GQ Hype

Michael Keaton : “Pour Batman, on a douté de moi et j’adore ça, c’est un véritable cadeau qu’on m’a fait”

Trente-cinq ans après avoir incarné le suppurant Beetlejuice, le rôle qui lui a valu de devenir une superstar (et un super-héros dans la foulée), le légendaire excentrique Michael Keaton, celui que Jenna Ortega décrit comme “étrangement normal”, revient à ses premières amours crasses dans Beetlejuice Beetlejuice. Il a confié à GQ ce qu’il a appris en survivant pendant des décennies dans ce métier capricieux : “On peut perdre confiance, stresser, se dire ‘Ah ouais, ça se passe pas super bien, là’, mais si on perd espoir, on est mort.”
Michael Keaton  GQ Hype
Veste, pull et écharpe, Ralph Lauren Purple Label. Chemise, Dunhill.© Christine Hahn

Il erre dans le restaurant à la recherche d’une table plus calme, sans gêne aucune, comme tout bon père ayant atteint un certain âge. Du papa, il porte également l’uniforme réglementaire : casquette de baseball, polo, jean, baskets confortables. Et après tout, c’est exactement ce qu’il est : ce natif de Pittsburgh est un père et un grand-père, qui aime la pêche à la mouche et les baskets confortables. Il a quitté le Montana où il réside aujourd’hui pour venir à la grande ville, et il veut une table plus calme. Mais c’est aussi – et surtout – une légende du cinéma : Michael Keaton, l’homme de Beetlejuice, de Batman, et d’un nombre conséquent de blockbusters qui ont raflé plusieurs milliards de dollars au box-office.

​​Il s’aventure du côté du bar. Pas plus de chance de ce côté, mais il revient avec un verre de tequila à la main. Nous essayons une autre table… pas mal. Mais l’hôtesse nous fait signe et nous indique un box à l’arrière, apparemment le plus calme de l’établissement. Nous voilà finalement installés.

Veste, Tom Ford. Chemise, perso. Broche, Goldbug Collection.© Christine Hahn/GQ France

Face à moi, Michael Keaton, 72 ans, est toujours la pile électrique que l’on connaît, les batteries sont à peine usées. Il conserve l’énergie qui a fait sa réputation chez David Letterman : discuter avec lui, c’est un peu comme siroter un délicieux cocktail, attaché à un train lancé à grande vitesse.

C’est avec cette même énergie qu’il a ressuscité Beetlejuice pour Beetlejuice Beetlejuice, dont la sortie est prévue en septembre. Bizarrement, malgré une carrière longue et diverse, qui l’a amené à embrasser nombre de rôles nettement plus ordinaires, son nom reste invariablement associé à cette entité démoniaque perverse et en état de pourriture avancé. De la même manière qu’il reste quelque peu étrange que le Beetlejuice de 1988, comédie d’horreur décalée et déjantée, soit devenue une telle institution du cinéma américain.

Michael Keaton arrive à un âge où l’on se tourne naturellement vers le passé et les succès engrangés et qu’émergent les questions liées à l’héritage que l’on laissera. Des questions légitimes pour un acteur qui reprend un rôle après 35 ans, autant dire toute une vie. Ce n’est pas que Michael Keaton ne se les pose pas, ces questions. C’est simplement, comme je le réalise très vite, qu’il s’en fout royalement.

Déjà il y a une dizaine d’années, il avait touché du doigt cette problématique avec le Birdman d’Alejandro González Iñárritu, histoire d’un acteur à la ramasse, connu pour un rôle de super-héros, qui tentait de se remettre en selle au théâtre. On avait présenté le film comme son gros come back, celui qui allait enfin lui valoir un Oscar.

“Un type très brillant, que j’aime beaucoup, m’a dit que l’essentiel, c’était de réussir son comeback”, me confie Michael Keaton. “Pour moi, tout ça, c’est des conneries.”

Car il n’est jamais vraiment parti. Pendant toutes ces années, il n’a jamais cessé de travailler, il a toujours été dans les parages, et il a récolté ses cachets.

