Il erre dans le restaurant à la recherche dâune table plus calme, sans gêne aucune, comme tout bon père ayant atteint un certain âge. Du papa, il porte également lâuniforme réglementaire : casquette de baseball, polo, jean, baskets confortables. Et après tout, câest exactement ce quâil est : ce natif de Pittsburgh est un père et un grand-père, qui aime la pêche à la mouche et les baskets confortables. Il a quitté le Montana où il réside aujourdâhui pour venir à la grande ville, et il veut une table plus calme. Mais câest aussi â et surtout â une légende du cinéma : Michael Keaton, lâhomme de Beetlejuice, de Batman, et dâun nombre conséquent de blockbusters qui ont raflé plusieurs milliards de dollars au box-office.
ââIl sâaventure du côté du bar. Pas plus de chance de ce côté, mais il revient avec un verre de tequila à la main. Nous essayons une autre table⦠pas mal. Mais lâhôtesse nous fait signe et nous indique un box à lâarrière, apparemment le plus calme de lâétablissement. Nous voilà finalement installés.
Face à moi, Michael Keaton, 72 ans, est toujours la pile électrique que lâon connaît, les batteries sont à peine usées. Il conserve lâénergie qui a fait sa réputation chez David Letterman : discuter avec lui, câest un peu comme siroter un délicieux cocktail, attaché à un train lancé à grande vitesse.
Câest avec cette même énergie quâil a ressuscité Beetlejuice pour Beetlejuice Beetlejuice, dont la sortie est prévue en septembre. Bizarrement, malgré une carrière longue et diverse, qui lâa amené à embrasser nombre de rôles nettement plus ordinaires, son nom reste invariablement associé à cette entité démoniaque perverse et en état de pourriture avancé. De la même manière quâil reste quelque peu étrange que le Beetlejuice de 1988, comédie dâhorreur décalée et déjantée, soit devenue une telle institution du cinéma américain.
Michael Keaton arrive à un âge où lâon se tourne naturellement vers le passé et les succès engrangés et quâémergent les questions liées à lâhéritage que lâon laissera. Des questions légitimes pour un acteur qui reprend un rôle après 35 ans, autant dire toute une vie. Ce nâest pas que Michael Keaton ne se les pose pas, ces questions. Câest simplement, comme je le réalise très vite, quâil sâen fout royalement.
Déjà il y a une dizaine dâannées, il avait touché du doigt cette problématique avec le Birdman dâAlejandro González Iñárritu, histoire dâun acteur à la ramasse, connu pour un rôle de super-héros, qui tentait de se remettre en selle au théâtre. On avait présenté le film comme son gros come back, celui qui allait enfin lui valoir un Oscar.
âUn type très brillant, que jâaime beaucoup, mâa dit que lâessentiel, câétait de réussir son comebackâ, me confie Michael Keaton. âPour moi, tout ça, câest des conneries.â
Car il nâest jamais vraiment parti. Pendant toutes ces années, il nâa jamais cessé de travailler, il a toujours été dans les parages, et il a récolté ses cachets.
âJe savais que jâaurais pu capitaliser sur cette histoire de comeback, mais je savais aussi que ça reviendrait à chaque fois à raconter des salades. Le business, je connais, ça me plaît. Ãa ne me pose aucun problème. Tout ça, câest du business, mec.â
Et si lâacteur a appris quelque chose, câest à être en paix avec le métier, ses hauts comme ses bas. âJe ne panique jamais. Dès que vous commencez à désespérer, vous êtes foutu. Gardez le cap. On peut perdre confiance, stresser, se dire âAh ouais, ça se passe pas super bien, là â, mais si on perd espoir, on est mort.â
Le chemin long et pénible jusquâà Beetlejuice, Beetlejuice commence juste après le succès du premier film. Les discussions vont bon train, mais nâaboutissent le plus souvent à rien. Pendant un temps, il est question de propulser le personnage dans un environnement tropical dans Beetlejuice Goes Hawaiian. Le scénario est prêt, mais il est abandonné en cours de route lorsque le réalisateur Tim Burton et Michael Keaton préfèrent tourner ensemble Batman : Le défi à la place. Puis, il y a quelques années, les discussions ont repris de plus belle.
Lorsque Tim Burton a enfin entre les mains un scénario qui lui convient, il lâenvoie à son acteur fétiche. Michael Keaton est partant, mais il a quelques exigences.
