Des bulles qu’on souffle à celles qu’on habite : l’urbanisation des profondeurs
Résumés
Après le succès rencontré par le scaphandre autonome, considéré comme l’instrument grâce auquel l’être humain conquerrait le plateau continental, Jacques-Yves Cousteau annonce au début des années 1960 un « assaut sans précédent » avec ses projets d’habitations sous-marines. Cet article s’intéresse donc à l’évolution des bulles expirées par les plongeurs, à celles habitées par les océanautes dans Le Monde sans soleil (1964) et Opérations Précontinent (1982) de Cousteau, mais aussi Habiter la mer (1978) de Jacques Rougerie et Édith Vignes ainsi que Les Enfants du capitaine Nemo de Rougerie et Hugo Verlomme (1986).
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- 1 Philippe Diolé, L’Exploration sous-marine, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 10.
- 2 UNESCO, « 10 défis », Décennie de l’océan, https://oceandecade.org/fr/challenges/, consulté le 9 se (...)
1L’océan se meut sans cesse et, de même, son exploration affronte de mouvants obstacles : force des vagues et des courants, diffraction puis disparition de la lumière solaire dans ses profondeurs... Un milieu si radicalement différent de celui où peut vivre l’être humain exige la création d’équipements et d’habitacles protégeant le corps. Une fois cette étape franchie, les espoirs abondent pour « l’humanisation de la mer »1. Même si les villes sous-marines relèvent encore à ce jour de la fiction, nous continuons de regarder vers l’océan, d’y projeter notre futur ou de nous inquiéter à son sujet. Surtout, la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) appelle « à un changement radical de la relation de l’humanité avec l’océan »2. Mais, pour la transformer, ne faut-il pas d’abord réfléchir à la relation qui s’est établie jusqu’ici ? Si le scaphandre autonome et le bathyscaphe ont révolutionné les sciences de la mer dans les années 1950, ils nourrissaient des ambitions industrielles qui se sont déployées dans les décennies suivantes. Cet article s’intéresse plus particulièrement aux récits évoquant les premières maisons sous-marines auxquelles ont travaillé Jacques-Yves Cousteau et son équipe dans le cadre des projets Précontinent I et II au début des années 1960. Il met en évidence l’importance symbolique des bulles dans la manière dont on explore et on raconte le milieu subaquatique. Il montre aussi leur influence sur l’observation dans la mer, possible à travers un écran transparent, qu’il s’agisse d’un masque, d’une fenêtre ou d’un aquarium.
Respirer sous la mer
- 3 Voir, par exemple, Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, Le Monde du silence [1953], Paris, Hach (...)
- 4 Jacques-Yves Cousteau, Le Monde sans soleil, Paris, Hachette, 1964, p. 6. Les prochaines références (...)
- 5 Ces critiques, qui négligent la nature fictionnelle du roman de Verne, s’énoncent également dans le (...)
2Pour que naisse l’ambition de fonder des villes sous le miroir des eaux, il fallait réussir à prolonger les séjours aquatiques en affranchissant les plongeurs de trop rapides ou fréquentes remontées vers la surface. À cet égard, le succès du scaphandre à détendeur automatique et le début des voyages de la Calypso, dragueur de mines transformé en navire océanographique, font des années 1950 une décennie remarquable sur les plans technique et scientifique. La littérature n’est d’ailleurs pas en reste. Plusieurs pionniers de l’exploration sous-marine en France publient le récit de leurs aventures : ils évoquent l’engouement pour la chasse sous-marine, leurs plongées profondes pour tester les limites du scaphandre autonome et, pour certains, leur participation aux campagnes du bathyscaphe, premier submersible à atteindre les abysses sans aucun câble le reliant à la surface3. Jacques-Yves Cousteau ne manque pas d’inscrire les projets de maisons sous-marines qui ont marqué les années 1960 dans la continuité d’une entreprise perçue comme une offensive envers un milieu méconnu : « En 1952, en 1954 et en 1955, notre équipe a utilisé, pour ses travaux, le scaphandre autonome jusqu’à la profondeur extrême de 70 mètres. Cette année, nous avons lancé contre les mystères de la mer Rouge un assaut sans précédent [...]. »4 Dès que la capacité naturelle des poumons est augmentée grâce aux bouteilles d’air comprimé que les plongeurs amènent avec eux, l’enthousiasme est vif. Ils se félicitent d’avoir réalisé le rêve de Jules Verne et, surtout, corrigé les invraisemblances de Vingt mille lieues sous les mers que leurs expériences subaquatiques les autorisent à critiquer – ce dont ils ne se gênent d’ailleurs pas5. À leur tour, pourtant, ils imaginent ce que la science et la technologie leur permettront de réaliser :
- 6 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 252.
L’homme entrera dans la mer. Il n’a même plus le choix. La population de la terre s’accroît à un tel rythme que les ressources du sol seront insuffisantes demain. Viande, végétaux, minéraux, engrais, limon, pétrole, antibiotiques seront abondamment fournis par la mer. [...] Mais pour y régner en maître, il lui faudra connaître toutes les subtilités de la mer, celles que l’eau transmet à la peau de ceux qui plongent.6
- 7 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers [1869-1870], Paris, Gallimard, coll. « Folio classiqu (...)
- 8 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 225.
- 9 Philippe Diolé, op. cit., p. 16.
- 10 Philippe Tailliez, Plongées sans câble, Paris, Arthaud, coll. « Exploration », 1954, p. 45.
- 11 Philippe Diolé, op. cit., p. 16.
