Jérôme Leroy, un écrivain social attentif à la montée inquiétante de l’extrême droite
Résumé
Jérôme Leroy, après avoir enseigné vingt ans en ZEP, a pris la plume et s’est fait connaître par son premier roman Le Bloc (Folio Gallimard, 2012), dans lequel il imagine l’arrivée au pouvoir du RN (sous le nom de « Bloc patriotique »), en la personne d’Agnès Dorgelles, double de Marine Le Pen. Dans Les Derniers jours des fauves, sorte de suite, il imagine l’arrivée au pouvoir d’une femme de centre-droit, Nathalie Séchard, égérie du nouveau parti « Nouvelle société », dans un contexte miné par l’essor de l’extrême droite identitaire et caractérisé par l’engouement des jeunes pour des mouvements écologistes radicaux.
Texte intégral
Pour décrire le parti « Nouvelle société », vous êtes-vous inspiré de « La République en marche » ? Le personnage de Nathalie Séchard, présidente centriste mariée avec un homme de vingt ans plus jeune qu’elle, semble être le double inversé d’Emmanuel Macron. Comment avez-vous fait pour créer ce personnage ?
Oui, bien entendu. Néanmoins, je crois qu’il faut préciser deux choses.
Primo, Les Fauves ne sont pas un roman à clefs. Je crois que des idées comme le dépassement du clivage droite-gauche sont aussi vieilles que la 5e République. C’était déjà l’idée de Bayrou, de Rocard, de Valls. Macron tombe juste au bon moment.
Secundo, l’inversion de l’âge au sein du couple, la présidente plus âgée que son mari, d’un point de vue romanesque, suppose un autre rapport au pouvoir, aux raisons de s’y accrocher ou pas.
Ce qui m’intéressait dans la création du personnage de Nathalie Séchard, ce n’était pas de montrer un exercice « féminin » du pouvoir, je n’y crois pas, mais plutôt montrer les réactions politiques et médiatiques des autres face à ce couple atypique. Nathalie Séchard en prend beaucoup plus dans la figure qu’un homme. Tout est plus violent à son égard, y compris les « Gilets Jaunes ».
Pour imaginer le « Bloc patriotique », vous êtes-vous inspiré du RN et de la mouvance identitaire, et si oui, comment vous êtes-vous documenté ?
Oui, le Bloc patriotique, c’est un motif récurrent dans mes livres, je le fais apparaître dans un roman paru en 2011, Le Bloc. La documentation, c’est tout simplement le fait d’être de ma génération. J’ai 18 ans quand il fait ses premiers scores (1983), je suis engagé politiquement à l’autre bout du spectre… J’ai suivi tout ça de très près au cours des années.
Vos romans de politique-fiction sont ancrés dans l’actualité, et en même temps sont imaginaires. Comment articulez-vous la part du réel et la part de la fiction ?
C’est là tout le plaisir de la chose. Je me définis comme un auteur de roman noir, c’est-à-dire, comme le définissait Manchette, comme un « romancier d’intervention sociale violente ». Ce n’est pas un roman engagé, non, c’est plutôt un roman qui s’empare de son époque et appuie là où ça fait mal. Je serais tenté de dire aussi que je travaille en me souvenant du grand roman réaliste du 19e siècle, et notamment Balzac, qui articule sans cesse la fiction et un cadre historique social très précis. Tous les noms des Fauves, ou presque, sont d’ailleurs empruntés à La Comédie humaine, comme un clin d’œil à travers le temps.
Comment vous êtes-vous documenté pour dépeindre les services liés à la sécurité politique (DGSE, DGSI, « barbouzes ») et les coulisses de la vie politique et de la sécurité intérieure ?
L’important n’est pas de savoir comment on se documente, l’important est de savoir si le lecteur y croit. On croit à Simenon alors qu’aucun flic n’enquête de cette manière. On croit à John Le Carré sans savoir si ce qu’il raconte de l’espionnage est vrai ou faux.
