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Naturaliste amateur dans le Somerset
En territoire « bourdons », Somerset, 2014. V. Manceron, Fourni par l'auteur

Bonnes feuilles: « Les veilleurs du vivant »

L’anthropologue Vanessa Manceron s’est intéressée à une pratique scientifique discrète mais de plus en plus indispensable : celle des naturalistes amateurs à qui elle rend un vibrant hommage dans « Les veilleurs du vivant », à paraître le 25 août aux éditions de La Découverte (collection Les Empêcheurs de penser en rond). S’appuyant sur un périple qui la mène au cœur du Somerset, en Angleterre, mais aussi sur les écrits de nombreux scientifiques amateurs ou professionnels, elle livre un récit poignant sur les « zones grises lumineuses et fécondes » où se côtoient amoureux de la nature et citoyens éveillés, dans une perspective historique, esthétique, sensorielle et réflexive. Comme elle l’écrit, « pour les naturalistes amateurs, le sauvage est à portée de main, à toujours mieux connaître et dont on doit faire l’histoire ». Extraits choisis de l’introduction.


Discrets et silencieux, les naturalistes amateurs cheminent inlassablement dans les campagnes, aussi parfois dans les villes, pour observer les vivants et enregistrer leur présence sous la forme de listes destinées à l’élaboration d’atlas et d’inventaires. Ils savent reconnaître et nommer une pluralité vertigineuse d’espèces, que nul autre Européen n’est en mesure de distinguer dans le tissu intriqué et foisonnant des formes de vie qui s’épanouissent en toute proximité, faute de mots et de noms pour les faire exister en propre.

Qu’ils habitent en ville ou à la campagne, ils ont appris à connaître et à se mouvoir dans les milieux avec une acuité et une aisance sans pareilles, à faire pâlir ceux qui en font usage comme les chasseurs capables de suivre une proie à la trace, les éleveurs attentifs aux milieux d’alpage où évoluent leurs moutons, les cultivateurs et jardiniers fins connaisseurs des conditions de la fertilité. En ces temps de crise et d’aspiration à un retour à la terre, ils se relient aussi à la nature, mais autrement et parfois depuis les villes.

Sans autre nécessité que celle de connaître le vivant pour ce qu’il est, ils arpentent et apprennent les milieux avec pour tout appareillage leur sens et leur sensibilité, un carnet de notes en main, des guides d’identification, des jumelles ou des loupes suspendues autour du cou. Leur engagement empirique et livresque, s’il ne détermine ni ne dépend d’un mode de vie en lien avec des formes d’utilisation des milieux, n’en est pas moins impérieux, exigeant et intense. C’est aussi pour eux l’affaire d’une vie. Depuis l’enfance, leur existence est intimement et solidement arrimée à celle des vivants qu’ils observent. Leur modalité de connaissance est à la fois un rapport très concret au monde et un engagement existentiel qui ne saurait se satisfaire de la notion vague et mal taillée du passe-temps intellectuel.


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Ceux qui savent ne jamais tout savoir

À se rappeler les mots de Vinciane Despret à propos du chant des oiseaux et de l’immense curiosité qu’il suscite auprès des ornithologues, on peut dire en effet que les naturalistes amateurs comptent parmi ceux qui savent ne jamais tout savoir, bien humbles maîtres en la demeure, « curieux et émus de ce que les animaux et les végétaux ont à dire, aux énigmes qu’ils soulèvent, quand ils chantent ou volent, quand ils s’enracinent ou ploient sous le vent.« 

Ni triste érudition ni savoirs froids et distanciés, il faut suivre les naturalistes amateurs sur les chemins pour comprendre ce que leur régime d’attention au vivant – il s’agit bien de cela – produit comme formes d’émerveillement et comme rapport singulier à la nature. En France, les activités naturalistes nous parviennent à bas bruit avec néanmoins une attention accrue depuis deux décennies, liée auconstat de l’érosion de la biodiversité que les naturalistes amateurs informent le plus souvent en partenariat avec le Muséum national d’histoire naturelle au sein des programmes de recherche participatifs qui se sont surtout développés à compter des années 2000 avec une accélération notable cette dernière décennie.


