles présentant un indice socio-économique inférieur que les difficultés de recrutement sont les plus aigües.
Conclusion
Austérité, adéquationnisme, flexibilité, fragilisation des enseignants… Nous assistons à des inflexions qui nuiront à la fois aux enfants qui ont le plus besoin de l’école et aux travailleurs de l’enseignement. Notre enseignement se trouve encore davantage mis au service des entreprises, sans que sa fonction démocratique ne soit mise en exergue. Dans le même temps, rien n’est entrepris pour réguler le quasi-marché scolaire, à l’origine de la ghettoïsation et de l’iniquité scolaires caractéristiques de notre système éducatif. Les inégalités scolaires ont donc de belles heures devant elles. Qu’elle est loin lâambition dâéquité qui devait, il nây a pas si longtemps, transformer nos écoles pour les rendre plus démocratiques !
Lisez ici l’analyse complète de la DPC par l’Aped
Notes
- MR-Engagés (2024). Déclaration de politique communautaire, Législature 2024-2029. â
- Leroy, S. (2004, 8 octobre). Budget de la FWB: les enseignants sont sur des charbons ardents. En ligne sur le site de LâEcho. â
- Demotte, R. (2009). Décret organisant un encadrement différencié au sein des établissements scolaires de la Communauté française afin d’assurer à chaque élève des chances égales d’émancipation sociale dans un environnement pédagogique de qualité, p. 04. â
- Gorré, C. (2023). Réseaux scolaires et classes sociales. En ligne sur le site de l’Aped. â
- FWB (2022). Les indicateurs de lâenseignement, p. 42. â
- Dubet, F. (2013). Les épreuves de lâinsertion des jeunes: les limites de lâidée « adéquationniste ». Cahiers de sociologie économique et culturelle, n°56, pp. 57-71. â
- Hambye, P. & Siroux, J.-L. (2018). Le salut par lâalternance. Paris: La Dispute. â
- Iffrig, S. (2021), Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux, Le salut par lâalternance. Sociologie du travail, Vol. 63 – n° 4 | Octobre-Décembre 2021. Disponible en ligne. â
- Belga (2024), Les inscriptions des étudiants laissent présager une pénurie dâenseignants plus importante. En ligne sur le site du journal Le Soir. â