De fait, ma documentation n’est pas celle d’un journaliste, par exemple. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’exactitude des procédures, c’est la création d’une atmosphère : celle de démocraties dont on sait depuis les années de plomb en Italie, par exemple, qu’elles sont confrontées à l’autonomisation de leur propre appareil sécuritaire. Pour l’Association, dans Les Fauves, je me suis inspiré en fait de la Loge P2 en Italie, comme je l’ai fait pour un autre roman, L’Ange gardien. Cela étant, il peut m’arriver de passer des coups de fil en sachant très bien que vos interlocuteurs peuvent aussi, à l’occasion, vous raconter ce qui les arrange.
Comment faites-vous pour écrire à chaud, très peu de temps après les événements décrits (par exemple sur la crise sanitaire, le mandat présidentiel actuel, la hausse de l’extrême droite) ?
D’abord, l’idée de raconter une campagne présidentielle dans la 5e République, où c’est forcément « violençogène » (à la fin, il n’y en aura qu’un et il emportera tout le morceau…) me travaillait depuis des années. Quand je me suis mis à la rédaction, la pandémie est arrivée. Le roman ne pouvait pas en faire l’économie, à moins précisément de renoncer au réalisme.
Quel est l’objectif de vos romans : artistique ou politique ? Comment pensez-vous qu’un roman comme le vôtre puisse exercer un impact politique et social ?
Je suis un écrivain, rien d’autre. Je cherche à raconter des histoires (j’aime le double sens de l’expression). Mon but est de le faire du mieux possible. Comme Manchette et quelques autres, je pense que le roman noir est un objet littéraire, la possibilité de jouer sur le style, d’expérimenter même. S’il y a une lecture politique de mes livres, elle est à chercher dans le choix des sujets, j’aime mieux parler des temps qui sont les nôtres que de mon nombril. Et j’espère m’éviter le ridicule de la posture « engagée » et du « message ». Vous remarquerez que d’ailleurs, il est assez compliqué de distinguer aussi clairement que ça le bien et le mal dans mes romans. Même les salauds comme Bauséant, le ministre de l’Intérieur, ne sont pas dans le pur opportunisme politique, mais ont « une certaine idée de la France ».
Votre évocation d’un mouvement écologiste radical, que vous appelez dans le roman « les Bonobos effondrés », se fonde-t-elle sur une réalité sociologique, peut-être sur le mouvement « Extinction-Rébellion » ? Avez-vous « infiltré » ces différents groupes afin d’en comprendre le fonctionnement pour les dépeindre dans votre roman ?
Non, je n’infiltre pas, je ne suis pas un policier ou un journaliste (ce qui par les temps qui courent est souvent la même chose). Il se trouve que mes jeunes ami·e·s sont plutôt proches ou militants dans ce genre de groupes qu’élèves dans des écoles de commerce ou startupers.
Quels sont les écrivains qui ont pu vous inspirer ? Mais aussi les films ou séries, ou encore chroniques et articles de presse ?
Balzac, Hammett, Manchette. Ce sont plutôt les séries qui s’inspirent de la littérature populaire que du contraire, y compris dans le découpage hérité du roman feuilleton. Chaque chapitre/épisode règle temporairement un problème, mais un autre arrive.
Quel regard jetez-vous sur ces différentes mouvances décrites dans votre roman ?
J’aime trop la politique pour ne pas la trouver passionnante, même si mon roman montre précisément que cette politique-là n’a plus de réelle prise sur un monde qui menace de s’effondrer par la faute d’une soumission totale au capitalisme, qui lui-même précipite un effondrement écologique.
Êtes-vous pessimiste sur l’évolution future du pays et de la planète, comme certains de vos personnages ?
J’ai le pessimisme joyeux. Dans 1984, Orwell fait dire à Winston Smith : « S’il y a un espoir, c’est du côté des prolétaires ». Je cite de mémoire. Pour moi, s’il y a un espoir, c’est du côté de Clio dans mon roman : une jeunesse politisée, consciente, radicale, qui sait qu’elle n’a plus rien à perdre.
Pour citer cet article
Référence papier
« Jérôme Leroy, un écrivain social attentif à la montée inquiétante de l’extrême droite », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 161 | 2024, 117-120.
Référence électronique
« Jérôme Leroy, un écrivain social attentif à la montée inquiétante de l’extrême droite », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 161 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/24587 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1322f
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