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CHANTIERS

L’Art contre le peuple ? Sociohistoire d’une rupture : l’exemple du théâtre public en France depuis 1945

Marjorie Glas
p. 91-107

Résumés

Cet article traite de l’évolution de la croyance dans le rôle social attribué au théâtre entre 1945 et aujourd’hui. L’intervention publique en matière théâtrale s’est historiquement fondée sur deux antiennes : la défense de la liberté de création et la vocation émancipatrice du théâtre. L’histoire du théâtre public recoupe celle de l’articulation de ces deux piliers, s’articulant dans une tension constante entre souci apporté à l’élargissement des publics et innovation esthétique. Le système de croyance qui fonde le théâtre public a ainsi évolué au gré des contextes politiques, du profil socioprofessionnel des acteurs qui structurent le champ, de son institutionnalisation, de son degré de professionnalisation, de la composition du public comme de l’évolution plus générale du champ intellectuel. Cet article retrace cette évolution de manière chronologique.

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Texte intégral

1En France, la revendication d’un théâtre service public remonte à l’après-guerre. Elle a été notamment portée par des artistes comme Jean Vilar, emblématique directeur du Théâtre national populaire (TNP) de Chaillot, qui déclarait que « le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin... Le théâtre est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ». Cette conception d’un service public de la culture a été objectivée de manière concomitante par l’élaboration d’une politique publique de la culture fondée sur la nécessité de l’intervention étatique en la matière pour préserver la liberté de création et permettre à l’art d’assurer un rôle social auprès de la population.

  • 1 Pascale Laborier, « Cultural policy as welfare policy : a genealogical approach - the reform of Ger (...)

2L’idée que la culture – et le théâtre en particulier – est à même de jouer un rôle qui dépasse le simple divertissement n’est pas spécifique à la France : en Allemagne aussi, on fait du théâtre un outil de l’action publique et de l’État providence dès le 18e siècle1. Cette idée n’est pas non plus strictement concomitante avec la fin de la Seconde Guerre mondiale puisqu’elle remonte, tout au moins en France, à la fin du 19e siècle, quand se développe un théâtre de tradition sociale porté par les mouvements ouvriers. Ce théâtre social, porté entre autres par l’auteur Romain Rolland, postule que la pratique du théâtre est un outil d’émancipation de la classe ouvrière. Cette conception se développe ensuite dans l’entre-deux-guerres dans les expérimentations portées au sein des associations d’éducation populaire, réparties en deux obédiences, l’une catholique, l’autre communiste.

3C’est cet idéal d’un théâtre à vocation sociale, éducative, voire émancipatrice, qui sous-tend les démarches initiées après-guerre par certains artistes et comédiens, qui se réclament d’un théâtre qu’ils qualifient de « populaire ». Le pouvoir politique commence alors à soutenir ces initiatives, au nom justement du rôle éducatif ou social que le théâtre peut jouer auprès de la population. Se constitue ainsi un espace de justification fondamentale de l’intervention publique en matière culturelle et de la légitimité des artistes à recevoir de l’argent public pour créer leurs œuvres. Ce processus contribue à la construction progressive d’un théâtre public distinct du secteur marchand.

4La catégorie du théâtre public ainsi constituée s’appuie depuis sur ces deux piliers fondamentaux que sont la qualité du travail de création et l’élargissement des publics. L’histoire du théâtre public depuis l’après-guerre recoupe celle des modalités d’articulation de ces deux piliers. Le monde du théâtre public se voit pourtant aujourd’hui contester sa capacité à tenir son rôle de service public et à s’ouvrir à la population dans son ensemble. De fait, une analyse sociohistorique montre que le théâtre public s’est progressivement recentré sur les questions de création et sur un certain entre-soi, au détriment de son rôle social, malgré une croyance restée intacte chez les professionnels dans l’idéal de la démocratisation culturelle et de l’émancipation par l’art. Un retour dans l’histoire permet de saisir l’état actuel de cette contradiction et les tensions existantes entre ces croyances qui structurent le théâtre public.

Les deux piliers indissociables du théâtre public : l’articulation entre le rôle social du théâtre et l’excellence artistique dans le théâtre populaire de l’après-guerre

5Le principe d’une articulation entre liberté de création et élargissement des publics se fonde sur l’expérience même des initiateurs du modèle du théâtre populaire après-guerre.

6Les initiateurs du théâtre populaire après-guerre partagent tous des expériences communes qui prennent ancrage d’une part, s’agissant des pratiques de création, dans les théâtres de la rive gauche parisienne, et de l’autre, s’agissant du rapport au public, dans leurs expériences d’éducation populaire avant-guerre.

7En effet, la majorité des comédiens qui fondent les premières troupes de théâtre populaire ont fait leurs armes au sein du théâtre d’avant-garde parisien. Ils y ont acquis une pratique du théâtre fortement différenciée du théâtre de boulevard, jugé bourgeois et clinquant. En l’espèce, les tenants de ce théâtre « d’art » revendiquent une véritable épure de la mise en scène, l’absence de décors, la sobriété du jeu dramatique, afin de concentrer l’attention du public sur le texte.