3Voilà que, dans le discours, la distinction entre science et fiction n’est pas si nette, puisqu’on ne peut manquer de souligner l’écho entre ces remarques et les exclamations du capitaine Nemo affirmant que « la mer est tout, c’est l’infini vivant ! »7 Projeter l’avenir de l’océanographie et raconter ses progrès implique souvent un jeu intertextuel avec la littérature de fiction, spécialement Vingt mille lieues sous les mers. Au paradigme du monde clos et de ses emboîtements successifs du roman de Verne succède dans les récits de ces pionniers une représentation de la surface comme une frontière séparant terriens et plongeurs. Seuls ceux-ci la franchissent et s’évadent d’un milieu urbain en pleine industrialisation. La plongée apaise l’irritation ressentie face à l’agitation de la ville et même celle régnant par-delà la surface : « La mer n’est pas troublée par le vacarme accidentel que l’homme déchaîne avec sa dynamite et les machines de ses navires. »8 Grâce au scaphandre, on oublie la ville bruyante et l’acte de respirer sous l’eau devient céleste. La matière mouvante qui accueille les plongeurs libère des rêves d’envol. Le scaphandre leur greffe des ailes, leurs pieds chaussés de palmes les propulsent dans le ciel liquide. En expérimentant le volume des eaux, ils fuient la vie en deux dimensions des espaces terrestres. Des expressions comme « baptême sous-marin »9 ou « l’ ascension du plongeur [...] dans la nuée glorieuse de ses bulles »10 dévoilent l’exaltation de ceux qui comprennent que les bulles expirées dans l’eau témoignent du dépassement momentané de leur condition humaine. Sous l’eau, les bulles d’air prolongent le plongeur ; elles distendent les limites corporelles qu’il a toujours connues : « Tout devenait simple comme en rêve et cet air, lorsque je l’expirais, montait vers la surface, gonflant des bulles irisées, suprêmes manifestations du miracle. »11
- 12 Philippe Diolé cité dans Jacques Rougerie et Édith Vignes, Habiter la mer, Paris, Éditions maritime (...)
- 13 Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I [2002], Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, p. 19-20.
- 14 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, Les Enfants du capitaine Nemo, Paris, Arthaud, 1986, p. 154.
- 15 Jacques-Yves Cousteau, Exploration. Opérations Précontinents, Paris, Robert Laffont, coll. « La pla (...)
4C’est également aux mots de Philippe Diolé que recourent Jacques Rougerie et Édith Vignes pour exprimer ce qu’éprouve le futur habitant des profondeurs : « Quelqu’un là-haut jette des perles dans la mer, mais non, ces perles naissent de mon souffle. Des coupoles d’air irisées montent obliquement, se brisent dans le ciel, parcelles d’or en fusion... »12 Les bulles sont propres à l’émerveillement : « Pendant le laps de temps où la bulle a vécu, le souffleur a été hors de lui, comme si l’existence de la bulle avait dépendu du fait qu’elle demeurât enveloppée dans une attention qui accompagnait son vol. »13 Cette fascination n’est pas inconnue de ceux qui rêvent aux futures villes subaquatiques. Rougerie l’écrit plus nettement encore : « Toute l’histoire de la pénétration humaine sous la mer est inscrite dans une simple bulle. »14 Le plongeur se prolonge dans les ronds translucides s’échappant de sa bouche et ces faisceaux d’air fusant vers la surface attestent de son passage dans un univers auparavant interdit. Les projets de maisons sous-marines visent à étendre le champ d’action de l’humain en inversant le chemin des bulles : l’objectif est d’en créer de plus grandes et de plus résistantes où vivre et respirer sans remonter à la surface. Elles accueilleraient la race « d’un nouveau genre d’hommes »15, non plus seulement des plongeurs, mais des êtres habitant le volume des eaux.
Rêver dans une bulle
- 16 Jacques-Yves Cousteau (réal.), Épaves, noir et blanc, France, 1946.
- 17 Maurice Dessemond et Claude Wesly, Les Hommes de Cousteau, Paris, Le Pré aux Clercs, coll. « Docume (...)
- 18 Au nom du philosophe se limite d’ailleurs la correspondance. Diogène, « portant la besace qui conti (...)
5Des colonnes de bulles qu’on guette « comme les pulsations d’un cœur »16 à la vie filmée à bord des premières maisons sous-marines, impossible d’oublier les moyens techniques dont dépend l’exploration sous-marine et sans lesquels l’humain ne pourrait survivre dans ce milieu. Observés 24 heures sur 24, les premiers aquanautes ou, terme plus souvent utilisé, océanautes, Albert Falco et Claude Wesly deviennent les ambassadeurs de cette nouvelle race en vivant sept jours par dix mètres de fond dans un « étrange cylindre d’acier qui leur sert de maison » (O, 51) et en effectuant quotidiennement diverses tâches à raison de cinq heures dans l’eau. Or, si la maison incarne le lieu par excellence de ce que l’on nomme la sphère privée, l’expérience vécue dans cette première « cellule de vie »17 sous la mer tangue entre inconfort et rêverie. D’une part, ce n’est pas l’exiguïté de Diogène – ce nom l’emporte souvent sur l’appellation officielle de Précontinent I – qui incommode ses habitants, mais leurs faits et gestes observés, documentés. Sans compter les tests médicaux fréquents pour vérifier que leur santé ne s’altère pas : « Une surveillance de tous les instants, quelquefois lourde à supporter. Toutes les conversations étant écoutées et enregistrées, les deux aquanautes seront vite lassés par cet “espionnage” qui provoque chez eux une certaine gêne. » (H, 98-99) Le mot « cellule » plutôt que « maison » dévoile cette exposition aux regards, l’impression que Diogène, s’il offre un intérieur qui protège ses occupants – où ils se reposent et se nourrissent, où ils satisfont leurs besoins fondamentaux –, ne les défend pas contre les intrusions. Rien de leur quotidien ou presque ne se déroule à l’abri des regards. Nulle part où se retirer, aucune porte à refermer derrière soi. La description de cette cellule, dont le nom renvoie à Diogène de Sinope, figure emblématique parmi les philosophes cyniques, évoque plutôt un atelier18 :
[...] deux lits de camp heureusement pliables occupent la moitié de la surface habitable, des étagères métalliques sont encombrées d’objets hétéroclites, appareillage électrique, enregistreurs en tous genres, poste de radio, récepteur de télévision, bouteilles, flacons. Une caisse métallique assortie aux étagères sert de table. Difficile d’y poser en même temps deux assiettes, un plat, du pain et du vin... Dans l’autre moitié du « bidon », de l’autre côté du trou du sas, pendent des combinaisons de plongée toujours humides, malgré des appareils de chauffage à infrarouge qui entretiennent à l’intérieur une température constante de 20 ºC environ. (H, 98)
- 19 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. (...)
