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Th. MAURICE. Wittgenstein et Jung

Il est étonnant de voir à quel point les critiques que Wittgenstein adresse à Freud-alors que sa connaissance du corpus freudien ne se limitait pourtant qu'à l'Interprétation des rêves-, peuvent préfigurer les différentes " hérésies " et relectures de la psychanalyse post-freudienne. En effet, les héritiers du psychanalyste viennois, face à l'épineuse difficulté des analyses sans fin et devant alors repenser tout à la fois la question du transfert et celle du statut de l'inconscient, vont être peu à peu amenés à rompre avec ce que d'aucuns ont pu appeler le " familialisme " de Freud, commandé en sous main par l'insularité réifiante de sa notion d'inconscient et son substantialisme corrélatif-amenant ainsi, peu à peu, la perspective d'un inconscient collectif. De même, ce qui sera principalement remis en cause par les différents courants inspirés du freudisme, c'est bien la surdétermination phallique qui amène insensiblement à penser l'inconscient selon un modèle mécaniste, organiciste et, finalement, déterministe-qui, pour Freud, était la clef d'une méthode réellement scientifique. Toute la critique de Wittgenstein est justement dirigée contre cet idéal scientifique qui mine de l'intérieur la découverte freudienne. En voulant rendre raison de l'inconscient par un causalisme strict, Freud s'est rendu aveugle à la véritable portée de sa découverte, à savoir avoir su dégager une nouvelle grammaire, faire émerger des formes de représentations inédites, permettant au sujet, par leur syntaxe, de trouver une raison à son mal, et non plus une cause.

WITTGENSTEIN ET JUNG Urbild et archétype Il est étonnant de voir à quel point les critiques que Wittgenstein adresse à Freud — alors que sa connaissance du corpus freudien ne se limitait pourtant qu’à l’Interprétation des rêves — , peuvent préfigurer les différentes “ hérésies ” et relectures de la psychanalyse post-freudienne. En effet, les héritiers du psychanalyste viennois, face à l’épineuse difficulté des analyses sans fin et devant alors repenser tout à la fois la question du transfert et celle du statut de l’inconscient, vont être peu à peu amenés à rompre avec ce que d’aucuns ont pu appeler le “ familialisme ” de Freud, commandé en sous main par l’insularité réifiante de sa notion d’inconscient et son substantialisme corrélatif — amenant ainsi, peu à peu, la perspective d’un inconscient collectif. De même, ce qui sera principalement remis en cause par les différents courants inspirés du freudisme, c’est bien la surdétermination phallique qui amène insensiblement à penser l’inconscient selon un modèle mécaniste, organiciste et, finalement, déterministe — qui, pour Freud, était la clef d’une méthode réellement scientifique. Toute la critique de Wittgenstein est justement dirigée contre cet idéal scientifique qui mine de l’intérieur la découverte freudienne. En voulant rendre raison de l’inconscient par un causalisme strict, Freud s’est rendu aveugle à la véritable portée de sa découverte, à savoir avoir su dégager une nouvelle grammaire, faire émerger des formes de représentations inédites, permettant au sujet, par leur syntaxe, de trouver une raison (et non une cause) à son mal. C’est tout ce passage d’une explication par les causes à une compréhension par les raisons en lequel se joue pour Wittgenstein le destin de la psychanalyse. Tout notre propos sera de démontrer que cette critique massive de Wittgenstein à l’encontre de Freud rencontre par bien des points la position jungienne, notamment quant à l’idée d’une certaine autonomie des images, dont il nous faudra déterminer le statut. Freud voit dans les images du rêve des représentants de la pulsion. Celle-ci n'est donc jamais présentée en personne, mais toujours représentée par des apparences trompeuses qu'il faut savoir déchiffrer. Autant dire que la pulsion se résorbe dans l'obscurité et la pleine positivité de la chose-en-soi kantienne, elle-même incapable de se phénoménaliser, c'est-à-dire d'apparaître, donc de s'extérioriser, par le fait même qu'elle est trop elle-même, qu'elle ne comporte pas la dimension de négativité qui lui permettrait d'accepter et d'inclure son percipi. Comme Freud le dit dans un de ces ouvrages, la pulsion est ce « point obscur irréductible » qui résistera envers et contre tout à l'analyse du rêve, aussi poussée soit-elle. La psychanalyse freudienne, en cela, est évidemment une pensée des arrières-mondes, mais récupère d'un même mouvement toute les difficultés liées à cette conception. Cela revient de fait à penser l'inconscient comme une réalité substantielle, reposant en soi, entièrement séparée de la réalité consciente, à tel point qu'il devient difficile de penser leur relation. Et nous pouvons voir à ce niveau l'influence considérable de la conception cartésienne du sujet et de la conscience. Toute la tradition cartésienne, en effet, ne pense le sujet que comme res cogitans, une « chose qui pense », c'est-à-dire une réalité substantielle, de part en