2024 : année du cinquantenaire des éditions des femmes-Antoinette Fouque
Texte intégral
1Antoinette Fouque, cofondatrice en 1968 du Mouvement de libération des femmes en France, lance les éditions des femmes fin 1972. Les trois premiers livres de la jeune maison d’édition paraîtront au printemps 1974, en même temps que s’ouvre, à l’initiative de la maison d’édition, la première librairie des femmes à Paris. Son projet est d’offrir aux femmes une terre d’accueil ouverte sur le monde pour exister en tant que femmes à travers à la fois des écrits politiques témoignant de leurs luttes de libération et des textes littéraires cherchant à sortir d’une écriture prise dans la domination masculine ou cloisonnée dans les genres littéraires académiques, pour faire exister une écriture sexuée et matricielle.
2Première maison d’édition en Europe dédiée à l’écriture et aux luttes des femmes, sa naissance est saluée comme un événement majeur dans le paysage culturel de l’époque. Elle va impulser une libération de la parole comme de l’écriture des femmes, avec des textes aux thèmes subversifs et novateurs, tandis que les luttes des femmes se multiplient et s’amplifient dans le monde entier, ce dont la maison d’édition se fait également l’écho. L’initiative, pionnière, produit un effet immédiat : les grands éditeurs ouvrent enfin largement leurs portes aux écrivaines.
3Cette proposition éditoriale est entendue par un grand nombre de femmes qui écrivent. Certaines sont déjà publiées ailleurs et reconnues, comme Hélène Cixous, dont la maison publiera une trentaine de livres. D’autres ne le sont pas encore, soit parce que les textes qu’elles proposent ont été refusés par les comités de lecture principalement masculins des maisons d’édition traditionnelles, soit parce qu’elles ne se reconnaissent pas « écrivaines » dans un système qui leur fait violence et ne les entend pas.
4Antoinette Fouque, dans le même temps, court le monde à la rencontre de femmes en luttes et d’écrivaines qu’il serait important de faire connaître en France. Cette ouverture et cet accueil d’écrivaines du monde entier sont, dès l’origine, l’une des caractéristiques de la maison d’édition, dont plus de la moitié du catalogue est composée de traductions.
- 1 Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne-Charlotte Chasset et Ariana Saenz Espinoza, 2022.
5Dans une mobilisation permanente, en lien avec le MLF international et ses actions, la publication est aussi un outil politique à part entière. Eva Forest, militante basque antifranquiste emprisonnée, est la première d’une longue liste d’héroïnes publiées par la maison d’édition. Entre les anciennes et celles d’aujourd’hui, telles que Pinar Selek (Turquie) ou Tatiana Mukanire Bandalire (République démocratique du Congo), on rencontre dans le catalogue des femmes d’action et de courage, venues de tous les continents et publiées au fil des années : des dissidentes russes au temps de l’URSS ; l’Égyptienne récemment disparue, Nawal el Saadawi ; la Bengalaise Taslima Nasreen, qui vit toujours en exil ; les militantes kurdes Leyla Zana et Zehra Doğan, qui vivent aussi en exil, tout comme la Turque Asli Erdogan ; la militante sociale argentine d’origine indienne, Milagro Sala… sans compter une longue route aux côtés des Iraniennes depuis 1979, dont témoigne l’ouvrage collectif illustré, Des Iraniennes, Femmes, vie, liberté, 1979-2023, paru en septembre 2024. Ce parcours politique sans frontières et ce souci constant de la transmission participent aujourd’hui de la nouvelle prise de parole des femmes et de leurs luttes incessantes pour leur libération. On peut citer quatre ouvrages collectifs : Rébellion (2017), du mouvement international FEMEN ; MLF, psychanalyse et politique, 1968-2018, 50 ans de libération des femmes (2 volumes : 2018-2019) pour faire connaître l’apport considérable de ce mouvement animé par Antoinette Fouque ; Cours, petite fille ! (2019), pour comprendre le mouvement international #MeToo ; Clit Révolution, Manuel d’activisme féministe (2020) des journalistes et activistes Elvire Duvelle-Charles et Sarah Constantin, pour donner des outils de lutte concrets aux jeunes femmes voulant s’engager. Et encore La Révolution des filles1 de la journaliste et militante féministe argentine, Luciana Peker, sur le mouvement des jeunes femmes argentines pour le droit à l’IVG, qu’elles ont obtenu en 2021 et qui est aujourd’hui remis en cause par le gouvernement de Javier Millei.
- 2 Extrait du témoignage d’Antoinette Fouque pour le Larousse 2012.
6Avec les éditions des femmes, Antoinette Fouque veut aussi porter à la connaissance du plus grand nombre les nouveaux savoirs nés des recherches des contemporaines du MLF, ou de militantes de périodes plus anciennes, mais méconnues du fait d’une pensée dominante les excluant et/ou négligées par les éditeurs traditionnels. Il s’agit de donner corps, faire connaître et reconnaître la science des femmes, la féminologie selon le terme inventé par Antoinette Fouque pour qualifier une science des femmes pour « rendre compte des faits, de la vie, de l’existence des femmes2 ».
- 3 Pour son livre, devenu un classique du féminisme, Backlash. La guerre froide contre les femmes, tra (...)
- 4 Le Féminisme irréductible. Discours sur la vie et la loi, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cat (...)
- 5 Notre Sang. Discours et prophéties sur la politique sexuelle, traduit de l’anglais (États-Unis) par (...)
- 6 Le Langage de la déesse, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain et Valérie Morlot-D (...)
- 7 Femmes et développement humain. L’approche des capabilités, traduit de l’anglais (États-Unis) par C (...)