6Aucun excès de confort, à l’évidence ; les lits ne doivent pas encombrer l’espace disponible, déjà restreint. Les repas supposent une certaine logistique pour loger les plats sur une surface limitée. Grâce à l’eau chaude pour la douche et à la captation des programmes de télévision, ce tonneau apparaît également à Cousteau comme un « intérieur bourgeois ». Cela tend à rapprocher ce premier logis immergé de celui qu’est le Nautilus – la mobilité en moins – dans la mesure où le confort matériel et les instruments dernier cri sont des caractéristiques au cœur des machines fabuleuses de Verne. Si on imagine aisément le désagrément que représente l’humidité ambiante, l’impossibilité de sécher complètement quoi que ce soit, ce n’est pas un souci évoqué par Wesly et Falco. Contrairement au Nautilus ayant rompu toute attache avec la terre, Diogène est, malgré la dizaine de mètres d’eau, dans un rapport de trop grande proximité avec le reste de l’équipe en surface. Cette agitation – les appels fréquents, les nombreuses visites – fragilise davantage la bulle d’intimité des océanautes, sans laquelle ils occupent un lieu sans être en mesure de l’habiter pleinement. Gaston Bachelard distingue d’ailleurs les rêveries qui s’enracinent dans une maison plantée dans un espace bien à elle, distante de ses plus proches voisines, de celles émanant de logements situés dans une grande ville. Il déplore l’absence de véritable refuge dans ces « boîtes superposées » : « Les maisons n’y sont plus dans la nature. Les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime fuit de toute part. »19 Au contraire de la maison dans la ville, Diogène est le seul habitacle ancré dans ces fonds. Cette intimité impossible vient plutôt des nombreuses personnes visitant les océanautes. Leur tonneau prend des airs de logis surpeuplé, allant à l’encontre de la maison propice au repos :
Nous sommes dans une maison électronique. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour avoir la réponse. Nous avons quarante bras et quarante jambes. Mais les bavardages de ceux qui viennent nous voir nous fatiguent. Nous avons besoin de tranquillité. Bien sûr, ils font tout pour notre bien. À leur place, je ferais la même chose ; mais ce continuel va-et-vient... quel ennui ! Je suis obligé de me contrôler pour ne pas exploser. [...] Cette première expérience est trop mécanisée. La prochaine fois, ils devraient nous installer dans notre grosse bulle d’air et se borner à nous dire : « Vous avez des poissons tout autour de vous, débrouillez-vous... » (O, 61)
- 20 Ibid., p. 98.
7Falco et Wesly perçoivent comme un envahissement les visites, comme si celles-ci réveillaient les bruits auxquels ils croyaient échapper en élisant domicile dans le monde du silence. Les membres de l’équipe œuvrant en surface, entre autres à bord de la Calypso, semblent s’incruster, multiplier les océanautes, ce qui, au lieu de les rassurer, les oppresse. Pour devenir maison, les parois de Diogène ne doivent pas seulement préserver ses occupants de l’eau ni même des autres, mais d’une temporalité qui n’est plus la leur. Falco écrit : « Je sais que nous vivons à la même heure qu’eux, ils nous le répètent continuellement, mais ça ne m’intéresse pas. Ici tout passe vite, le temps n’a pas de sens. » (O, 62) L’écoulement des heures et des jours n’a plus la même signification, car leur besoin de calme et de repos excède le reste. Lorsqu’ils peuvent être laissés à leur solitude au fond, la vie se concentre à l’essentiel et renvoie à des formes élémentaires de l’habiter telle la coquille ou le nid qui, « comme toute image de repos, de tranquillité, s’associe immédiatement à l’image de la maison simple [...] »20.
8Commence alors une nouvelle métamorphose pour ces plongeurs aguerris. Le scaphandre était le premier instrument d’une transformation profonde de leur être en les autorisant à franchir la surface considérée tour à tour comme un toit, une cloison, un ciel – toujours le seuil de passage entre deux univers étanches l’un pour l’autre. Dans leur coquille d’acier, la surface est désormais un ciel dont ils ne soucient pas, qu’ils tendent même à effacer de leurs pensées puisqu’ils n’ont plus à se repérer grâce à la direction que prennent leurs bulles : « — Ce qui se passait là-haut ne nous intéressait plus, note Claude Wesly. Par moments, nous oubliions totalement que des gens étaient au-dessus de nos têtes. D’ailleurs nous étions très heureux quand nous nous retrouvions seuls. » (H, 99) Pour vivre sans remonter pendant tout leur séjour en immersion, les océanautes doivent revêtir un scaphandre autonome avant de quitter la maison puis s’en dépouiller à leur retour, comme on suspend un manteau après être entré à l’intérieur. Il est l’enveloppe requise, une maison-vêtement grâce auquel le corps se libère de la pesanteur aussitôt la porte franchie.
- 21 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, op. cit., p. 157.
- 22 Ibid., p. 157.