“Je savais que j’aurais pu capitaliser sur cette histoire de comeback, mais je savais aussi que ça reviendrait à chaque fois à raconter des salades. Le business, je connais, ça me plaît. Ça ne me pose aucun problème. Tout ça, c’est du business, mec.”

Et si l’acteur a appris quelque chose, c’est à être en paix avec le métier, ses hauts comme ses bas. “Je ne panique jamais. Dès que vous commencez à désespérer, vous êtes foutu. Gardez le cap. On peut perdre confiance, stresser, se dire ‘Ah ouais, ça se passe pas super bien, là’, mais si on perd espoir, on est mort.”

Manteau, Dolce & Gabbana. Chemise, Thom Sweeney. Pantalon, Ralph Lauren Purple Label. Chaussures, John Lobb.© Christine Hahn

Le chemin long et pénible jusqu’à Beetlejuice, Beetlejuice commence juste après le succès du premier film. Les discussions vont bon train, mais n’aboutissent le plus souvent à rien. Pendant un temps, il est question de propulser le personnage dans un environnement tropical dans Beetlejuice Goes Hawaiian. Le scénario est prêt, mais il est abandonné en cours de route lorsque le réalisateur Tim Burton et Michael Keaton préfèrent tourner ensemble Batman : Le défi à la place. Puis, il y a quelques années, les discussions ont repris de plus belle.

Lorsque Tim Burton a enfin entre les mains un scénario qui lui convient, il l’envoie à son acteur fétiche. Michael Keaton est partant, mais il a quelques exigences.

Dans le premier film, Beetlejuice n’a droit qu’à 17 minutes à l’écran, ce qui est assez étonnant quand on connaît l’aura du personnage. “Michael Keaton fait l’effet d’une bombe”, écrivait à l’époque Pauline Kael, la célèbre critique du New Yorker, à propos de Beetlejuice. “On ne le voit pas suffisamment à l’écran : dès qu’il apparaît, le film décolle littéralement.”

Michael Keaton a accepté de revenir à la condition de ne pas prendre plus de place. “Il ne fallait surtout pas voir plus Beetlejuice, car c’était prendre le risque de le tuer”, commence l’acteur. “Je pense que le personnage de Beetlejuice n’est pas autant le moteur de l’histoire que dans le premier film. Il fait davantage partie de l’intrigue que dans l’original, où il était plus une présence qui donnait son impulsion au film.”

Il a également tenu à ce que la version 2024 conserve l’esprit DIY du Beetlejuice original, plutôt que d’avoir recours aux images de synthèse. “Il est fait à la main, au sens propre du terme”, explique le comédien. Marionnettes macabres, décors déments, “tout ce qu’il est difficile de faire en 2024”, note-t-il. Il insiste sur le sujet : “Avec les images de synthèse, je pense que beaucoup de spectateurs se sentent inconsciemment plus déconnectés de ce qui se passe réellement à l’écran ou dans l’histoire. Mais c’est efficace, et le public accepte”, dit-il. “On ne passe pas d’aussi bons moments dans la plupart des films qui s’appuient sur les CGI.”

Veste, Ralph Lauren Purple Label. Col roulé, Loro Piana. Pantalon, Thom Sweeney. Chaussures, John Lobb. Chaussettes, Falke.© Christine Hahn

Quant au personnage lui-même, il n’y a pas de refonte majeure. Le fou furieux de 1988 reste fidèle à lui-même en ces temps plus éclairés. Keaton : “C’est un phénomène. C’est plus une chose qu’un homme ou une femme, un ‘truc’ si on veut. Je ne dis pas ça pour faire dans le politiquement correct. Je le vois comme une espèce de force plus qu’autre chose. Évidemment, il a une forte énergie masculine, un truc stupide que j’adore. Je ne voulais rien changer chez lui, ne surtout pas le faire évoluer pour qu’il colle à l’époque.”

En découvrant Michael Keaton dans cette nouvelle mouture, on a ainsi l’étrange impression que le temps s’est arrêté. “Ça m’a fait l’effet d’une drôle de réunion de famille, confie Tim Burton. Michael s’est tellement remis dans le bain que c’était presque un peu inquiétant. Je veux dire que pour quelqu’un qui n’avait pas vraiment envie de le faire, il a très vite repris son rôle. C’était fascinant, presque surréaliste.”