8Cette attention portée au sens, doublée de cette exigence esthétique, s’articule à une autre expérience fondatrice également partagée par la majorité des pionniers du théâtre populaire d’après-guerre, celle de l’éducation populaire et, plus largement, de la recherche de publics non parisiens. Le rejet du théâtre de boulevard s’appuie en effet aussi sur la volonté de toucher un public diversifié, provincial et non issu de la bourgeoisie de centre-ville, alors principale destinatrice des spectacles proposés dans les théâtres. Dès avant la Seconde Guerre mondiale, des comédiens, proches des mouvements chrétiens, avaient pris leur bâton de pèlerin pour arpenter les campagnes et y porter un projet de théâtre populaire. C’est le cas de Léon Chancerel et de son groupe des Comédiens-routiers, ou encore de Jacques Copeau et de sa troupe des Copiaus. Nombre des chefs des troupes de théâtre populaire d’après-guerre y ont fait leurs armes. Ils y intègrent les pratiques propres à la tournée en milieu rural, une capacité d’adaptation aux lieux, l’appréhension de publics de non-connaisseurs, l’ajustement du répertoire à ce public, des connaissances en matière de communication et d’affichage. Les artistes plus proches du Parti communiste ont, pour beaucoup, forgé leurs armes au sein du groupe Octobre d’abord, puis au sein de la Résistance. Ainsi Gabriel Monnet, future grande figure du théâtre populaire, s’est-il formé auprès de Joffre Dumazedier, fondateur de l’association d’éducation Peuple et culture, dans le maquis du Vercors.

9Au-delà de ces expériences structurantes, le développement du théâtre populaire après-guerre repose également sur le rôle que le champ politique, et spécifiquement la Résistance, va donner à la culture. Partie intégrante du programme du Conseil national de la résistance, la culture est mobilisée non seulement comme un outil d’émancipation, sur le modèle de l’éducation populaire, mais également comme un levier privilégié permettant de rassembler la population dans le contexte d’une société fracturée.

10C’est dans ce contexte et armés de ces pratiques que des chefs de troupe partent sillonner la province dès 1946. Tous travaillent à la présentation d’un répertoire théâtral classique à un public non-initié. Les spectacles créés, au nombre de quatre à cinq par an, sont de facture simple, susceptibles d’être joués dans des conditions techniques basiques, et portent des textes considérés comme universels. Shakespeare et Molière sont ainsi privilégiés par les troupes qui considèrent que ces auteurs ont fait leurs preuves et permettent de créer un référentiel commun à la population française. La recherche de nouveaux publics est permise par les nombreux liens qui sont créés avec les associations locales, qu’il s’agisse de la Fédération des œuvres laïques, comme c’est le cas en Bourgogne, ou du réseau de salles de patronage en Bretagne. Ainsi, si les troupes s’appuient bien sur un modèle commun, elles s’adaptent aux réseaux existants sur les territoires arpentés. Les instituteurs sont partout des partenaires privilégiés, qui font venir leurs élèves aux spectacles proposés. Les spectacles se jouent la plupart du temps en itinérance, dans les salles des fêtes, dans les écoles, sur des places publiques en tréteaux, et parfois dans des théâtres, quand il en existe.

11Si ces troupes parisiennes se lancent dans cette aventure, c’est bien sûr parce qu’elles croient dans l’utilité sociale de leur travail dans le contexte d’après-guerre, mais également par effet d’opportunité. En effet, l’État accompagne une partie importante des initiatives d’implantation provinciale en offrant un soutien financier. Entre 1946 et 1952, cinq troupes se voient attribuer l’appellation de Centres dramatiques nationaux (CDN) par le secrétariat d’État aux Beaux-Arts à Strasbourg, Rennes, Toulouse, Saint-Étienne et Aix-en-Provence. L’État n’est pas le seul financeur, puisque les troupes bénéficient le plus souvent d’un soutien de la part des départements ou des communes dans lesquels elles s’implantent. Ce soutien n’est pas sans effet sur l’infusion du théâtre populaire dans la quasi-totalité des villes de province dès les années 1950.

  • 2 Entretien mené avec Jacques Fornier.

12Très rapidement, le modèle porté par les pionniers du théâtre populaire se diffuse sur le territoire français. La troupe est alors le noyau de tout projet en « décentralisation » et propose un cadre implicite de pratiques, qui guide tous les candidats à l’aventure. À ce référentiel s’ajoute l’expérience portée par Jean Vilar au sein du Théâtre national populaire, à Paris, à partir de 1951. Le système de tarification et d’abonnement qui permet de fidéliser le public, la publication de feuilles de salle qui expliquent les spectacles, le développement d’associations des amis du théâtre populaire, sont autant de leviers qui assurent une transmission de l’œuvre au public. Dans toutes les expériences menées dans le cadre de la décentralisation dramatique, il est intéressant de constater la prégnance de la centralité de la fonction civique du théâtre, qui supplante alors les enjeux artistiques. Jacques Fornier, directeur fondateur du théâtre de Bourgogne explique ainsi les choses : « Vilar disait, quand je le rencontrais : “Fornier, il faut rassembler le public, après vous pourrez avoir des auteurs2” ». Le public est au centre des discours et des pratiques de ces troupes : en témoignent l’absence de personnalisation de la figure du metteur en scène et l’extrême polyvalence des personnes qui composent la troupe, qui jouent, créent, mais assurent également le travail de relations avec les publics.

13La revue Théâtre populaire, fondée par Robert Voisin en 1953, est un relais central de ces expériences et de cette conception du théâtre. Cette revue a été créée sous l’impulsion de Jean Vilar, qui souhaitait inventer un canal d’information autonome du TNP. Elle se définit alors comme une « revue de combat », qui vient porter la défense d’un théâtre engagé auprès de la population. L’importante couverture qui est faite par la revue des expériences menées par les troupes du théâtre populaire contribuent à légitimer ces démarches au sein du monde théâtral parisien, encore écartelé entre avant-garde et théâtre de boulevard. Les articles y traitent de questions esthétiques, mais également beaucoup des pratiques d’animation et de mise en relation avec le public. La revue joue un rôle essentiel de diffusion et de légitimation de ces nouvelles pratiques et contribue à un maillage et une mise en réseau des troupes du théâtre populaire. L’université de la Sorbonne (future Paris 3), dont la revue est proche grâce à certains de ces auteurs situés à la jonction des champs journalistiques et intellectuels, accompagne également le mouvement, notamment par la légitimation d’un répertoire, de modalités de mise en scène comme de pratiques d’animation.