9Les sorties à l’extérieur de Diogène se font « par un “sas” direct, simple bouche ouverte sur l’océan [...] »21. Alors que les récits d’exploration sous-marine des années 1950 traçaient une limite entre les plongeurs s’aventurant dans la mer et les baigneurs restant pour ainsi dire en dehors de l’eau étant donné qu’ils ne s’y immergeaient que partiellement, se dessine ici un nouveau seuil de passage. La bulle d’acier possède à sa base une « porte liquide horizontale » (O, 52) grâce à laquelle la frontière entre dedans et dehors devient une membrane mouvante, fluide. « La race des océanautes était née »22, écrit Rougerie de cette première maison sous-marine, et cette nouvelle métamorphose du plongeur a tout à voir avec le devenir d’un être entrouvert : « nous étions parfaitement adaptés à nos nouvelles conditions de vie et nous nous sentions en symbiose avec l’eau. » (H, 100) Diogène est une coquille cylindrique d’où jaillissent les corps qu’elle abrite. S’y manifestent également les projections enthousiastes des futures villes subaquatiques, nourries par les représentations issues de la littérature de fiction : « J’avais très souvent à l’esprit le souvenir des gravures de Vingt mille lieues sous les mers. Nous étions vraiment devenus des habitants de la mer. Surtout quand nous sortions de notre maison pour parcourir notre domaine, accompagnés par les poissons. » (H, 99-100) Lorsque les irritants s’estompent, l’adaptation à la vie en immersion prolongée réussit aux océanautes ; ils se sentent chez eux et leurs activités quotidiennes repoussent certaines de leurs craintes. Car la maison demeure précaire. Bien qu’ils se voient comme une évolution des plongeurs, une nouvelle race, l’échappée des bulles vers la surface n’est plus la source d’une observation fascinée, ludique. Ils en habitent une qui doit à chaque instant repousser l’étreinte de l’eau avec fracas : « Le bruit que fait l’air en s’échappant [...] est infernal. De nuit je l’entends plus que de jour. Les bulles explosent sans arrêt, comme dans une bouilloire géante. » (O, 58) Ce vacarme est toutefois le prix à payer pour résister à l’engloutissement, une peur latente des eaux qui se referment sur le plongeur et, maintenant, les océanautes. Comment vaincre ce cauchemar ? Si les poissons remplacent les oiseaux, le domaine de ces habitants de la mer semble parfois s’assécher pour tracer les artères d’une ville bien attachée à la terre.
L’allée des holothuries : aménager son territoire
- 23 Ibid., p. 18.
- 24 Gaston Bachelard, op. cit., p. 186.
10En maintenant une surface bien étanche, les récits d’exploration sous-marine des années 1950 promouvaient la nouveauté d’un rapport libre d’attaches à la mer : une renaissance pour ces hommes ayant rompu tous les câbles ! Ils découvraient un bouleversement de tous leurs sens, peinant d’ailleurs à l’exprimer. Dans l’impossibilité de décrire ce qu’ils avaient vu, frappés de vertige face à cette absence de repères, devant cette béance du langage, ils touchaient au sublime. Les récits de Diolé, particulièrement, témoignent de ses efforts pour raconter ce qu’il éprouvait et percevait. En plus de leur influence sur Rougerie, qui voit en Diolé « le grand plongeur et poète subaquatique »23, ces livres guident aussi Bachelard pour imaginer la matière de l’eau : « Chercher le haut, le bas, la droite ou la gauche dans un monde si bien unifié par sa substance, c’est penser, ce n’est point vivre – c’est penser comme jadis dans la vie terrestre, ce n’est pas vivre dans le monde nouveau conquis en la plongée. »24 Une des difficultés à s’orienter provient de ce mur bleu sans fin, où les bulles que souffle le plongeur jouaient un rôle si important jusqu’ici.
11Or, les projets de maisons sous-marines montrent qu’on ne bouleverse pas impunément ces repères. L’eau demeure une substance qu’il faut garder à une certaine distance ; la pression qu’elle fait peser sur l’habitacle éveille la crainte de son éclatement. L’humain ne peut respirer par lui-même dans cette substance enveloppante, ce qui devient tôt ou tard angoissant. Pour reprendre pied, il entreprend alors son aménagement d’une façon terrestre. En effet, ce n’est pas tant l’eau qui importe, mais le fond, cette ligne d’horizon où s’ancre la projection d’une colonisation subaquatique. Car c’est bien ce dont il s’agit : à l’exploration succède la volonté de s’implanter, de domestiquer, de cultiver. Lorsque les quelques jours à bord du Diogène s’achèvent et que Cousteau rend visite aux océanautes, sa joie s’exprime ainsi : « Il nous parle de colonisation de la plateforme continentale, de vie sous l’eau avec femmes et enfants. Il y voit des écoles et des cafés. Un vrai Far West... Il imagine très bien Claude [Wesly] en uniforme de shérif des abysses... » (O, 64) La vie quotidienne urbaine, avec ses sphères privée – l’intimité, la famille – et publique – l’éducation, le travail, les loisirs – s’y voit transposée. En dépit des innovations technologiques et des nouvelles modalités requises pour habiter ces futures villes immergées, on peut s’étonner de la vitesse à laquelle l’eau semble évacuée au profit de la terre, déjà par le choix des mots donnant forme aux rêves de Cousteau :
Et dans une dizaine d’années peut-être, des villages beaucoup plus vastes seront construits, des stations scientifiques permanentes abriteront les travaux de savants de toute discipline, le plateau continental sera occupé par des milliers de colons pacifiques. Les ressources minières des provinces sous-marines seront exploitées normalement, des fermes modèles permettront à l’aquaculture et à l’élevage d’animaux marins de remplacer avantageusement la pêche. La terre des hommes sera plus vaste d’un quart [...]. (M, 11)
- 25 « Les premiers océanautes sont les pionniers d’un continent que l’homme commence à peine à explorer (...)
- 26 « Diogène restera dans l’histoire de la plongée sous-marine le premier abri ayant permis à l’homme (...)