- 8 Traduit de l’anglais par Camille Chaplain, 2019.
- 9 Antoinette Fouque, Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, Édition de poche (...)
- 10 Antoinette Fouque, Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012, Édition de poche (...)
- 11 Antoinette Fouque, Génitalité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023.
7Sont ainsi créées différentes collections ( dont « La psychanalyste », « La philosophe »), sans compter les biographies et les nombreux essais publiés au fil des années rendant enfin accessibles en langue française les travaux de chercheuses de premier plan dans leur pays, comme les Américaines Susan Faludi, journaliste et prix Pulitzer3, Catharine A. MacKinnon4, avocate à la Cour suprême, qui a été à l’origine, avec Andrea Dworkin, également publiée5, de la première loi sur le harcèlement sexuel aux États-Unis. Et encore de l’archéologue d’origine lituanienne Marija Gimbutas6, de l’universitaire Martha Nussbaum7, qui a travaillé avec le Prix Nobel d’économie Amartya Sen, et, en 2019, de la publication de l’essai majeur de l’anthropologue allemande Heide Goettner-Abendroth, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde8. Il faut également citer les essais de féminologie d’Antoinette Fouque, dont trois sont parus dans sa maison d’édition, Gravidanza9 (2007), Génésique10 (2012) et Génitalité (2023)11.
8En 1979, la collection « Écrits d’hier » est lancée pour rééditer des textes écrits par des femmes du passé et tombés aux oubliettes du fait de politiques éditoriales misogynes, alors même que beaucoup d’entre elles avaient connu la célébrité de leur vivant. Ainsi sont rééditées Madame de Duras, Madame de Lafayette, Madame de Charrière, Madame de Staël, Mary Wollstonecraft Shelley, Sarah Bernhardt, Élisabeth Vigée-Lebrun, Delphine de Girardin, George Sand, Marcelle Tinayre… Contribution à notre matrimoine, cette collection est précurseuse d’un mouvement important de réédition des textes de femmes du passé.
Enfin, Antoinette Fouque crée, en 1980, « La Bibliothèque des voix », première collection de « livres parlants » en France, qui bouleverse l’expression éditoriale : des auteurs et des autrices lisent leurs propres textes. Des comédiennes et des comédiens prêtent leur voix à d’autres écrits. Cette collection, elle l’a imaginée pour sa mère qui ne savait ni lire ni écrire, pour sa fille adolescente qui ne trouvait pas le temps d’ouvrir un livre, et pour toutes les femmes qui, dans leurs activités multiples, ont les mains occupées et la tête libre.
- 12 Il existe en coffret de trois volumes (2013), en livre électronique-ebook (2015) et depuis mars 201 (...)
Fin 2013, Antoinette Fouque et les éditions des femmes lancent, sous le patronage de l’Unesco, le premier Dictionnaire universel des créatrices12, réalisé sous la direction d’Antoinette Fouque, Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber. Cette entreprise éditoriale unique au monde rassemble près de 12 000 notices sur une créatrice ou sur un thème, une école, un mouvement, une culture dans lesquels les femmes se sont illustrées au cours des quarante siècles d’histoire de l’humanité, dans tous les domaines et dans le monde entier (160 pays représentés). Ce dictionnaire a ouvert la voie à une pléiade de biographies, expositions, romans graphiques, essais historiques, tous consacrés à des femmes.
Avec près de 1000 titres publiés depuis leur création, les éditions des femmes-Antoinette Fouque poursuivent leur route, dans le désir de faire vivre et transmettre aux nouvelles générations un apport culturel et politique exceptionnel et de continuer à se faire l’écho des luttes actuelles des femmes.
Notes
1 Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne-Charlotte Chasset et Ariana Saenz Espinoza, 2022.
2 Extrait du témoignage d’Antoinette Fouque pour le Larousse 2012.
3 Pour son livre, devenu un classique du féminisme, Backlash. La guerre froide contre les femmes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lise-Éliane Pommier, Évelyne Châtelain et Thérèse Réveillé, 1993.
4 Le Féminisme irréductible. Discours sur la vie et la loi, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Albertini, Michèle Idels, Jacqueline Lahana, Martine Laroche, Thérèse Réveillé, Martine Swyer, préface de Noëlle Lenoir, 2005, Édition de poche, 2020. Ce ne sont que des mots, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Croix et Jacqueline Lahana, 2007.
5 Notre Sang. Discours et prophéties sur la politique sexuelle, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain et Harmony Devillard, à paraître le 18 novembre 2024. Woman Hating, en cours de traduction.
6 Le Langage de la déesse, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain et Valérie Morlot-Duhoux.
7 Femmes et développement humain. L’approche des capabilités, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain (2008).
8 Traduit de l’anglais par Camille Chaplain, 2019.
9 Antoinette Fouque, Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007, Édition de poche, 2021.
10 Antoinette Fouque, Génésique. Féminologie III, des femmes-Antoinette Fouque, 2012, Édition de poche, 2021.
11 Antoinette Fouque, Génitalité. Féminologie IV, des femmes-Antoinette Fouque, 2023.
12 Il existe en coffret de trois volumes (2013), en livre électronique-ebook (2015) et depuis mars 2018 il est désormais en ligne par le biais d’une base de données, constamment mise à jour et enrichie de nouvelles entrées : <https://www.dictionnaire-creatrices.com/>.
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Référence papier
Christine Villeneuve, « 2024 : année du cinquantenaire des éditions des femmes-Antoinette Fouque », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 161 | 2024, 127-130.
Référence électronique
Christine Villeneuve, « 2024 : année du cinquantenaire des éditions des femmes-Antoinette Fouque », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 161 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/24604 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1322h
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