  • 3 Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Belin, 199 (...)

14De manière concomitante, le secrétariat d’État aux Beaux-Arts accompagne les nouveaux venus dans leur démarche et contribue également, par les critères de financement qui sont les siens, à objectiver les bonnes pratiques d’un théâtre de service public. À cet égard, les notes de l’inspection du secrétariat d’État aux Beaux-Arts indiquent bien l’importance du public dans les critères de subventionnement retenus. L’exemple de Jean Guichard, fondateur et animateur d’une troupe en Pays de la Loire est édifiant : Pierre-Aimé Touchard, inspecteur principal des spectacles à la direction générale des Arts et lettres, en charge de la décentralisation dramatique et des jeunes compagnies, rédige une note à propos de la troupe en 1958. Il suggère de soutenir la démarche en raison de la capacité de la troupe à toucher un public local, dans une région où les propositions restent peu nombreuses. Sans dénier tout à fait la qualité artistique des spectacles présentés, l’inspecteur demande que des comédiens professionnels puissent venir en améliorer la prestation. Cette anecdote livre un indice fort de l’importance accordée au public par l’État. Ce constat recoupe largement l’analyse proposée par Vincent Dubois, qui considère que c’est sur le rôle social de la culture – et du théâtre en particulier – que le champ politique et administratif a historiquement fondé sa légitimité à intervenir en matière artistique3.

15À partir de 1959 et de la création du ministère des Affaires culturelles, les politiques culturelles font l’objet d’une institutionnalisation qui permet d’en faire une catégorie d’intervention publique spécifique. Pour cela, le ministre André Malraux et ses services s’appuient largement sur les deux piliers qui ont fondé le théâtre populaire : l’excellence artistique et la démocratisation culturelle sont posées comme les deux missions du ministère. Cependant, alors que les chefs de troupe avaient travaillé à une fine articulation du travail de création avec celui d’animation (notamment, nous l’avons signalé, à travers une extrême polyvalence des fonctions au sein des troupes), le ministère des Affaires culturelles sépare ces deux piliers. D’abord, l’éducation populaire, dont nous avons vu qu’elle avait largement inspiré les pratiques des animateurs, est renvoyée au ministère de la Jeunesse et des sports et recentre le maroquin d’André Malraux à une définition de la culture restreinte à sa dimension artistique. Au sein même du ministère des Affaires culturelles, les missions de création et d’animation sont également distinguées à travers l’établissement de deux appellations. La première, déjà existante, de Centre dramatique national (CDN) consacre les troupes du théâtre populaire pour leur travail de création. L’autre, nouvellement inventée, correspond aux maisons de la culture, lieux en construction qui ont vocation à assurer la diffusion des œuvres à un public large. Ces dernières doivent être dirigées par des animateurs et non des artistes.

  • 4 Travail mené entre 2013 et 2014 dans les archives du ministère de la Culture (Pierrefitte) et des d (...)

16Cette séparation entre mission de création et mission d’action culturelle est réputée avoir coupé durablement l’univers culturel de l’éducation populaire. Une analyse approfondie des archives4 montre qu’en réalité les directeurs de CDN comme de maisons de la culture ont continué, au moins jusque dans les années 1970, à porter des projets hybrides, travaillant à l’articulation des deux missions qu’ils pensaient être celles d’un service public du théâtre. Cela s’explique d’abord par leur profil polyvalent, dans la mesure où la majorité s’est formée au sein des troupes du théâtre populaire, mais également par le contexte politique et social dominant des années 1960, qui voit les questions politiques devenir de plus en plus prégnantes, notamment au sein des champs artistiques et universitaires.

17Si le ministère des Affaires culturelles porte l’image d’un travail de création séparé de la relation au public, les pratiques des acteurs culturels divergent largement. Les débats au sein du monde artistique, loin de revendiquer une séparation des rôles, se portent alors plutôt sur les missions de l’artiste dans la cité. Les pionniers du théâtre populaire, défenseurs d’un art fait pour unir la population, se confrontent à de nouvelles propositions, qui envisagent le théâtre comme un outil de la lutte des classes. L’importation du théâtre de Brecht en France à partir de 1954 joue à ce titre un rôle fondamental. Le dramaturge allemand défend un théâtre qui, tant dans la forme que dans le fond, amène le spectateur à réfléchir sur sa propre condition sociale et à prendre parti. Les animateurs de troupes qui s’étaient formés au sein des mouvances communistes de l’éducation populaire s’approprient les travaux de Brecht et transforment les pratiques qui étaient jusqu’ici les leurs, héritées du modèle vilarien. Ils revendiquent un théâtre fait pour diviser et qui doit cibler prioritairement la classe ouvrière. Le théâtre doit jouer dans ce contexte un rôle de politisation et d’émancipation des individus de leur propre classe sociale. Se développe alors un mouvement de décentralisation dramatique non plus en zone rurale, comme c’était le cas après-guerre, mais dans les banlieues des grandes villes. Les communes des « banlieues rouges » (parisienne, lyonnaise notamment) accueillent nombre de ces initiatives. Ainsi en est-il à Gennevilliers, Aubervilliers, Saint-Denis ou encore Villeurbanne. Dans ces villes, les troupes nouvellement implantées continuent de travailler à une articulation entre enjeu de création et relation au public, mais inventent de nouvelles modalités d’animation, spécifiquement pensées pour ces territoires. Par exemple, Gabriel Garran, fondateur du Théâtre de la Commune à Aubervilliers, imagine des spectacles en langue arabe ou portugaise pour faire venir le public des travailleurs immigrés ; il constitue également une troupe de théâtre amateur qui travaille en lien étroit avec des professionnels, considérant que c’est aussi la pratique même du théâtre qui est émancipatrice. Toutes ces initiatives proposent également de travailler un répertoire sensiblement différent, plus ajusté à l’intérêt des ouvriers. Ainsi, Jacques Kraemer, fondateur du Théâtre populaire de Lorraine, propose-t-il des spectacles relatifs au travail du minerai par les ouvriers métallurgistes des bassins miniers près desquels il est implanté.