12À la séparation de mondes étanches l’un à l’autre succède le topos de l’expansion, en même temps que celui de l’océan comme un nouveau continent25. Entre l’intérieur et l’extérieur de leur maison, les océanautes franchissent un seuil inédit en passant un portail horizontal enfoui sous l’eau. Ils revêtent obligatoirement un scaphandre pour sortir, mais leurs activités quotidiennes paraissent somme toute familières. Cela tient, d’une part, au vocabulaire : « coloniser » suppose l’occupation et l’exploitation d’un territoire – une surface terrestre –, et plus particulièrement de ce qu’on appelle ses « ressources ». Le formidable volume marin, convoité dès que le scaphandre autonome ouvre les profondeurs, s’aplanit. Grâce à Diogène, considéré comme le précurseur de futures colonies – de colonia, qui signifie ferme – Wesly et Falco doivent acquérir une excellente connaissance du site26. La masse des eaux toujours en mouvement se voit soudain figée : « Après un véritable relevé de géomètre qui leur a permis de dresser une carte topographique précise, en notant la moindre dénivellation, ils ont tracé des chemins, balisés par des projecteurs et des miroirs qui renvoient leurs rayons. » (H, 100) Ces lumières découpent l’espace, l’organisent : les fonds deviennent du même coup plus habitables qu’ils ne l’étaient avant que les plongeurs deviennent des océanautes.
- 27 Anne Cauquelin, L’invention du paysage [1989], Paris, Presses universitaires de France, coll. « Qua (...)
13Avec le projet de colonies et de fermes, une vie subaquatique sédentaire s’impose. Falco et Wesly mettent en place des structures fixes imaginées pour être exploitées sur de longues périodes : « [ils] ont installé un véritable “poulailler” de grillage à l’intérieur duquel ils enferment les poissons qu’ils capturent pendant leurs plongées de nuit. » (H, 100) D’autres éléments contribuent à urbaniser les environs de Diogène, car travailler et se reposer ne suffisent pas ; il faut se divertir également. Bientôt sont évoquées l’allée des holothuries, une pelouse de posidonies et une terrasse où il ferait bon siroter un verre. C’est grâce à l’ensemble de cet aménagement que se vainc le cauchemar de l’engloutissement par une nature autrement monstrueuse. Puisque l’immersion ne peut être qu’éphémère grâce à la maison-vêtement qu’est le scaphandre, d’autres moyens sont requis pour faire « reculer le trop-plein » et distendre les limites des bulles afin de les rendre habitables27.
- 28 Cela frappera d’ailleurs Cousteau encore plus nettement dès l’emménagement des océanautes dans la G (...)
14Ils aménagent donc l’extérieur, travaillant dans l’eau non pas seulement pour contempler la disposition naturelle du milieu, mais aussi pour modeler celui-ci. À la cartographie succède leurs interventions pour tracer les boulevards d’une métropole engloutie que les autres plongeurs, pour leur part, ne peuvent que survoler. Une portion d’espace n’appartient plus tout à fait à la mer ; l’humain y réside aussi désormais, déambule avant de rentrer paisiblement chez lui28. « Pour la première fois dans l’histoire, des hommes sont pour ainsi dire attachés au fond [...] » (O, 51), et cette expression m’apparaît des plus significative. Falco et Wesly sont des plongeurs expérimentés, mais Diogène leur fait découvrir le milieu subaquatique comme jamais auparavant. Par leur emménagement d’une semaine dans un habitacle dont la porte-sas reste constamment ouverte – un seuil fluide –, les océanautes développent une nouvelle sensibilité :
De jour en jour, le rapport entre l’eau et nous se fait plus intime. Je suis heureux quand je suis seul avec Wesly. Ceux de la surface, avec leurs caméras, leurs câbles et leurs lampes, soulèvent le sable du fond. Ils abîment mon paysage. C’est la première fois depuis vingt ans de plongée que j’ai le temps de bien voir. (O, 62)
15Si, auparavant, la surface était la véritable frontière, ici, nous la voyons servir à qualifier d’autres plongeurs qui, eux, ne sont pas « attachés » au fond. Les océanautes ne peuvent remonter d’un coup sans danger – le fond les garde en sécurité, il les retient à la manière des lests empêchant Diogène de fuir vers la surface. Nul doute que l’apesanteur se révèle enivrante, mais, grâce au fond, on retrouve la gravité, on reprend pied. « L’attachement » doit donc être envisagé aussi dans sa dimension affective. La durée prolongée du séjour en immersion permet de voir ce qui auparavant disparaissait dans la pénombre, sous un bouquet de bulles expirées. Les océanautes perçoivent les traces – mêmes brèves – que l’humain laisse dans son sillage, comme une eau rendue trouble à cause d’un coup de palmes soulevant des volutes de sable.
- 29 Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001, p. 11.
16« Ils abîment mon paysage. » (O, 62, je souligne) Falco nomme son irritation face aux perturbations causées par la visite des autres, ceux qui ne vivent pas sous la mer. Un paysage signifie le découpage d’une portion d’espace, rejoint des valeurs et suscite diverses émotions29. Sa perception et les sentiments qu’il génère – appréciation, curiosité, indifférence – varient selon la personne qui en fait l’expérience, de sorte que sa transformation n’éveille pas les mêmes préoccupations. S’il s’agit d’un paysage vécu, contemplé au quotidien, le constat de sa dégradation tend à provoquer un bouleversement, un sentiment de perte. Comme Diogène inaugure le temps des maisons sous-marines pour l’équipe de Cousteau, il apparaît à celui-ci comme « un tournant historique. Désormais, il ne faut plus penser sous la mer, mais dans la mer et de la mer. » (H, 105, je souligne) Ce tournant, il me semble, se manifesterait dans l’attention et l’attachement au paysage, justement. Est-ce ce qui se produit avec Précontinent II ? Si la fréquentation du milieu subaquatique et sa contemplation sont au cœur du projet, quelques jeux d’optique dans cet aquarium d’un nouveau genre méritent que l’on s’intéresse aussi à l’envers de son décor.
Habiter une étoile de mer
- 30 Jules Verne, op. cit., p. 128.
