Arnaud Exbalin, La Grande tuerie des chiens. Enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XVIIIe-XXIe siècles
Arnaud Exbalin, La Grande tuerie des chiens. Enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XVIIIe-XXIe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023, 320 p., 25 €.
Texte intégral
- 1 Marion Schwartz, A History of Dogs in the Early Americas, New Haven, Yale University Press, 1997, 2 (...)
- 2 Arnaud Exbalin, La Grande tuerie des chiens : enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XV (...)
1Dans le panorama émergent de l’histoire des animaux en Amérique hispanique coloniale, le cas du chien est celui qui a inspiré le plus de monographies, aux côtés du cheval1. Là où la majorité des études ont examiné l’animal lui-même, qu’il s’agisse des canidés précolombiens ou des bêtes de guerre espagnoles, le livre d’Arnaud Exbalin prend le parti novateur d’identifier et d’analyser un phénomène « anthropocanin » sui generis : les canicides ou « massacres » de chiens planifiés à grande échelle par les autorités coloniales. En privilégiant cette entrée par la mise à mort de l’animal, et non par ses fonctions traditionnelles (alimentaires, cynégétiques, pastorales, rituelles ou militaires), La Grande tuerie des chiens représente un apport original. Toutefois, la portée des réflexions articulées au cours des quelque trois-cents pages d’une enquête foisonnante dépasse largement la sphère de l’histoire coloniale, car, comme le souligne l’auteur dès son propos introductif, « le traitement du chien [est] un révélateur des processus de civilisation à l’œuvre dans le monde occidental2 ».
- 3 Archives historiques de la ville de Mexico, Policía, Matanzas de perros, vol. 3662.
2Spécialiste de l’histoire urbaine et des politiques de police, Arnaud Exbalin a pris connaissance des canicides mexicains par l’identification d’une liasse dédiée à ces tueries dans les archives municipales de Mexico3. Consignant les modalités de l’extermination de plus de 14 000 chiens, ordonnée à partir de 1797 par le marquis de Branciforte, vice-roi de la Nouvelle-Espagne, ce dossier révèle l’existence d’un autre massacre, ayant coûté la vie à 20 000 canidés sous le règne du comte de Revillagigedo, de 1790 à 1792. Loin de se limiter à ce qui aurait pu être une simple étude de cas locale, lue au prisme de la réforme de l’éclairage municipal de la capitale, l’auteur s’est employé à tirer le meilleur parti de sa découverte, autour de trois axes problématiques.
- 4 Arnaud Exbalin, op. cit., p. 266-267.
3Quelles ont été les motivations des massacres ? Dans la mesure où aucun des deux épisodes de « décanisation » mexicaine n’a été inspiré par la menace de la rage, Exbalin n’a négligé aucun facteur explicatif, d’ordre environnemental, technique ou politique, ce qui l’a conduit à plonger aux racines des rapports nahua et ibériques aux chiens et à mobiliser une très grande diversité de sources (iconographie, cartographie, législation, périodiques, littérature, etc.). Dans quelle mesure les canicides sont-ils, cependant, une spécificité mexicaine ? Pour ne pas se trouver limité par ses sources, l’auteur fait le choix de les faire dialoguer, à l’échelle globale et sur le temps long, avec d’autres épisodes d’extermination canine ayant ponctué l’époque contemporaine, de Paris à Istanbul et du 19e siècle jusqu’à nos jours. Quel est, en définitive, le legs actuel de ces tueries de masse ? Faisant le pari d’une histoire régressive, la réflexion s’ouvre à l’ethnographie et à l’éthologie en livrant les apports d’une enquête de terrain, menée auprès des habitants humains et non-humains de la ville de Mexico, toujours en proie à des épisodes chroniques de violence anticanine. C’est fort de cette triple ambition, thématique, chronologique et méthodologique, que l’ouvrage formule son hypothèse de travail : par le biais de « l’exercice d’une violence légitime et souveraine sur des êtres nus », les canicides se présenteraient « non seulement comme une opération destinée à nettoyer les rues des canidés, mais aussi comme une action de portée plus large visant, par la terreur exercée sur les chiens, à dresser la plèbe et en particulier les vagabonds qui traînaient dans les rues4 ». De ce point de vue, le cas mexicain ne serait pas une exception, mais anticiperait au contraire le dressage des populations urbaines de l’Occident contemporain : la mise au pas des animaux domestiques serait assurée, sous la contrainte, par leurs propriétaires eux-mêmes.