18Ainsi, différentes manières de penser le public et le rôle du théâtre se font face et coexistent tout au long des années 1960. Mais toutes font vivre l’idéal d’un théâtre populaire toujours soutenu par ces deux pieds que sont la création et la relation à la population.

Prémisses d’un déséquilibre entre l’art créateur et l’art émancipateur : quand l’esthétique tient lieu de politique (années 1970)

19Cette articulation entre la question artistique et la question sociale va peu à peu subir un double mouvement, de séparation des missions d’une part – rejoignant par là même les injonctions portées par le ministère des Affaires culturelles – et d’un déséquilibre au profit de la création. C’est paradoxalement dans la foulée de Mai 68 que la vocation sociale du théâtre sera remise en cause, tout au moins dans la pratique.

20Les événements de mai 1968 contribuent, dans un premier temps, à une forte politisation des enjeux tournant autour du théâtre. Les tenants du théâtre populaire sont durablement disqualifiés, attaqués pour avoir défendu les habitudes culturelles de la bourgeoisie tandis que les tenants d’un théâtre d’obédience brechtienne parviennent à se maintenir au centre du jeu théâtral. L’événement contribue également à faire émerger et visibiliser une nouvelle génération d’animateurs, qui se qualifient plus volontiers de metteurs en scène. Formés au sein de l’université, dotés d’un bagage intellectuel que n’avaient pas leur prédécesseurs (qui étaient moins dotés scolairement), ces individus s’inscrivent dans la mouvance d’avant-garde mais restent cependant fortement influencés par les expériences menées par leurs aînés dans les communes communistes. Ces artistes, qui ont pour nom Patrice Chéreau ou Jean-Pierre Vincent, revendiquent un art radical en termes de forme, au service d’une véritable radicalité politique (ils sont proches du mouvement mao). Ils portent ainsi l’idée que toute subversion esthétique est par nature politique.

  • 5 Louis Althusser, « Notes sur un théâtre matérialiste », dans Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965.

21Cette nouvelle modalité d’articulation entre création et rôle social de l’art s’inscrit dans un mouvement qui dépasse le champ du théâtre et concerne plus globalement le champ intellectuel. Elle trouve ses origines notamment dans le rapprochement du marxisme et du structuralisme à la fin des années 1960. Jusque-là, le PCF, proche des animateurs communistes que nous avons évoqués, rejetait la focalisation sur les enjeux stricts de création, considérant que le travail formel (c’est-à-dire sur le signifiant davantage que sur le signifié) relevait de la mouvance structuraliste qu’il rejetait alors ouvertement. En 1965, dans son ouvrage Pour Marx5, Louis Althusser, grande figure marxiste de l’École normale supérieure, tentait un rapprochement en adaptant les préceptes brechtiens aux théories structuralistes, et suggérait qu’un théâtre de subversion formelle pouvait porter une subversion politique intrinsèque. Cette posture, encore hétérodoxe au milieu des années 1960, s’impose progressivement au sein du champ culturel à partir de la fin de la décennie.

22Ce mouvement est renforcé par l’importation en France de nouvelles formes théâtrales, radicales, venues des États-Unis ou du Mexique. Le festival de théâtre international de Nancy, alors porté par le jeune Jack Lang, joue un rôle essentiel dans la diffusion de ces nouvelles esthétiques, qui revendiquent une narration déstructurée et en appellent à l’émotion du spectateur plus qu’à sa raison. Ce théâtre, notamment incarné par l’emblématique Living Theatre, passe par la sensibilité des corps et fait vivre la représentation comme une expérience émotionnelle, a priori assez éloignée des principes didactiques qui fondent le théâtre brechtien.

23L’importation de ces nouveautés n’aurait rien changé s’il n’y avait eu des individus disposés à se les approprier. La nouvelle génération de metteurs en scène que nous avons évoquée précédemment est à même de recevoir ces nouvelles modalités théâtrales et de les intégrer à sa propre pratique. Très largement diplômés, beaucoup des individus de cette génération sont passés par l’École nationale supérieure, ont acquis des connaissances en histoire de l’art leur permettant d’appréhender différemment de leurs aînés la question esthétique. L’exemple de Patrice Chéreau éclaire bien cette évolution : metteur en scène réputé pour son sens de la scénographie, de la lumière, et pour la qualité plastique de ses spectacles, il a forgé ses connaissances d’abord auprès de ses parents artistes peintres, puis au sein du lycée Louis-le-Grand. Cet intérêt porté à la forme contribue à affirmer le rôle désormais majeur du metteur en scène dans la sphère théâtrale publique.