17Les images du film Le Monde sans soleil, récipiendaire de l’Oscar du meilleur documentaire en 1965, ont frappé l’imaginaire. Par lui, le quotidien de cinq océanautes vivant un mois à dix mètres en dessous de la surface, deux d’entre eux à une profondeur de 25 mètres pendant huit jours, remplace les gravures de Vingt mille lieues sous les mers. Ces derniers, à l’instar du capitaine Nemo et du professeur Aronnax observant la faune à travers la baie vitrée du Nautilus, contemplent les environs grâce aux fenêtres de la Grande Maison, surnommée l’Étoile de mer. Voilà que le séjour subaquatique se prolonge encore et, de surcroît, dans des bâtiments dont les appellations invitent à déambuler parmi la faune marine : en plus de l’astérie pour la résidence principale, l’Oursin est attribué au garage de la soucoupe plongeante. Au contraire du submersible au nom de mollusque « mobile dans l’élément mobile »30, toutefois, les bâtiments de Précontinent II sont solidement arrimés au fond. De nouveau, le contraste entre « [l]a vie crispée des grandes villes où les êtres s’agitent comme des fourmis dans le bruit et la puanteur des gaz d’échappement des voitures et des usines [...] » (O, 68) et « les images de récifs vertigineux de la mer Rouge et de leurs falaises pleines de vie [...] » retient l’attention. L’emplacement choisi répond à la fois à des besoins cinématographiques et scientifiques. Mais si Cousteau juge la vie urbaine terrestre « artificielle, fatigante, violente, déséquilibrée et perpétuellement hypocrite » (O, 68) puisque l’humain a assujetti l’espace à ses besoins, il n’imagine pas du tout cette vie de la même manière dans les futures villes sous-marines.
18Il serait cependant difficile d’ignorer, d’une part, le topos de l’expansion évoqué plus tôt, qui s’appuie sur l’idée du milieu marin comme un nouveau continent où la réalité industrielle semble disparaître, et de réfuter, d’autre part, le caractère artificiel du village. Précontinent II, comme Diogène, prouve qu’on peut respirer de l’air comprimé sur de longues périodes. En revanche, sans l’équipe s’éreintant en surface pour veiller à l’alimentation en air et à l’acheminement de la nourriture aux habitants de la Grande Maison, l’expérience échouerait. Après tout, ces habitacles renouent avec le principe ancien des cloches de plongée. Ils emprisonnent une poche d’air entre leurs murs qu’ils renouvellent tout en maintenant sa pression. Cousteau lui-même remarque que, contrairement au scaphandre, le village-sous-la-mer n’est pas encore autonome : « Ce soir-là, j’ai rendu visite aux océanautes. En passant à travers la forêt de câbles électriques et de tubes d’air qui relient la Grande Maison au Rosaldo, je me dis encore et encore qu’à l’avenir il faudra trouver le moyen de supprimer ces dangereux cordons ombilicaux. » (O, 86) Les bras de cette astérie de métal ne lui servent pas à se mouvoir ; ils abritent des hommes dont la survie dépend d’un lien constant avec les navires. Par ailleurs, Cousteau rappelle que le site a été déterminé au terme de nombreuses plongées de reconnaissance, à la recherche de conditions précises afin de déposer les bâtiments : « C’est là que nous installerons le village, quelles que soient les difficultés qui nous attendent. » (O, 71) L’attention se focalise sur l’évasion promise par les couleurs et les lumières des eaux de la mer Rouge tout en occultant, jusqu’à un certain point, le milieu lui-même et les préparatifs d’emménagement. Par exemple, « les fonds sous-marins de Shab Rumi sont normalement infestés de requins. Mais les squales ont dû être effrayés par nos travaux de construction, et ils se sont éloignés. » (O, 94) C’est dire la conviction que ces maisons sous-marines représentent l’avenir : véritable force motrice dans un contexte fertile à ces ambitions de conquête, cette conviction mobilise chaque membre de l’équipe et nourrit son enthousiasme. Celui-ci l’emporte sur les possibles préoccupations vis-à-vis de la faune ou de l’impact de l’immersion des bâtiments, dont les répercussions ne sont pas encore imaginées, relevant pour l’instant de l’inimaginable :
15 juin 1963 : le grand jour est arrivé. Aujourd’hui, les océanautes descendent dans la Grande Maison pour s’y installer et tenter d’y vivre pendant un mois. Un dernier travail s’impose avant leur arrivée : le nettoyage général du décor. En effet, après l’aplanissement du terrain et la pose des maisons, le récif est assez sale. Des débris de toutes sortes jonchent le sol. L’eau elle-même, chargée de particules, est brumeuse. [...] Seule l’intervention de la Calypso sera efficace. Solidement amarrée, l’arrière à proximité du village, elle met ses hélices en marche, ce qui rejette les saletés et l’eau trouble vers le large, comme sous l’effet d’un ventilateur géant. (O, 84)
- 31 Voir Max Liboiron, Pollution is Colonialism, Durham, Duke University Press, 2021.
- 32 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], Paris, Le livre (...)
19Cousteau déplore la gestion de l’espace terrestre par l’humain, notamment sa domination sur les autres espèces vivantes. Il remarque également que les requins ont déserté les alentours de l’Étoile de mer, sans s’en inquiéter dans l’immédiat. Pourquoi nommer la saleté pour la souffler au loin aussitôt ? Comment ne pas voir que le paysage abîmé, qu’on « efface » avant que ne filment les caméras, se trouve simplement rejeté hors-champ, au-delà du regard ? Bien sûr, le contexte sociohistorique importe ; l’océan incarne alors la terra incognita où prospéreront les futures colonies subaquatiques31. On ne saurait non plus négliger la pureté naturelle que symbolise l’eau32. À notre tour, regardons à travers Précontinent II un fragment de la mer Rouge, là où on vit « dans la mer » plutôt qu’en dessous, à condition néanmoins qu’elle soit contenue entre des parois de verre ou de plastique.
Contempler une grande volière bleue
- 33 Voir Jonathan Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Bellevaux, Éd (...)