Même si Beetlejuice est aux antipodes de l’image publique et du reste de la filmographie de l’acteur, il est probablement le personnage le plus Michael Keaton de tous. Pour Catherine O’Hara, sa partenaire dans le film, “il a insufflé son énergie à Beetlejuice. Michael est comme ça : il parle à toute vitesse et déborde d’idées saugrenues, il est totalement libre.”

“Il y a quelque chose de sexy chez lui”, dit-elle dans un rire. “Pourtant ce n’est pas la première chose qui vient à l’esprit quand on pense à Beetlejuice !”

© Christine Hahn

Même si, de prime abord, le très américain Michael Keaton et le gothique parmi les gothiques Tim Burton semblent n’avoir rien en commun, ils s’avèrent parfaitement compatibles l’un avec l’autre. “J’aime Michael parce qu’il a une énergie particulière, me dit le réalisateur. C’est pour cette raison que je voulais qu’il joue dans Batman. Il suffit de le regarder droit dans les yeux, et on ressent l’intelligence, la peur et la folie à la fois.”

Lorsque Tim Burton a opté pour Michael Keaton pour incarner son Batman, son choix n’a pas fait l’unanimité. À tel point que, lors de l’annonce dans un monde qui ne connaissait pas encore les réseaux sociaux, 50 000 fanatiques de comics ont écrit à Warner Bros. pour protester contre cette nomination, Michael Keaton, pas particulièrement fan de comics, n’a pas trop compris cette ferveur. Aujourd’hui, il considère le travail de son réalisateur avec un regard différent.

“C’est Tim qu’il faut féliciter. Il a tout changé, déclare Michael Keaton. Je ne devrais pas forcément le dire, mais je pense qu’il n’y aurait pas d’univers Marvel ou DC sans Tim Burton. On a douté de lui et on l’a souvent remis en question.”

“Il n’a pas été suffisamment salué pour avoir campé sur ses positions”, poursuit-il. “Tout le monde disait ‘Quoi, Michael ? Le Michael de Beetlejuice ?’ Mais je pense que Tim avait vu Retour à la vie”, le premier rôle non comique de Michael Keaton, qui incarne un homme qui surmonte sa toxicomanie. “C’est moi qui ai reçu les honneurs. Pourtant, c’est lui qui a pris cette décision audacieuse, il n’a pas eu la reconnaissance nécessaire pour son courage.”

Beaucoup d’acteurs ont depuis endossé le costume du chevalier noir (George Clooney, Christian Bale, Ben Affleck, Robert Pattinson) mais Michael Keaton est toujours considéré comme l’un des meilleurs, et certainement le Bruce Wayne par excellence. Il a d’ailleurs repris le rôle à deux reprises : dans The Flash en 2023 et dans Batgirl, un film abandonné subitement par Warner Bros. pour des raisons financières. En a-t-il été affecté ? “Non, ça ne m’a pas atteint. Pour moi, c’était un rôle, un bon moment à passer et un joli chèque à la fin”, répond l’acteur en mimant le geste universel de l’argent, frottant ses doigts les uns contre les autres.

Il marque une courte pause, puis poursuit d’une voix plus douce : “J’aime bien ces types, ils sont sympas”, faisant référence à Adil El Arbi et Bilall Fallah, les réalisateurs de Batgirl. “Ils ont tout mon soutien, je veux qu’ils réussissent. Je pense qu’ils ont pris un gros revers, et ça m’a fait de la peine. Mais pour moi, tout va bien”, lâche-t-il en haussant les épaules.

Michael Keaton s’agite au fil des questions. Il se crispe et je me retrouve soudain face aux sourcils levés et désapprobateurs les plus célèbres du cinéma. Pourquoi parler de Batman à tout bout de champ ? En fin de compte, ce n’est qu’un rôle qu’il a joué, parmi tous les autres. S’il y a une chose qu’il a vraiment retirée de ce rôle, c’est bien celle-ci : “On a douté de moi et j’adore ça. C’est un véritable cadeau qu’ils m’ont fait”, affirme l’acteur.