Dans le premier film, Beetlejuice nâa droit quâà 17 minutes à lâécran, ce qui est assez étonnant quand on connaît lâaura du personnage. âMichael Keaton fait lâeffet dâune bombeâ, écrivait à lâépoque Pauline Kael, la célèbre critique du New Yorker, à propos de Beetlejuice. âOn ne le voit pas suffisamment à lâécran : dès quâil apparaît, le film décolle littéralement.â
Michael Keaton a accepté de revenir à la condition de ne pas prendre plus de place. âIl ne fallait surtout pas voir plus Beetlejuice, car câétait prendre le risque de le tuerâ, commence lâacteur. âJe pense que le personnage de Beetlejuice nâest pas autant le moteur de lâhistoire que dans le premier film. Il fait davantage partie de lâintrigue que dans lâoriginal, où il était plus une présence qui donnait son impulsion au film.â
Il a également tenu à ce que la version 2024 conserve lâesprit DIY du Beetlejuice original, plutôt que dâavoir recours aux images de synthèse. âIl est fait à la main, au sens propre du termeâ, explique le comédien. Marionnettes macabres, décors déments, âtout ce quâil est difficile de faire en 2024â, note-t-il. Il insiste sur le sujet : âAvec les images de synthèse, je pense que beaucoup de spectateurs se sentent inconsciemment plus déconnectés de ce qui se passe réellement à lâécran ou dans lâhistoire. Mais câest efficace, et le public accepteâ, dit-il. âOn ne passe pas dâaussi bons moments dans la plupart des films qui sâappuient sur les CGI.â
Quant au personnage lui-même, il nây a pas de refonte majeure. Le fou furieux de 1988 reste fidèle à lui-même en ces temps plus éclairés. Keaton : âCâest un phénomène. Câest plus une chose quâun homme ou une femme, un âtrucâ si on veut. Je ne dis pas ça pour faire dans le politiquement correct. Je le vois comme une espèce de force plus quâautre chose. Ãvidemment, il a une forte énergie masculine, un truc stupide que jâadore. Je ne voulais rien changer chez lui, ne surtout pas le faire évoluer pour quâil colle à lâépoque.â
En découvrant Michael Keaton dans cette nouvelle mouture, on a ainsi lâétrange impression que le temps sâest arrêté. âÃa mâa fait lâeffet dâune drôle de réunion de famille, confie Tim Burton. Michael sâest tellement remis dans le bain que câétait presque un peu inquiétant. Je veux dire que pour quelquâun qui nâavait pas vraiment envie de le faire, il a très vite repris son rôle. Câétait fascinant, presque surréaliste.â
Même si Beetlejuice est aux antipodes de lâimage publique et du reste de la filmographie de lâacteur, il est probablement le personnage le plus Michael Keaton de tous. Pour Catherine OâHara, sa partenaire dans le film, âil a insufflé son énergie à Beetlejuice. Michael est comme ça : il parle à toute vitesse et déborde dâidées saugrenues, il est totalement libre.â
âIl y a quelque chose de sexy chez luiâ, dit-elle dans un rire. âPourtant ce nâest pas la première chose qui vient à lâesprit quand on pense à Beetlejuice !â
Même si, de prime abord, le très américain Michael Keaton et le gothique parmi les gothiques Tim Burton semblent nâavoir rien en commun, ils sâavèrent parfaitement compatibles lâun avec lâautre. âJâaime Michael parce quâil a une énergie particulière, me dit le réalisateur. Câest pour cette raison que je voulais quâil joue dans Batman. Il suffit de le regarder droit dans les yeux, et on ressent lâintelligence, la peur et la folie à la fois.â
Lorsque Tim Burton a opté pour Michael Keaton pour incarner son Batman, son choix nâa pas fait lâunanimité. à tel point que, lors de lâannonce dans un monde qui ne connaissait pas encore les réseaux sociaux, 50 000 fanatiques de comics ont écrit à Warner Bros. pour protester contre cette nomination, Michael Keaton, pas particulièrement fan de comics, nâa pas trop compris cette ferveur. Aujourdâhui, il considère le travail de son réalisateur avec un regard différent.
âCâest Tim quâil faut féliciter. Il a tout changé, déclare Michael Keaton. Je ne devrais pas forcément le dire, mais je pense quâil nây aurait pas dâunivers Marvel ou DC sans Tim Burton. On a douté de lui et on lâa souvent remis en question.â
âIl nâa pas été suffisamment salué pour avoir campé sur ses positionsâ, poursuit-il. âTout le monde disait âQuoi, Michael ? Le Michael de Beetlejuice ?â Mais je pense que Tim avait vu Retour à la vieâ, le premier rôle non comique de Michael Keaton, qui incarne un homme qui surmonte sa toxicomanie. âCâest moi qui ai reçu les honneurs. Pourtant, câest lui qui a pris cette décision audacieuse, il nâa pas eu la reconnaissance nécessaire pour son courage.â
Beaucoup dâacteurs ont depuis endossé le costume du chevalier noir (George Clooney, Christian Bale, Ben Affleck, Robert Pattinson) mais Michael Keaton est toujours considéré comme lâun des meilleurs, et certainement le Bruce Wayne par excellence. Il a dâailleurs repris le rôle à deux reprises : dans The Flash en 2023 et dans Batgirl, un film abandonné subitement par Warner Bros. pour des raisons financières. En a-t-il été affecté ? âNon, ça ne mâa pas atteint. Pour moi, câétait un rôle, un bon moment à passer et un joli chèque à la finâ, répond lâacteur en mimant le geste universel de lâargent, frottant ses doigts les uns contre les autres.