20En scaphandre autonome, le masque s’est imposé comme l’instrument de la révélation sous-marine et donnait l’impression aux plongeurs de regarder la mer à la loupe. Ils découvraient les grossissements et les rapprochements causés par la réfraction des rayons lumineux dans l’eau et l’air emprisonné entre le masque et leur visage. Avec la Grande Maison de Précontinent II, les fenêtres sont aussi des dispositifs pour faire voir, sans oublier que l’Étoile de mer héberge un laboratoire de biologie marine équipé d’un microscope : « Le monde de l’infiniment petit planctonique révèle quantité d’espèces dont beaucoup palpitent sans cesse comme des cœurs, [...] et quantité d’autres monstres en miniature, qui constituent autant de révélations pour ceux qui, depuis des années, plongent au milieu d’eux sans les voir. » (O, 118) C’est derrière ces multiples surfaces faisant écran que le spectacle du milieu sous-marin peut advenir33. Il fait même plus que cela, car
le passe-temps préféré des océanautes reste le spectacle, toujours changeant, qu’ils admirent à travers les fenêtres de leur maison : la vie pullule à 10 m de profondeur. On se croirait dans un immense aquarium, où les poissons ne sont pas prisonniers. Ce sont plutôt les hommes qui semblent prisonniers des animaux marins, qui viennent les dévisager avec beaucoup de curiosité. (O, 88)
- 34 Voir Camille Lorenzi, « L’engouement pour l’aquarium en France (1855-1870) », Sociétés & Représenta (...)
- 35 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 86.
21Toute la faune n’est pas si libre, cependant. Comme l’aquarium s’est imposé en tant que moyen d’exposition du pouvoir de l’humain sur la nature, c’est aussi à travers une vitre que se perçoivent les couleurs et le foisonnement de la vie marine par les océanautes34. Ils la regardent même parfois par le truchement de sacs en plastique, puisque leurs tâches quotidiennes incluent la pose de filets pour capturer vivants des spécimens destinés à être expédiés au Musée océanographique de Monaco (O, 107) ou à être observés dans le ventre de l’Étoile de mer, son laboratoire. Le spectacle exige un cadre, un filtre pour exister et, conséquemment, être apprécié. Sans quoi, la nature monstrueuse, la mer-hydre dont les têtes se multiplient comme les bras de l’astérie repoussent, ce gigantesque organisme qui « adopte et métamorphose tout objet fabriqué par l’homme »35 conserve ses pouvoirs étouffants. L’observer demande qu’on soit en sécurité et, encore mieux, qu’elle condense ce qu’il y a à voir. Après tout, les océanautes réfugiés dans l’Étoile de mer ne contrôlent pas les passages des poissons devant leurs fenêtres, tandis que ceux qu’ils capturent tournoient dans leur cage : « Je ne me lasse pas de contempler la grande “volière” en plexiglas, pleine de poissons multicolores. Attachée au fond, elle semble isoler un morceau de mer, comme si un dieu burlesque avait voulu y regrouper des dizaines d’espèces vivantes, en une sorte de résumé de la mer Rouge. » (O, 108)
22Par ailleurs, il n’y a pas que par ces divers aquariums que s’exprime la maîtrise de l’humain sur l’espace qu’il entend urbaniser dans l’eau. Les épaves comptent parmi les figures les plus importantes des récits d’exploration sous-marine des années 1950. Elles attirent les plongeurs, tantôt attendris par ces architectures combattant l’action corrosive du milieu sous-marin, tantôt inquiets devant les mutilations de l’acier et au son émis par les gémissements de tôles tordues. Pas question de laisser les bâtiments qu’ils habitent subir les mêmes dommages que les épaves : « Tous les jours, il fallait (et ce n’était là qu’une de nos multiples obligations) brosser les maisons et leurs fenêtres afin de les débarrasser des algues et coquillages innombrables qui se fixent sur les parois, y grandissent et les rongent. » (M, 109) Voilà qui nous ramène à la nécessité d’aménager le territoire pour s’y sentir chez soi, pour reprendre pied dans cet univers d’apesanteur et d’infini vivant. On entretient, on recommence les mêmes gestes pour éviter que la nature prenne le dessus – et pour éviter de connaître le sort des épaves. Urbaniser les profondeurs exige de repousser ce qui dérange le regard, risque d’endommager la maison ou d’obstruer la vue, et ce, dès le début des travaux de « terrassement » : « Guidés par les petites bouées jaunâtres qui leur ont servi à cadastrer en quelque sorte le terrain, ils [les océanautes] aplatissent les bancs de sable et détruisent les buissons de corail. » (M, 46) L’enthousiasme est si fort que l’envers du décor – casser ce qui fait obstacle, organiser l’espace comme on le ferait sur terre – passe inaperçu.
- 36 Jacques Rougerie et Édith Vignes, op. cit., p. 63.
23L’humidité fait pourtant son chemin dans la maison, imbibant draps et moquettes. En outre, les océanautes qui habitent quelques jours dans la station profonde se découvrent des corps transformés par l’eau : « L’air est sirupeux, les corps ruissellent. » (M, 141) L’absence de climatiseur et divers dysfonctionnements des appareils dans cette station à 25 mètres de la surface rendent ce séjour éprouvant. L’intérieur inconfortable et un état de transpiration permanent font en sorte que l’un des océanautes, Raymond Kientzy, affirme : « [c]’est encore dans l’eau qu’on est le mieux. » (M, 13) Il faut fuir la maison pour se rafraîchir. Même communiquer avec l’Étoile de mer révèle la métamorphose opérée par les plus grandes profondeurs : la voix est devenue sous l’effet de l’hélium présent dans l’air « une espèce de gazouillis comme n’en a jamais produit naturellement aucun gosier d’adulte » (M, 106). En raison des défis rencontrés, il est normal que ceux ayant vécu sans soleil pendant ce mois « rayonnent » à leur remontée (M, 202). Leur enthousiasme est récompensé ; grâce à leur maîtrise technique de ces bulles d’air comprimé, ils envisagent la poursuite de ces travaux subaquatiques sur l’ensemble du plateau continental. En même temps, écrit Cousteau, « [t]ous les océanautes m’ont avoué par la suite qu’ils avaient beaucoup souffert de l’uniformité bleutée des teintes. » (O, 96) Ces êtres qui ont vécu au sein des eaux pendant plusieurs jours, vivent-ils donc si librement ? Ou, malgré le décor de rêve dans lequel nous plonge le village sous la mer Rouge, traînent-ils dans leur sillage des amarres les empêchant « d’imaginer une architecture fondée sur d’autres lois que terrestres »36 ?