part transparente à elle-même, étant donné la capacité de la conscience à se saisir immédiatement et réflexivement, et n'ayant comme contact avec le monde qu'une série de représentations, c'est-à-dire d'images déformées de la "réalité vraie", passée au tamis de la subjectivité. La psyché est une sphère close sur elle-même, une monade, dont les parois opalescentes au mieux déforment la réalité extérieure. Avec cette simple description, nous pouvons voir le présupposé théorique et ininterrogé dont Freud est tributaire. Parce que la conscience chez Freud est implicitement conçue sur le mode cartésien, donc dotée de représentations, l'inconscient, en tant qu'il est ce qui excède le cadre de la représentation, ne peut qu'être situé hors de celle-là, dans un lieu qui, s'il est psychique, n'en relève pas moins d'une énergétique. En faisant de la conscience une substance, Freud ne peut que doter l'inconscient d'une même consistance et nous retrouvons alors tout le problème des topiques, qui font de chaque aspect du psychisme un "lieu" réel et autonome. En effet, si certaines "représentations" doivent demeurer inconscientes pour expliquer certains phénomènes psychiques, elles ne peuvent être simplement inconscientes dans un sens privatif, non-conscientes. Il faut les "adosser" à une réalité aussi solide que la conscience elle-même, un autre "lieu" dont le mode d'être spatio-temporel sera à l'inverse de celui de la conscience et qui va se doter de ses propres représentations, aussi obscures que pouvaient être transparentes les représentations conscientes. Alors, caractérisé par son autonomie, l'inconscient est cet autre de la conscience qui n'en vient pas interroger la validité, qui ne remet pas en question la notion-même de "représentation". Et l'on oscille alors entre la conception d'un inconscient-contenu et d'un inconscient-relation. Cette substantification de l'inconscient, cette hypostase des instances, a au moins deux conséquences immédiates, qui se retrouvent ni plus ni moins que dans la dualité intrinsèque du système freudien. Freud a en effet besoin à la fois d'une approche organique afin de préserver l'altérité de l'inconscient par rapport à la conscience et d'une approche psychique pour garantir le caractère signifiant des manifestations de l'inconscient. Toute l'ambiguïté de la libido freudienne est ainsi résumée. En tant que celle-ci est organique, elle ne peut que désigner une réalité substantielle, matérielle, biologique, et elle se résorbe alors en substance en mouvement passant d'un lieu psychique à un autre, pour enfin se décharger dans le monde. C'est proprement penser la libido sur le mode de l'éjaculation, comme un trop plein de tension qui doit se décharger, dans le contact avec l'objet. Mais alors, on ne comprend pas comment celle-ci pourrait se charger de signification, comment elle pourrait être signifiante, partant comment celle-ci pourrait "ruser" et emprunter des masques. Inversement, en tant que la libido est aussi psychique, elle n'est plus que le vecteur de "messages" que l'inconscient envoie à la conscience, substrat évanescent, elle n'est plus qu'un mouvement réel d'objets réels et non plus investissement, en tant qu'identité du mouvement et de ce qui est en mouvement. La libido ainsi conçue se résorbe dans une relation binaire entre deux pôles distincts, étrangers, ce qui ne permet plus de penser comment même un échange est possible. En procédant ainsi, il pense le désir sur le mode du besoin, résumant celui-ci soit à un besoin organique qui n'est plus qu'auto-affection d'une substance, soit pure relation d'une immanence à une extériorité, empêchant du même coup de penser leur relation. Nous sommes bien alors dans une position solipsiste, l'inconscient n'étant que pure affection de lui-même ou rapport impossible à une transcendance. Par là même, il oublie le caractère proprement intentionnel et extatique de l'investissement pulsionnel, qui ne peut être résorbé dans la simple pulsion sexuelle, qui n'est pas d'abord mouvement architectonique interne d'un inconscient solipsiste, mais ouverture et investissement dans le monde. Car le propre du désir est de se creuser en se comblant, d'être un remplissement qui ne satisfait pas mais s'excite lui-même, qui est toujours appel à une transcendance parce qu'il est toujours dépassé par lui-même, qu'il est toujours en excès sur lui-même. De cette façon, il peut se dépasser vers le monde et déborder sur la conscience, tout en restant lui-même. En renversant l'adage freudien « Toute existence a une signification sexuelle », Jung, à l'instar de Merleau-Ponty, aurait pu dire « Tout phénomène sexuel a une signification existentielle Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard, 1945, p.185.  ». Toute la théorie de C. J. Jung pourrait être résumée par cette phrase : « Le rêve n'est pas une façade. […] La locomotive dans le rêve est réellement une locomotive L'homme à la découverte de son âme, 4e édit. Genève, Mont-Blanc, 1950, p. 323 (texte all. Wirklichkeit der Seele, Zurich, Rascher, 1934).  ». Et Jung de poursuivre ainsi : « Cette affirmation constitue une différence entre ma conception des rêves et celle de Freud […] Le rêve est ce qu'il est, entièrement et seulement ce qu'il est ; il n'est pas une façade, il n'est pas quelque chose de fait ou d'apprêté, un quelconque trompe-l'œil, mais une construction parachevée. (L'idée que le rêve dissimule quelque chose est une idée anthropomorphique !) Ibid.  ». Il faut comprendre cette dernière phrase dans le sens suivant : conférer une signification secrète et cachée au rêve, que l'inconscient aurait délibérément voilée sous des images fantasques ou absurdes, à la manière de Freud, constitue une objectivation de l'inconscient, ne respecte pas les « données immédiates » fournies par le rêve. Cela revient à penser l'inconscient à partir de la conscience (« une idée anthropomorphique »), c'est-à-dire comme une sphère psychique dotée de représentations — les fameuses « représentations inconscientes ». Critique ouverte de la censure freudienne, qui, selon l'analyse sartrienne, doit connaître ce qu'elle ne veut pas reconnaître et donc s'annule en tant qu'instance inconsciente au moment même où elle devrait l'être, la remarque de Jung n'est pourtant pas un rejet pur et simple de l'aspect diacritique du rêve entre contenus manifeste et latent. On observe de fait juste un passage du déplacement vers la condensation. Il s'agira effectivement de voir quelles sont les émotions et les images associées au rêve, condensées dans les images oniriques particulières. Le rêve n'est plus un masque, mais un travail d'imagination synthétique, presque une œuvre, mais certainement plus un piège ou un simulacre. On passe de la conception freudienne des « représentations inconscientes » en tant qu'apparences trompeuses, révélant la présence cachée et réelle de la pulsion derrière elles, à la conception jungienne des images de rêves comme apparitions authentiques de l'inconscient en tant que celui-ci est un processus de condensation et de compensation. En fait, il s'agit donc de prendre le rêve tel qu'il se donne au sérieux. C'est exactement pour cette raison que Jung ne cesse de répéter, tout au long de ses ouvrages, qu'il est un « empiriste », un « pragmatique », un « chercheur concret », ne jurant que par le « seul point de vue phénoménologique ». Au-delà du caractère quelque peu flottant, voire même complètement approximatif de l'emploi que Jung fait de ces notions (qui au niveau strictement philosophique sont rigoureusement antinomiques, l'empirisme et la phénoménologie étant, par exemple, deux théories opposées, si ce n'est en opposition !), celles-ci veulent avant tout signifier un retour à ce que Bergson appelle les « données immédiates », débarassées des présupposés causalistes et objectivistes, des « abstractions surimposées ». Afin de respecter le mode d'être spécifique d'un phénomène, il faut l'aborder sans construction intellectuelle préalable, sans écran théorique qui viendrait s'interposer entre nous et l'expérience. En cela, on est en droit d'affirmer que Jung, à la suite de Bergson et de son « retour aux données immédiates de la conscience », a effectué un véritable « retour aux données immédiates de l'inconscient ». L’on est alors contraint de désexualiser la libido, pour l’appréhender comme énergie psychique et force de liaison (syntaxe, grammaire) entre les images oniriques — images qui ne renverront donc plus à la pulsion en tant qu’origine mythique et mystérieusement organique, mais bien plutôt à l’archétype, en tant que « structure vide faisant office de matrice virtuelle à l’origine d’un certain type d’images, d’idées, de comportements, d’émotions, etc…, comme on les rencontre dans les mythes, les contes, les rêves, les imaginations ou les délires psychotiques Le vocabulaire de Carl Gustav Jung, coord. A. Agnel, Paris, Ellipses, 2005, art. “ Archétype ”, par V. Thibaudier.  ». Ce concept princeps de la théorie jungienne qu’est l’archétype, nous pensons que Wittgenstein l’a approché de très près lorsque celui-ci a évoqué, dans ses Leçons sur la liberté de la volonté L. Wittgenstein, Leçons sur la liberté de la volonté, Paris, PUF, 1998. , l’Urbild, l’« image matricielle » qu’il s’agit d’explorer afin de se nourrir de toutes ses ressources. La psychanalyse pourrait par conséquent être mieux assumée comme quête exploratrice de ces images, de ces archétypes, et renoncer ainsi à son projet faussement scientifique et réducteur. Le patient, dans cette perspective, enfin libéré de l’illusion d’une chaîne déterminée de causes pouvant le faire remonter à l’origine réelle de sa difficulté à vivre, pourrait se raconter son mal, apprendre à maîtriser cette grammaire des images archétypales et, tel un héros antique, batailler sous un ciel apocalyptique contre ces anciens dieux, ces archétypes, pour enfin assumer son destin Rappelons par ailleurs la nette influence de Spengler sur la pensée de Jung, notamment en ce qui concerne ces idées de destin et d’apocalypse (au sens de révélation) — influence également assumée par Wittgenstein. . PAGE 2