4Ce postulat central stimulant est cimenté par une argumentation rigoureuse, en trois étapes qui forment autant de cercles concentriques autour de la Nouvelle-Espagne. Quatre chapitres ont d’abord pour objet la contextualisation des décanisations de Revillagigedo et de Branciforte. Le livre s’ouvre sur une riche description du « choc des mondes canins » consécutif au contact colombien. Exbalin s’y emploie à nuancer le binarisme caractérisant les travaux sur les canidés coloniaux, en soulignant que l’opposition entre chiens nus mexicains et molosses de guerre espagnols pèse moins que leur hybridation et leur marronnage. Cela fait de ces animaux les « premiers métis du Nouveau Monde », issus et extraits des systèmes domesticatoires nahua et européen. Suit l’étude détaillée du « déroulement des massacres » : les 34 000 bêtes tuées à Mexico en l’espace d’une décennie sont le résultat d’une volonté politique (Revillagigedo veut embellir et éclairer sa capitale, Branciforte tente de faire oublier sa gestion désastreuse d’une épidémie de variole), de dispositifs techniques (hallebardes-chuzos, masses, pièges à l’herbe de Puebla, collets, sifflets, battues), d’intérêts économiques (les gardes de nuit reçoivent une prime par chien abattu) et de facteurs environnementaux (la surpopulation canine est provoquée par les inondations, les pestes, les famines), rendant illusoire toute lecture du phénomène au prisme des seuls enjeux sanitaires. Dédié à la « fabrique du nuisible », un troisième chapitre révèle le rôle méconnu des secteurs dévots, appelant à l’extermination d’un animal jugé immoral, sale et inutile, tandis que le quatrième chapitre présente les serenos, corps de police nocturne veillant sur l’éclairage public. On y découvre les résistances inattendues de ces fonctionnaires frappés par l’opprobre et optant pour l’absentéisme, la fraude ou la plainte afin de se soustraire à leur devoir de décanisation, en dépit d’intérêts économiques réels. Ainsi, Arnaud Exbalin jette une lumière nouvelle sur l’histoire des sensibilités anthropo-zoologiques, encore trop souvent associées aux élites européennes et à l’influence de la philosophie sensualiste.
5Les chapitres 5 et 6, respectivement consacrés au « grand renfermement des animaux » et à la « canaille », opèrent un élargissement en examinant le cas d’autres êtres vivants victimes des politiques répressives des vice-rois mexicains. Il s’agit d’abord des cochons et des vaches, dont l’auteur nous apprend qu’ils faisaient l’objet d’un élevage urbain proto-industriel : autant de « domestications urbaines » peu à peu expulsées en périphérie du centre-ville, alors que les porcs gyrovagues sont tués. Simultanément, les Mexicains vagabonds se voient associés à ce bétail dit vago et subissent une mise aux fers généralisée, matérialisée par la création du tribunal de l’Acordada et par une administration des peines faisant la part belle aux fouets et aux carcans. On retient de ces chapitres transversaux la tentative des autorités de distinguer les « bons » habitants de Mexico, productifs et sédentaires, des « mauvais » sujets, parasites et sans attaches, une classification sans nuances qui frappe à parts égales humains et non-humains.
6Enfin, la dernière partie de l’ouvrage entreprend un « essai d’histoire comparée » et invite à une « histoire mondiale des canicides ». Le septième chapitre propose ainsi la mise en perspective du cas mexicain avec ceux de Madrid en 1832, de Paris en 1878 puis d’Istanbul en 1910 où, par-delà les spécificités locales, la décanisation obéit toujours à une « dimension sacrificielle ». Elle est liée à l’affirmation autoritaire des forces de police, aux changements de régime politique et à l’organisation d’événements internationaux. Le huitième chapitre traite plus spécifiquement de l’arrière-plan « biopolitique » de ce « siècle canicide », au prisme des fourrières urbaines et de leurs innovations techniques les plus sinistres, allant de la strychnine aux chambres à gaz.
7Conclu par une enquête de terrain frappante, sur la piste des dogues supposés anthropophages de la mégalopole mexicaine, l’ouvrage offre en annexe un vaste recueil de témoignages, des chroniques des conquistadores aux récits de sauveteurs de chiens du 21e siècle. Écrite dans un style vif, richement illustrée, multipliant les renvois souvent glaçants à l’actualité la plus proche, La Grande tuerie des chiens est une lecture passionnante, amenée à faire référence. Si certains aspects relevés par l’ouvrage (la capacité des canidés à s’adapter aux stratégies policières, le rôle de la langue nahuatl, l’interaction avec d’autres pratiques, à l’image du chuzo des gardes de nuit rappelant les coupe-jarrets de l’élevage bovin extensif) ont vocation à être approfondis, sa richesse thématique, chronologique et méthodologique est une puissante invitation à suivre la piste des canicides et à bâtir une histoire coloniale des animaux, ouverte sur le monde.
Notes
1 Marion Schwartz, A History of Dogs in the Early Americas, New Haven, Yale University Press, 1997, 254 p. ; Ramón Valadez Azúa, El Perro mexicano, Mexico, UNAM, 1995, 46 p. ; John Grier Varner et Jeannette Johnson Varner, Dogs of the Conquest, Norman, University of Oklahoma Press, 1983, 238 p.
2 Arnaud Exbalin, La Grande tuerie des chiens : enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XVIIIe-XXIe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023, 320 p., p. 13.
3 Archives historiques de la ville de Mexico, Policía, Matanzas de perros, vol. 3662.
4 Arnaud Exbalin, op. cit., p. 266-267.
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Référence électronique
Thomas Brignon, « Arnaud Exbalin, La Grande tuerie des chiens. Enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XVIIIe-XXIe siècles », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 161 | 2024, mis en ligne le 09 janvier 2025, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/24873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1322r
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