La Voix des sans papiers 2014 – 2024

une odyssée d’auto-organisation et de résistance

Être « sans-papiers » est plus qu’une situation administrative, c’est une revendication. Le terme, autoproclamé, porte en soi un combat pour la régularisation, contre la précarité, il signifie* à la fois être ‘sans’ (destitué de droits) et être ‘avec’ (des milliers d’autres).
En Belgique, comme ailleurs en Europe, l’histoire des personnes sans-papiers s’appuie sur des mobilisations, des stratégies, des défaites et s’inscrit dans une phénoménologie de résistance aux violences des Etats néo- et post-coloniaux.

* Vertongen Y. L., De quoi « sans-papier» est-il le nom ?, La Revue Nouvelle, numéro 6/7, juin-juillet 2014

Depuis plus de 50 ans, des collectifs de sans-papiers se structurent, se mobilisent pour une reconnaissance de leurs droits. En 2012, la marche des sans-papiers va parcourir plusieurs pays européens, dont la Belgique, en demandant la liberté de circulation et d’installation pour tous·tes les migrant·es. En 2014, une nouvelle marche des migrant·es traverse l’Europe de Berlin à Marseille sous l’appellation de Caravane européenne des migrants. Elle fait étape en juin 2014 à Bruxelles où plusieurs personnes sans-papiers décident de créer un collectif : La Voix des Sans Papiers Bruxelles (VSP), qui se fait connaître dans un premier manifeste :

« Nous sommes des sans-papiers et nous ne sommes pas des citoyen·nes (une personne qui jouit du droit de cité, des droits civils et politiques et notamment du droit de vote). Nous cherchons tout simplement à vivre notre vie dignement, nous et notre famille (…); C’est pourquoi nous avons décidé, nous les Sans -Papiers, de nous organiser pour combattre celles et ceux qui nous oppriment, nous contrôlent, nous exploitent, nous criminalisent, nous discriminent, nous incriminent. Notre colère est partagée par des citoyen·nes européen·nes qui refusent les politiques migratoires racistes et répressives de l’Union européenne, en Belgique principalement ».

VSP mobilise des rassemblements réguliers (les lundis à Arts-Loi et les jeudis devant l’Office des étrangers) en alternance avec d’autres collectifs (jusqu’aux attentats de 2015 quand tout rassemblement est interdit).

Depuis 2014, de nombreuses actions et activités au sein des bâtiments que VSP occupe permettent au collectif, malgré les violences policières et administratives, de s’organiser pour ses membres, avec d’autres collectifs organisés et des forces motrices de la société civile. A l’occasion de la fête nationale du 21 juillet 2017, La Voix des sans papiers (nom générique pour plusieurs collectifs) décide de visibiliser l’entrée dans une nouvelle occupation avec une ouverture festive et médiatique. Mot d’ordre : Ne plus raser les murs !

L’auto-organisation est la matrice foncière de VSP, tant en interne (via des assemblées générales, un comité de gestion quotidienne, une charte établissant les règles fondamentales de vie commune et de mobilisation “obligatoire”) qu’en relations extérieures (soutien de groupes militants, d’associations, d’habitant·e·s et interlocution avec des instances de différents niveaux de compétences (CPAS, Commune, Région, Fédéral, National, Européenne).

L’occupation selon VSP est un modèle social et politique qui articule la protection relative mais effective de ses membres et la mobilisation collective. Dix ans, plus de vingt déménagements et expulsions… Et un modus operandi qui s’est affiné grâce, entre autres, à un comité de gestion d’une dizaine de personnes qui respecte la mixité de genre,[1]Malgré les violences subies, les femmes ont souvent été le fer de lance du combat, soit au sein des collectifs soit au sein du Comité des femmes dès 2015 et qui compte aujourd’hui une … Continue reading de nationalités, d’ethnies : signature de contrat d’occupation précaire avec les propriétaires (public ou privé) du bâtiment vide, négociation des termes, coordination avec la police et les pompiers (sécurité et salubrité), “dialogue” avec les autorités à différents niveaux de compétences pour soutenir les occupant·es dans leurs démarches administratives et sociales. Cette gestion et cette gouvernance partagées ont nécessité que chacun·e s’engage comme faisant partie d’un tout, apportant sa contribution à la vie en commun en tant que coordinateur·rice, porte-parole, militant·e au sein d’autres organisations, porteur·se de projet, responsable de la sécurité, de l’entretien, de la cuisine. Fin 2023, VSP gère directement ou indirectement six implantations, lesquelles permettent à plus de 300 personnes de se loger et de militer ensemble.