© Christine Hahn

Le côté paternel, qui s’est d’abord manifesté dans Mister Mom - Profession: père au foyer, reste très présent chez Michael Keaton. C’est une priorité dans sa vie : il a un fils, Sean, qui est maintenant père à son tour. C’en est une également dans son travail : comme dans Knox Goes Away, qu’il a produit et qui est sorti en début d’année, et dans la comédie Goodrich à venir, qui traitent tous deux de paternité. Mais c’est surtout sur son compte Instagram qu’il incarne à merveille les pères de famille, postant des contenus dignes d’un paternel banlieusard branché sur BFM, pour le plus grand bonheur de ses 945 000 followers. Son feed est peuplé de clichés de son chien, de photos de sa télé prises depuis le canapé, de captures d’écran d’articles mal cadrées et comprend même une photo d’un tweet sur son ordinateur postée dans le mauvais sens.

À la simple mention de son compte Instagram, il pique un fard et éclate de ce grand rire typiquement keatonesque, manquant de s’effondrer sur la banquette.

“C’est à la fois gênant et génial, admet-il. J’essaie de l’accepter. Mon fils a tenté de m’expliquer puis il a arrêté de batailler. Aujourd’hui, il préfère en rire. Je n’y comprends rien. Déjà, je suis trop paresseux pour fournir des efforts supplémentaires. Il me dit que je devrais m’y mettre. C’est un bon état d’esprit, pourquoi devrait-il tout faire à ma place ?”

Selon Jenna Ortega, qui partage l’affiche avec lui dans Beetlejuice Beetlejuice, Michael Keaton est “étrangement normal”. “Même pour quelqu’un qui a autant de succès que lui, il garde sa famille comme première priorité et reste un homme gentil et authentique.” James Marsden, qui jouait son fils dans Knox Goes Away, se souvient de leur première rencontre. “On a discuté ensemble pendant environ deux heures. Je ne pense pas que nous nous attendions à parler aussi longtemps. Nous avons évoqué la paternité, les enfants et la vie en général, sans jamais parler du métier d’acteur.”

J’ai la démonstration des instincts de grand-père de Michael Keaton lorsque, vers la fin de notre entretien, une fillette de cinq ans à peine et sa mère prennent place à la table voisine de la nôtre. L’enfant se glisse timidement dans le box près de mon interlocuteur. Il la salue comme si elle était une vieille amie, engage la conversation et lui propose de goûter à nos frites. Sa mère rit, soufflée par la scène qui se déroule sous ses yeux. L’enfant, bien sûr, n’a aucune idée de qui il s’agit.

“Tu ne peux pas encore comprendre, mais je t’expliquerai en sortant du restaurant”, lui dit sa mère.

On a toujours eu l’impression, depuis ses premières apparitions sur le Late Show with David Letterman, que Michael Keaton rit plus que quiconque du grand spectacle de la célébrité. “C’est dingue le nombre de personnes qui prennent tout ça au sérieux, dit-il. L’autre jour, j’étais avec une personne que j’aime beaucoup, un gars du stand-up. Ce type est génial, incroyablement drôle et talentueux. Il est plus jeune que moi, mais je le trouvais si guindé ! Il y avait vraiment de quoi se marrer, comme je lui ai fait remarquer, mais j’ai été choqué par son manque de recul et de malice.”

Je lui demande si on ne s’amusait pas plus dans ce “business” à l’époque.

“Je pense que je m’amuse davantage maintenant. Ce n’est pas que je m’en fiche aujourd’hui, ça reste mon travail, il ne faut pas déconner non plus. Mais pour l’essentiel, tout me semble un peu ridicule”, explique-t-il. “Et c’est ce qui est génial aussi : tout ça me paraît bien ridicule, absolument tout le temps.”


CRÉDITS DE PRODUCTION

Photographe : Christine Hahn
Styliste : Michael Darlington
Hair and Make-up : Marissa Machado chez PRTNRS
Retouches : Ksenia Golub
Décor : Jennifer Correa