24Cette affirmation est accompagnée par la publication, à partir de 1970, de la revue Travail théâtral. Celle-ci s’inscrit dans la lignée de la revue Théâtre populaire, qui a disparu en 1964. Réputée pour sa ligne brechtienne et l’engagement marxiste de ses collaborateurs, la revue n’en défend pas moins de nouvelles esthétiques et contribue à intellectualiser fortement les postures théâtrales à travers une collaboration resserrée avec le champ universitaire. Durant les premières années de la revue, ses rédacteurs dénoncent l’institutionnalisation dont le théâtre fait l’objet. Cette critique institutionnelle et politique fait de Travail théâtral le fer de lance de la nouvelle génération en train d’émerger. La revue porte haut la revendication d’un théâtre subversif, tant dans la forme que dans le projet politique qu’il est supposé incarner, à savoir un projet révolutionnaire. Les rédacteurs de la revue, issus du milieu universitaire et dont beaucoup travaillent au Centre expérimental de Vincennes, sont par ailleurs pour certains spécialistes du théâtre américain dont les œuvres ont été récemment importées en France. Cette revue contribue ainsi à la légitimation d’un nouveau type d’articulation entre création et politique, et qui reprend le slogan de Mai 68 déclarant que « tout est politique ». Ce mouvement contribue non seulement à asseoir une nouvelle génération de metteurs en scène, mais également à leur donner les outils rhétoriques qui leur permettront, plus tard, de justifier l’abandon du travail d’animation au profit de la création.

25En effet, tandis que l’immédiat après-Mai 68 avait favorisé un travail d’animation accru pour élargir le cercle des spectateurs et toucher enfin le monde ouvrier, on constate dès 1974 un recentrage net des enjeux et des discours autour de la création. Cela est permis, voire encouragé, par la transformation des critères présidant aux politiques publiques de la culture.

  • 6 Laurent Martin, « Du SER au DEP, ou la constitution d’une socio-économie de la culture et d’une pro (...)

26À son arrivée à la présidence de la République en 1974, Valéry Giscard d’Estaing a à cœur de vernir son image d’homme libéral, pas seulement sur les sujets économiques, mais également concernant les enjeux sociétaux. Sa politique culturelle se fait l’écho de ces tentatives. Il nomme en effet Michel Guy à la tête du ministère de la Culture en 1974. Michel Guy, réputé excellent connaisseur du champ de la danse contemporaine, fondateur du festival d’automne, est une figure de l’avant-garde. Sitôt nommé, il met à la tête de grandes institutions des personnalités incarnant la nouvelle génération de metteurs en scène qui a commencé d’éclore dans les années 1960. Jean-Pierre Vincent est nommé à la tête du Théâtre national de Strasbourg, Georges Lavaudant au centre dramatique de Grenoble, Gildas Bourdet au centre dramatique du Nord. Ces nominations vont de pair avec la transformation des critères de subventionnement, ou plutôt leur recentrement sur les enjeux de la création. Dans les discours du ministre, la problématique principale du ministère qui est pointée est celle de la protection de la liberté de création. Les questions relevant de l’élargissement des publics, si elles continuent à être un élément discursif essentiel, sont renvoyées vers des enjeux plus techniques et statistiques. Le ministère s’appuie alors sur le service des Études et recherches, créé en 1972, pour produire des chiffres supposés orienter les politiques publiques en matière culturelle6. Or, cette mise en chiffres contribue à réduire les enjeux de publics au remplissage des salles au détriment de la diversité sociologique des publics et de la réception qui est faite des spectacles.

27Ce changement majeur de critérisation au sein du ministère permet aux metteurs en scène nouvellement nommés d’assumer une démarche radicalement orientée vers la création au sein des lieux qu’ils dirigent. Les spectacles proposés, plus gourmands en effets techniques en raison de l’importance donnée à la recherche esthétique, prennent une bonne part du budget des lieux. Ce mouvement s’opère notamment au détriment des animateurs qui sont, dans nombre d’endroits, simplement licenciés. Cela se fait au nom de l’idée, alors largement répandue, que l’art doit être au centre du commandement.

28L’abandon du travail d’animation n’a étonnamment fait l’objet que de peu de réactions de la part de la fraction marxiste du théâtre public. Le Parti communiste avait pourtant régulièrement dénoncé l’enjeu trop central de la création par rapport au rôle social que le théâtre devait tenir. Le PCF intègre finalement progressivement ces nouvelles pratiques, pour plusieurs raisons concomitantes : d’abord parce que le rapprochement entre structuralisme et marxisme donne des arguments utiles pour défendre un art intrinsèquement subversif ; ensuite parce que le programme commun avec le Parti socialiste impose la question de la liberté de création comme un enjeu central d’une politique culturelle ; enfin parce que le système de cofinancement des lieux labellisés par l’État (centres dramatiques nationaux et maisons de la culture) contribue à l’homogénéisation des critères de financement entre les différents subventionneurs. La nomination de l’avant-garde à la direction des lieux labellisés contribue en effet à légitimer les modalités d’intervention de l’État aux yeux du champ artistique et aboutit ainsi à une monopolisation par ce dernier de la bonne définition des critères de financement. Le Parti communiste, qui avait pourtant défendu jusque-là une politique culturelle propre dans les villes qu’il dirigeait, politique fortement empreinte des préceptes de l’éducation populaire, se voit contraint d’intégrer ces nouveaux critères pour ne pas perdre les artistes qui lui sont proches.