En plus du plaidoyer[2]imnplatform.be : plateforme nationale pour une politique migratoire positive appel à signature / soutien. L’exigence porte sur l’inscription de critères clairs de régularisation inscrits dans … Continue reading auprès des gouvernements successifs, un objectif est d’obtenir une participation accrue des pouvoirs politiques dans le processus d’accès au logement (via des réquisitions d’immeubles et des solutions économiques pérennes de prise en charge des frais d’usage) et à des droits dits fondamentaux (pas d’arrestation policière, carte médicale urgente, aide juridique, domiciliation via l’adresse, stabilisation de la scolarisation des enfants, …). La reconnaissance des occupations, via des réquisitions, comme élément de construction sociale est essentielle.

VSP, aussi constituée en asbl, peut revendiquer une forme de subsidiation de ses activités car c’est elle qui assure une mission d’accueil et de soutien des sans-papiers dans leurs démarches administratives. Y EN A MARRE!!! (YEAM)[3]Retrouvez les sur facebook.com/VSPYEAM reçoit depuis deux ans un financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans le cadre de la « protection et la promotion des droits des personnes migrantes, en particulier les droits des femmes ». VSP réfléchit aussi aux opportunités d’emplois pour les futur·es régularisé·es du collectif afin de pérenniser des postes au service de la lutte.

Au-delà des bonnes relations avec les administrations, le voisinage, des associations et différents niveaux de pouvoir, VSP se revendique actrice principale dans de nombreuses collaborations et négociations.

Le constat positif que l’on peut faire de ces compétences acquises ne doit pas en écarter un autre : ces années de combat usent les combattant·es. L’état physique et psychologique de beaucoup de membres de VSP s’est détérioré, au point qu’il devient difficile de mobiliser assez d’énergie pour la lutte individuelle, pour affronter toutes les démarches administratives et juridiques, pourtant nécessaires à l’obtention d’une régularisation.

Pouvoir concilier la lutte pour une régularisation collective et le combat individuel pour l’octroi d’un titre de séjour, c’est la finalité de YEAM, lancé en 2019.[4]YEAM est géré par un comité de pilotage composé de sans-papiers et de soutiens. L’idée est de mettre en contact chaque membre de VSP avec un·e accompagnant·e (personne avec papiers). Il ne s’agit pas de « prendre en charge » un·e sans -papiers, mais de le·la soutenir, de re-mobiliser des forces, si nécessaire. L’accompagnant·e s’engage à accompagner pendant au moins une année, à suivre régulièrement des formations, à participer à des ateliers, à s’auto-éduquer sur les questions politiques des enjeux post-coloniaux, depuis l’Europe et dans les pays dits tiers. C’est assurément un engagement plus global dans la lutte des sans-papiers, au travers d’événements pluriels (manifestations, événements culturels, actions et déménagements).

Les sans-papiers accompagné·es se réapproprient leurs dossiers, légitiment leur propre expertise et peuvent se projeter dans un après obtention des documents, aussi aléatoire et arbitraire soit-elle.

VSP participe pleinement aux actions de la Coordination des sans-papiers de Belgique[5]Retrouvez-les sur le site sanspapiers.be (qui fédère plusieurs collectifs organisés). De même, la force de VSP induit un vaste réseau d’entraide depuis des associations historiques (comme SOS Migrants, Inter-Pôle, le MRAX, le Ciré, …), des cabinets d’avocat·es, des syndicats, des comités de soutien (scolaire, communal) et collectif affinitaires (anti-raciste, anti-sexiste, anti-capitaliste, anti-classiste) et est un des piliers de la campagne #InMyName (en amont des prochaines élections en juin et octobre 2024). VSP, au fil des années, a imposé ces relations comme des transactions politiques et sociales, plutôt qu’humanitaires (synonyme de paternalistes très souvent).