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On a vu aussi des naturalistes en lutte inventorier le site bocager et humide de la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes en 2013. Comme le raconte Sandra Delacourt, durant trois années, un dimanche par mois, ils ont bénévolement arpenté les lieux, suivi des kilomètres linéaires de haies pour dénicher des lézards vivipares et couleuvres d’Esculape, trouvé dans les plissements des arbres des oreillards roux et des murins à mous-taches, détecté à l’oreille et de nuit la présence de crapauds épineux dans les mares.

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Nommer pour donner une existence

Sur les réseaux sociaux et dans la presse, Boris Presseq, botaniste au Muséum national d’histoire naturelle de Toulouse, inscrit à la craie sur les trottoirs du quartier de Busca, dans le centre-ville de Toulouse, le nom des plantes qui surgissent au pied des gouttières et dans les fissures du bitume – pariétaire de Judée, pourpier maraîcher, renouée persicaire, drave printanière –, manière de sensibiliser les citadins à la flore qui les entoure, car nommer, dit-il, est une manière de donner une existence. Que près de sept cents espèces parviennent à trouver ainsi leurs chemins dans les interstices du minéral impose pour le moins le respect, dit-il, si on sait y porter attention. […] À nous, modernes, donc, de changer notre regard pour repeupler le monde de formes de vie bruissantes et foisonnantes à connaître et à reconnaitre. […]

Boris Presseq, botaniste, Toulouse.

Or si l’on porte une attention exigeante à ce que les naturalistes amateurs disent et font, aux lieux qu’ils habitent, à leurs manières singulières de s’engager et de connaître, une chance est offerte de défaire les attendus. À regarder la nature avec leur régime d’attention, il ne fait en effet aucun doute que ce sont des formes de vie singulières qui surgissent et émerveillent par leurs manières toutes particulières de paraître, d’apparaître, de se mouvoir, d’entrer en relation et de vivre. Leur territoire n’est pas pauvre ni vide de présences réelles. Il est surpeuplé d’êtres à connaître et à reconnaître. […]

Les naturalistes amateurs s’émerveillent des virtualités de la vie sans la réduire ou la rabattre à une morale de la pitié envers des êtres vulnérables ; ils créent des formes de compagnonnage à distance, sans en passer par l’identification ou la transformation d’autrui. À les suivre au gré de leurs observations, de leurs pratiques et de leurs savoirs, on prend ainsi la mesure de la voie discrète mais consistante qu’ils ouvrent en ces temps d’aspiration à la considération et à la relation, et du chemin déconcertant qu’ils empruntent.

Un espace-temps à part

Couverture du livre de Vanessa Manceron
Les veilleurs du vivant, août 2022. Editions La Découverte

Les activités naturalistes occupent un espace-temps à part, et c’est justement parce qu’elles échappent en partie au jeu des contraintes sociales et des asymétries ordinaires relatives au fonctionnement des institutions,au marché du travail ou aux inégalités socio-économiques, qu’elles sont tenues (en Angleterre) pour enchanteresses. Elles confèrent aux individus un espace de liberté à déployer qui engage la construction de soi, la responsabilité individuelle et morale, les affiliations paritaires,la participation citoyenne. Elles dessinent un espace-temps en creux, à partir duquel se ménagent et se dessinent des relations à la nature en dehors de toute forme d’utilitarisme, des modes de connexion avec les vivants dénués de domination, ainsi que des modalités de connaître qui détonnent avec le cadrage attendu de l’objectivité scientifique.

Leurs pratiques questionnent aussi ce que l’on entend par engagement politique, car les naturalistes s’engagent dans la lutte contre l’érosion du vivant, mais en prenant leur temps, en ralentissant le mouvement, en œuvrant avec patience, humilité et souci du détail, sans héroïsme, sans mobiliser frontalement les rapports de force, sans construire de grands récits, sans dénonciation, lamentation ou prophétie.


Les veilleurs du vivant, Avec les naturalistes amateurs, Vanessa Manceron, éditions La Découverte, paru le 25 août 2022.

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