29Malgré cet alignement entre le ministère, l’avant-garde et les différents partis de gauche, des tensions fortes traversent le champ théâtral et militant tout au long des années 1970. Elles sont d’ordre institutionnel, mais touchent également les individus dans leur trajectoire. Les principales critiques sont le fait des anciens de la décentralisation dramatique, qui sont progressivement évincés des lieux qu’ils dirigent, et d’une fraction plus radicale du champ qui revendique un rapport direct au spectateur.

30L’opposition entre la nouvelle garde et ces critiques s’incarne dans des espaces de représentation professionnelle en concurrence. L’Association technique pour l’action culturelle (ATAC), qui était le lieu privilégié d’échanges entre les directeurs de théâtre jusqu’à la fin des années 1960, est concurrencée par la fondation du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (SYNDEAC), investi par les metteurs en scène d’avant-garde. Ce syndicat patronal s’impose rapidement comme un interlocuteur privilégié du ministère de la Culture et parvient, par la voie réglementaire, à imposer la suprématie du metteur en scène dans les grilles conventionnelles existantes, au détriment, notamment, des métiers de l’animation.

31La prise de pouvoir du metteur en scène et la toute-puissance de la création suscitent aussi des tensions au sein des théâtres et, plus généralement, entre employeurs et salariés qui défendent des visions différentes du rôle du théâtre. La CGT s’oppose ainsi vivement au SYNDEAC, particulièrement à la fin des années 1970, pas tant sur les questions ayant trait aux conditions de travail et d’emploi, mais plutôt sur le rôle même que le théâtre doit jouer. Les tracts de la CGT retrouvés dans les archives du SYNDEAC nous indiquent l’accentuation, dès le début des années 1980, de la dichotomie entre défense du théâtre populaire chez les syndicats de salariés et problématique de création et d’ascension individuelle des carrières pour les metteurs en scène.

  • 7 « Le reste. Des travailleurs de Gennevilliers parlent des loisirs et de la culture », Théâtre/Publi (...)

32La scission entre création et animation touche enfin le monde ouvrier, qui avait été la cible privilégiée des troupes une décennie plus tôt. Pour certains ouvriers, l’accès à la culture avait pu sonner comme un espace possible d’émancipation, voire parfois d’ascension sociale. Certains ouvriers militants engagés dans l’animation culturelle avaient ainsi accédé à des postes d’animateurs dans des théâtres. Le recentrement de certains metteurs en scène communistes sur les problématiques de création est vécu comme une trahison. Jean, électricien, en témoigne lors d’un débat au théâtre de Gennevilliers en 1979 : « Je crois que vous satisfaites vos propres besoins intellectuels, sans tenir compte des besoins de la classe ouvrière. Je pense qu’il faudrait qu’il y ait adaptation entre votre monde à vous et le monde ouvrier. […] Pour nous, il n’y a rien. On est rejetés. Les travailleurs qui produisent à Gennevilliers sont rejetés par le monde intellectuel. »7

L’abandon des références classistes dans les années 1980 : le théâtre pensé comme espace de relation individualisée

33On aurait pu imaginer que l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 permette de focaliser à nouveau sur la question des publics et de réinventer l’articulation entre la création et l’objectif de démocratisation culturelle. Ce n’est pas le cas. Le ministère de Jack Lang revendique au contraire son statut de « ministère des artistes » et contribue à renforcer le pouvoir des créateurs au sein du champ du théâtre public. Pour autant, les animateurs qui avaient été licenciés dans les années 1970 sont réhabilités. Mais si une place leur est à nouveau accordée, elle se situe cette fois au bas de l’échelle salariale, signe de la disqualification durable des métiers d’animation. Au-delà, les pratiques de médiation sont transformées, ainsi que la conception même des publics.

34Arrivé au ministère de la Culture, Jack Lang met en œuvre une politique de professionnalisation du secteur qui passe notamment par la création de formations aux métiers de la culture au sein du champ universitaire. Des administrateurs sont formés, ainsi que des médiateurs. Ce mouvement de professionnalisation va contribuer à transformer largement le métier et la manière de penser le public. Tout d’abord, le profil des médiateurs formés se différencie fondamentalement de celui des animateurs recrutés dans les années 1960 et 1970. Autrefois militants culturels, issus de milieux majoritairement modestes, les médiateurs sont désormais diplômés, émanent de la petite bourgeoisie et arrivent en poste avec en tête des conceptions théorisées du travail de médiation.

35Les formations suivies contribuent également à une conception plus segmentée des publics, là où, précédemment, la seule distinction opérée l’était sur des critères d’âge et de classe. Progressivement, des publics ciblés s’imposent : les détenus, les malades, les scolaires, les publics « empêchés » apparaissent. Ces représentations stéréotypiques du public correspondent aux catégories d’intervention publiques alors mises en œuvre par le ministère, parmi lesquelles on retrouve les dispositifs « culture en prison » ou « culture et santé ». Cette catégorisation artificielle des publics a pour effet de faire passer l’enjeu social au deuxième plan. Elle restreint la recherche de public aux individus dépendant d’institutions, mais élude les citoyens ordinaires qui se situent hors de ces espaces de rencontre, dans lesquels on retrouve une majorité des classes populaires.