Des sollicitations nombreuses d’écoles, d’universités, de festivals (Esperanzah!, Fame, Poetik Bazar, Manifiesta), d’institutions culturelles (Halles de Schaerbeek, Théâtre National, Bozar, Kanal, la Bellone, Zinneke) permettent d’intriquer, lors d’événements socio-artistiques,  les revendications. D’une part, les membres du collectif ont développé leurs propres projets artistiques et d’une autre, artistes ou pas, iels sont souvent sollicité·es pour participer à des projets (souvent autour de leurs vécus) : pièces de théâtre, documentaires, projets participatifs, résidences, œuvres collaboratives, etc. Intuitivement, on peut penser que c’est inévitablement pour un mieux, que cela permet à leur combat de prendre plus de place dans le débat public. Pourtant le constat de nombreuses personnes sans-papiers qui participent à ces projets est globalement celui d’un échec. Entre récupération, promesse de visibilité, esthétique aliénante, opacité des procédés de production, instrumentalisation des vécus et solidarité de surface, la liste des écueils et des déceptions est longue.

Exil.s & Création.s,[6]Retrouvez-les sur facebook.com/exilsetcreations à l’initiative de personnes sans-papiers rejointes par des soutiens,[7]La Voix des Sans Papiers (VSP de Bruxelles, de Liège), le Comité des femmes sans-papiers, l’ERG et l’ESA St-Luc en partenariat avec l’ANdEA, l’atelier des artistes en exil, … Continue reading de collectifs et d’institutions, tente de définir, selon les termes des exilé·es, une éthique de la collaboration. Des journées d’études ont réuni des artistes, des organisations culturelles, artistiques et d’éducation permanente, des collectifs d’artistes sans et avec papiers, du secteur socio-culturel qui sollicitent des personnes sans-papiers dans divers projets. Quels récits par et pour les sans-papiers ? Quelles perspectives servent leur lutte ? Quelles sont les limites du témoignage et quelles sont les fictions possibles ? Que dire encore sur les phénomènes migratoires et leurs conséquences, selon quelles esthétiques, quels procédés de production et de diffusion ? Quel droit du « travail », quelles marges de manœuvres financières pour les personnes sans-papiers et quelle solidarité effective de la part des institutions en ce sens ?

L’histoire des sans-papiers reste encore à écrire. Le combat mené par la Voix des sans papiers est fait de fermeté, aussi empreint du sens de la négociation. Taslim, un des responsables du collectif, évoque ceci :

« Je considère notre collectif comme une graine que les sans-papiers ont plantée pour qu’un jour cette graine pousse comme un baobab et puisse protéger, nourrir, apprivoiser et aiguiller des personnes perdues, abandonnées et surtout ignorées. VSP incarne, pour moi, la lutte des droits et des classes. »

La lutte des personnes sans-papiers est sûrement la plus importante des luttes au monde aujourd’hui, car la quête des organisations qui défendent leurs droits remet en question les frontières des États-nations qui ont été dessinées en relation avec le colonialisme”, réitère Angela Davis en 2021 lors de son passage à Bruxelles au cours duquel elle rencontrera le Comité des femmes sans-papiers dont elle est devenue la marraine.

Ressources

La Voix des Sans Papiers (VSP), Bureau d’étude des sans-papiers (BESP), L’odyssée des sans-papiers ? Une contribution aux luttes des sans-papiers pour la régularisation, CFS EP, Bruxelles, 2023

Vicari, P., Des campagnes de régularisation des sans-papiers en Belgique, CFS, 2021

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Malgré les violences subies, les femmes ont souvent été le fer de lance du combat, soit au sein des collectifs soit au sein du Comité des femmes dès 2015 et qui compte aujourd’hui une cinquantaine de participantes. La présence structurelle de femmes a eu un rôle pacificateur dans les occupations. Elles ont amené de nouveaux angles de vue sur les conditions de logement (hygiène, gestion des communs, intimité, …) et des modalités distinctes de la lutte.
2 imnplatform.be : plateforme nationale pour une politique migratoire positive appel à signature / soutien. L’exigence porte sur l’inscription de critères clairs de régularisation inscrits dans la loi de 1980 sur les étrangers. Et qui ne ferait plus de l’article 9bis une loterie, où une toute petite minorité, aléatoire, gagne.
3 Retrouvez les sur facebook.com/VSPYEAM
4 YEAM est géré par un comité de pilotage composé de sans-papiers et de soutiens.
5 Retrouvez-les sur le site sanspapiers.be
6 Retrouvez-les sur facebook.com/exilsetcreations
7 La Voix des Sans Papiers (VSP de Bruxelles, de Liège), le Comité des femmes sans-papiers, l’ERG et l’ESA St-Luc en partenariat avec l’ANdEA, l’atelier des artistes en exil, PUZLP (co-financé par le programme Erasmus+ de l’Union européenne).

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