Il marque une courte pause, puis poursuit dâune voix plus douce : âJâaime bien ces types, ils sont sympasâ, faisant référence à Adil El Arbi et Bilall Fallah, les réalisateurs de Batgirl. âIls ont tout mon soutien, je veux quâils réussissent. Je pense quâils ont pris un gros revers, et ça mâa fait de la peine. Mais pour moi, tout va bienâ, lâche-t-il en haussant les épaules.
Michael Keaton sâagite au fil des questions. Il se crispe et je me retrouve soudain face aux sourcils levés et désapprobateurs les plus célèbres du cinéma. Pourquoi parler de Batman à tout bout de champ ? En fin de compte, ce nâest quâun rôle quâil a joué, parmi tous les autres. Sâil y a une chose quâil a vraiment retirée de ce rôle, câest bien celle-ci : âOn a douté de moi et jâadore ça. Câest un véritable cadeau quâils mâont faitâ, affirme lâacteur.
Le côté paternel, qui sâest dâabord manifesté dans Mister Mom - Profession: père au foyer, reste très présent chez Michael Keaton. Câest une priorité dans sa vie : il a un fils, Sean, qui est maintenant père à son tour. Câen est une également dans son travail : comme dans Knox Goes Away, quâil a produit et qui est sorti en début dâannée, et dans la comédie Goodrich à venir, qui traitent tous deux de paternité. Mais câest surtout sur son compte Instagram quâil incarne à merveille les pères de famille, postant des contenus dignes dâun paternel banlieusard branché sur BFM, pour le plus grand bonheur de ses 945 000 followers. Son feed est peuplé de clichés de son chien, de photos de sa télé prises depuis le canapé, de captures dâécran dâarticles mal cadrées et comprend même une photo dâun tweet sur son ordinateur postée dans le mauvais sens.
à la simple mention de son compte Instagram, il pique un fard et éclate de ce grand rire typiquement keatonesque, manquant de sâeffondrer sur la banquette.
âCâest à la fois gênant et génial, admet-il. Jâessaie de lâaccepter. Mon fils a tenté de mâexpliquer puis il a arrêté de batailler. Aujourdâhui, il préfère en rire. Je nây comprends rien. Déjà , je suis trop paresseux pour fournir des efforts supplémentaires. Il me dit que je devrais mây mettre. Câest un bon état dâesprit, pourquoi devrait-il tout faire à ma place ?â
Selon Jenna Ortega, qui partage lâaffiche avec lui dans Beetlejuice Beetlejuice, Michael Keaton est âétrangement normalâ. âMême pour quelquâun qui a autant de succès que lui, il garde sa famille comme première priorité et reste un homme gentil et authentique.â James Marsden, qui jouait son fils dans Knox Goes Away, se souvient de leur première rencontre. âOn a discuté ensemble pendant environ deux heures. Je ne pense pas que nous nous attendions à parler aussi longtemps. Nous avons évoqué la paternité, les enfants et la vie en général, sans jamais parler du métier dâacteur.â
Jâai la démonstration des instincts de grand-père de Michael Keaton lorsque, vers la fin de notre entretien, une fillette de cinq ans à peine et sa mère prennent place à la table voisine de la nôtre. Lâenfant se glisse timidement dans le box près de mon interlocuteur. Il la salue comme si elle était une vieille amie, engage la conversation et lui propose de goûter à nos frites. Sa mère rit, soufflée par la scène qui se déroule sous ses yeux. Lâenfant, bien sûr, nâa aucune idée de qui il sâagit.
âTu ne peux pas encore comprendre, mais je tâexpliquerai en sortant du restaurantâ, lui dit sa mère.
On a toujours eu lâimpression, depuis ses premières apparitions sur le Late Show with David Letterman, que Michael Keaton rit plus que quiconque du grand spectacle de la célébrité. âCâest dingue le nombre de personnes qui prennent tout ça au sérieux, dit-il. Lâautre jour, jâétais avec une personne que jâaime beaucoup, un gars du stand-up. Ce type est génial, incroyablement drôle et talentueux. Il est plus jeune que moi, mais je le trouvais si guindé ! Il y avait vraiment de quoi se marrer, comme je lui ai fait remarquer, mais jâai été choqué par son manque de recul et de malice.â
Je lui demande si on ne sâamusait pas plus dans ce âbusinessâ à lâépoque.
âJe pense que je mâamuse davantage maintenant. Ce nâest pas que je mâen fiche aujourdâhui, ça reste mon travail, il ne faut pas déconner non plus. Mais pour lâessentiel, tout me semble un peu ridiculeâ, explique-t-il. âEt câest ce qui est génial aussi : tout ça me paraît bien ridicule, absolument tout le temps.â
CRÃDITS DE PRODUCTION
Photographe : Christine Hahn
Styliste : Michael Darlington
Hair and Make-up : Marissa Machado chez PRTNRS
Retouches : Ksenia Golub
Décor : Jennifer Correa