36La question de la réception des œuvres fait l’objet d’un renouvellement des théories à l’aune des années 1980. Une analyse des théories de la réception exposées dans la revue Théâtre/Public, depuis sa création en 1974 jusqu’aux années 1990, laisse apparaître le passage d’enjeux proprement sociaux à des enjeux centrés sur l’esthétique. La revue a été créée par des metteurs en scène, des dramaturges et des universitaires, sur un modèle assez équivalent à celui de la revue Travail théâtral. Dans les années 1970, la revue consacre régulièrement des numéros à la question de la réception des spectacles et à la relation que le théâtre entretient avec le monde social. La revue se fait l’écho des débats qui animent alors le champ théâtral sur la question de la réception des œuvres par le public : y sont notamment publiés des papiers suggérant la prise en compte des conditions sociales de la réception d’un spectacle et la mise en œuvre d’outils d’animation dédiés. On observe progressivement un glissement vers l’idée que la relation entre l’œuvre et le spectateur doit être spontanée et ne doit pas faire l’objet d’une médiation spécifique. Cette conception est relayée par le champ intellectuel comme artistique. Jacques Blanc et Jean-Pierre Vincent, qui dirigent ensemble le théâtre national de Strasbourg, dénoncent par exemple le principe de satisfaction du public ainsi que le « pédagogisme » qui semble l’emporter sur la complexité de la création. La dimension sociale de la réception d’une œuvre est le plus souvent rejetée au nom du risque de misérabilisme comme de populisme que son analyse sous-tendrait.

  • 8 Bernard Sobel, avec Sylviane Gresch, Un art légitime, Arles, Actes Sud, 1993.
  • 9 Patrice Pavis, « Pour une esthétique de la réception théâtrale », dans Régis Durand (dir.), La Rela (...)

37On observe également à partir des années 1980 une généralisation des discours suggérant une individualisation du rapport au spectateur. Ainsi, le metteur en scène communiste Bernard Sobel affirme-t-il en 1993 s’adresser « justement à des individus, pas à une collectivité », puisque c’est sur cette « déchirure » que travaille le théâtre, « cette contradiction entre l’Un et le multiple8 ». Cette mythification de la relation entre spectateur et œuvre d’art est renforcée par les travaux théoriques dont la « relation théâtrale » fait alors l’objet : la sémiologie, qui avait été importante dans le champ des études théâtrales tout au long des années 1970, y est désormais critiquée, d’une part en raison du simplisme de son analyse (celle-ci, proposant un codage/décodage, ne prend pas en compte la complexité de la relation), et d’autre part en raison des risques de « sociologisme » qu’elle induirait (et qui tendait à donner une place trop importante aux variables socio-économiques dans l’analyse de la réception)9.

  • 10 Commissariat général au Plan, Rapport du groupe long terme culture. L’impératif culturel, novembre (...)

38La modification des théories de la réception va de pair avec l’abandon de l’ambition de toucher les classes populaires en tant que cible privilégiée. Cet abandon est le fait du monde artistique, mais également des services de l’État. Un rapport du Commissariat général au Plan publié en 198210 explique en effet que, si des efforts doivent certes être faits pour « élargir l’accès » à la culture, « on ne voit guère pourquoi il serait nécessaire d’y acculturer un public qui y reste structurellement rétif ». À l’instar de cette déclaration, certains metteurs en scène disent la lassitude qu’ils éprouvent face à ce public qui ne vient toujours pas dans leurs théâtres. Ainsi, Jean-Pierre Vincent raconte-t-il en entretien la difficulté qui était celle des médiateurs quand il dirigeait le théâtre des Amandiers à Nanterre :

« Rechercher des publics qui ne viennent pas au théâtre, tout ça est un boulot encore plus difficile et encore plus fatiguant que de faire du théâtre. S’il faut faire les deux, on n’y arrive pas. […] Je dois dire que je fais plus confiance à l’excellence du théâtre, à sa rareté, voire à sa violence dérangeante pour attirer des gens qu’on n’imagine pas venir au théâtre, qu’à l’animation systématique et appauvrissante du discours. »

39Ce discours est alors permis en raison du phénomène de retour critique sur Mai 68 qui s’impose dans les années 1980 parmi les intellectuels proches de la gauche. C’est ainsi au nom du réalisme et du rejet des erreurs passées, ce « sentimentalisme, ce romantisme politique, ce ressentiment politique, tout ce [qu’il a] vu de navrant en Mai 68 dans les assemblées de la profession », que Jean-Pierre Vincent assume l’abandon du travail en direction des classes populaires.

40L’évolution du vocabulaire utilisé est également un marqueur de cet abandon. Dans les éditoriaux des théâtres, dans les revues théâtrales, dans les discours, si la référence au monde social reste présente, c’est plutôt à travers l’usage des termes « monde », ou « population ». Le terme « populaire » disparaît peu à peu de la rhétorique du champ théâtral : à titre d’exemple, il n’est pas utilisé une seule fois dans les éditoriaux du festival d’Avignon entre 1980 et 2003.

  • 11 Patrick Lehingue, « Les classes populaires et la démocratie représentative en France », Savoir/Agir(...)
  • 12 Stéphane Beaud, « La gauche et les classes sociales : de l’éclipse au renouveau », Mouvements, 2007 (...)
  • 13 Julian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF & les classes populaires depuis les années 1970, Marse (...)
  • 14 On entend ici par dépolitisation un déplacement de l’engagement politique sur des causes plus conse (...)

41L’absence du peuple comme du terme « populaire » dans les discours portés dans le monde théâtral tout au long des années 1980 doit être comprise dans un contexte général de sous-représentation des classes populaires dans l’espace public11. Ce processus d’abandon des classes populaires est concomitant au processus de désinvestissement de la rhétorique des classes au sein de la gauche12. Julian Mischi a mis en évidence le processus d’intellectualisation qui a touché le Parti communiste à la même époque. Il montre que le parti, tout en étant concurrencé par ses adversaires socialistes, s’est progressivement « désarmé lui-même, en abandonnant l’ambition de représenter prioritairement les classes populaires et de promouvoir sur la scène politique des militants issus des groupes sociaux démunis13 ». Le processus d’intellectualisation des forces militantes du PCF (composées de moins en moins d’ouvriers et de plus en plus de cadres de la Fonction publique) ressemble à s’y méprendre à l’évolution de la structure du public de théâtre. La thématique de la lutte des classes perd sa position centrale au sein du Parti communiste à partir des années 1980 pour laisser place à « une multitude de combats ciblés ». Les initiatives individuelles et la « liberté d’engagement » sont fortement valorisées par les cadres du parti, au détriment « du collectif et du capital militant ». Cette évolution est analogue au mouvement d’individualisation de la réception et de défense des causes observé au sein du champ théâtral. La nouvelle rhétorique du Parti communiste a comme autorisé la fraction des metteurs en scène qui orientaient leur action vers les classes populaires à dépolitiser14 à leur tour leur positionnement.

  • 15 Gérard Mauger, « De la classe ouvrière aux classes populaires », Savoir/Agir, 2015/4, n° 34, p. 9-1 (...)

42Les années 1980 sont également une période où « la vision de l’espace social divisé en classes antagonistes15 » s’affaiblit en même temps que la représentation marxiste du monde social. Cette évolution est liée, selon Gérard Mauger, à trois discours concomitants qui s’imposent au sein de l’espace public : le premier souligne l’extension des classes moyennes, le deuxième insiste sur l’individualisation de la société et le troisième analyse l’émergence de nouveaux clivages (générationnels, sexuels, raciaux, etc.) qui atténueraient les clivages sociaux. Notre analyse montre que le champ théâtral a été complètement perméable à cette conception du monde social. Comme nous l’avons précédemment constaté, les agents les plus dominants du champ tendent à dépolitiser leurs pratiques dès la fin des années 1970, et le renforcement de l’institutionnalisation du secteur culturel contribue, à partir des années 1980, à favoriser la rhétorique artistique face à une rhétorique classiste considérée comme dépassée.

Un récent retour au peuple ?

43On observe depuis une dizaine d’années des velléités de retour au peuple au sein du théâtre public. Cette démarche répond à des critiques récurrentes à l’endroit du monde du théâtre concernant son entre-soi et l’échec de la démocratisation culturelle. Elle répond également à la fragilité actuelle du secteur, dans un contexte où la portée symbolique de la culture s’est affaiblie et où le rôle social qu’elle pourrait jouer semble se résoudre à des éléments de langage. Le constat semble analogue dans les partis de gauche, qui prennent aujourd’hui la mesure des effets de l’abandon des classes populaires sur la vie électorale. Dans les deux cas, seul un retour critique sur le passé semble pouvoir permettre d’opérer les déconstructions utiles pour repenser la place des classes populaires au sein de la nation. Dans le cas spécifique du théâtre, ce sont les modalités d’articulation entre considérations esthétiques et place faite au public qui devront être réinventées, ou tout au moins interrogées.

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Notes

1 Pascale Laborier, « Cultural policy as welfare policy : a genealogical approach - the reform of German theatre in the 18th century », International Journal of Cultural Policy, 2000, 7:2, p. 259-280.

2 Entretien mené avec Jacques Fornier.

3 Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Belin, 1999.

4 Travail mené entre 2013 et 2014 dans les archives du ministère de la Culture (Pierrefitte) et des différents théâtres.

5 Louis Althusser, « Notes sur un théâtre matérialiste », dans Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965.

6 Laurent Martin, « Du SER au DEP, ou la constitution d’une socio-économie de la culture et d’une prospective culturelle au service de l’action (1959-1993) », Revue historique, 2012/3, n° 663, p. 683-704.

7 « Le reste. Des travailleurs de Gennevilliers parlent des loisirs et de la culture », Théâtre/Public, n° 26, 1979.

8 Bernard Sobel, avec Sylviane Gresch, Un art légitime, Arles, Actes Sud, 1993.

9 Patrice Pavis, « Pour une esthétique de la réception théâtrale », dans Régis Durand (dir.), La Relation théâtrale, Presses universitaires de Lille, 1980, p. 27-54.

10 Commissariat général au Plan, Rapport du groupe long terme culture. L’impératif culturel, novembre 1982.

11 Patrick Lehingue, « Les classes populaires et la démocratie représentative en France », Savoir/Agir, n° 31, mars 2015.

12 Stéphane Beaud, « La gauche et les classes sociales : de l’éclipse au renouveau », Mouvements, 2007/2, p. 66-78, et Stéphane Beaud, Michel Pialoux, « Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ? », Savoir/Agir, 2015/4, n° 34, p. 63-70.

13 Julian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF & les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, « Contre-feux », Agone, 2014.

14 On entend ici par dépolitisation un déplacement de l’engagement politique sur des causes plus consensuelles et désormais éloignées d’une lecture classiste de la société.

15 Gérard Mauger, « De la classe ouvrière aux classes populaires », Savoir/Agir, 2015/4, n° 34, p. 9-12.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marjorie Glas, « L’Art contre le peuple ? Sociohistoire d’une rupture : l’exemple du théâtre public en France depuis 1945 »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 161 | 2024, 91-107.

Référence électronique

Marjorie Glas, « L’Art contre le peuple ? Sociohistoire d’une rupture : l’exemple du théâtre public en France depuis 1945 »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 161 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/24473 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1322c

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Auteur

Marjorie Glas

Socio-historienne, rattachée à l’IRIS-EHESS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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