Une échappée mérienne
- 37 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, op. cit., p. 169.
24En conclusion, le scaphandre autonome a permis de franchir la surface qui voilait autrefois les profondeurs, et des habitacles comme l’Étoile de mer d’y vivre sans devoir remonter. La fascination des bulles soufflées par le plongeur dans une matière si enveloppante se déplace vers ces maisons aux formes sphériques – comme le tonneau qu’est Diogène – qu’il faut toutefois ancrer au fond et alimenter en air. Si certains océanautes – Claude Wesly, par exemple – partagent leur impression d’être devenus des passagers du Nautilus, des mériens tel Jacques Rougerie rêvent aux maisons véritablement inspirées par la mer et mentionnent la force évocatrice de la littérature de fiction. Empruntant à l’univers de Saint-Exupéry, Rougerie raconte que c’est un petit prince des sargasses qui lui montre comment faire : « Jacques le voit qui semble tresser ensemble des faisceaux d’algues. Elles se laissent prendre sans résistance et il les noue entre elles de façon à s’installer un cocon végétal, un nid d’algues. »37 Loin de les repousser, ces algues ou même ces coquillages, il s’en inspire et y voit les formes et matériaux élémentaires de la maison mérienne. Avec Précontinent II, le spectacle de l’infini vivant captive les océanautes sans qu’ils ne le regardent directement, mais toujours à travers une vitre, un morceau de plexiglas, une pellicule plastique ou sous la lentille d’un microscope. Peut-être est-ce ainsi qu’ils parviennent à tolérer ce bleu où disparaissent les autres couleurs. Dans la pénombre scintillent pourtant des luminescences animales ; des bulles s’y brassent, ondulent et éclatent sans cesse. Prenons acte que, si des parois et des cloisons nous sont nécessaires pour survivre dans ce milieu, elles ne le préservent pas en retour de ce que nous y déversons.
Notes
1 Philippe Diolé, L’Exploration sous-marine, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 10.
2 UNESCO, « 10 défis », Décennie de l’océan, https://oceandecade.org/fr/challenges/, consulté le 9 septembre 2023.
3 Voir, par exemple, Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, Le Monde du silence [1953], Paris, Hachette, 1957 ; Philippe Diolé, L’Aventure sous-marine, Paris, Albin Michel, 1951 ; Auguste Piccard, Au fond des mers en bathyscaphe, Paris, Arthaud, coll. « Exploration », 1954. J’analyse ces textes plus en détail dans Myriam Marcil-Bergeron, Le chant des sirènes. Récits d’exploration sous-marine en France (1950-1960), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Cavales », 2023.
4 Jacques-Yves Cousteau, Le Monde sans soleil, Paris, Hachette, 1964, p. 6. Les prochaines références à cet ouvrage seront indiquées par la lettre M, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
5 Ces critiques, qui négligent la nature fictionnelle du roman de Verne, s’énoncent également dans les récits portant sur le bathyscaphe : « Ce qu’il vous importera d’oublier c’est ce que je résumerai d’un mot : la mythologie du sujet, ce lourd fardeau d’idées toutes faites, d’affabulations romanesques, de notions à demi vraies, ou complètement fausses [...]. Cet aveu m’est pénible, croyez-le. Je préférerais de beaucoup que Vingt mille lieues sous les mers eût dit vrai [...]. » (Théodore Monod, Plongées profondes : Bathyfolages [1954], Paris, J’ai lu, 1991, p. 158-159).
6 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 252.
7 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers [1869-1870], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005, p. 150. Nemo cite La Mer de Jules Michelet. (Ibid., p. 680).
8 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 225.
9 Philippe Diolé, op. cit., p. 16.
10 Philippe Tailliez, Plongées sans câble, Paris, Arthaud, coll. « Exploration », 1954, p. 45.
11 Philippe Diolé, op. cit., p. 16.
12 Philippe Diolé cité dans Jacques Rougerie et Édith Vignes, Habiter la mer, Paris, Éditions maritimes et d’outre-mer, 1978, p. 117.
13 Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères I [2002], Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013, p. 19-20.
14 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, Les Enfants du capitaine Nemo, Paris, Arthaud, 1986, p. 154.
15 Jacques-Yves Cousteau, Exploration. Opérations Précontinents, Paris, Robert Laffont, coll. « La planète Océan », 1982, p. 50. Les prochaines références à cet ouvrage seront indiquées par la lettre O, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
16 Jacques-Yves Cousteau (réal.), Épaves, noir et blanc, France, 1946.
17 Maurice Dessemond et Claude Wesly, Les Hommes de Cousteau, Paris, Le Pré aux Clercs, coll. « Document », 1997, p. 98. Les prochaines références à cet ouvrage seront indiquées par la lettre H, suivie de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
18 Au nom du philosophe se limite d’ailleurs la correspondance. Diogène, « portant la besace qui contient tout ce qu’il possède, allant nu-pieds [...] », se moque des conventions sociales. Il prône le dépouillement le plus total et un retour à la nature. (Marie-Odile Goulet-Cazé, « Diogène de Sinope », dans Denis Huisman (dir.), Dictionnaire des philosophes [1984], Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige. Dicos poche », 2009, p. 583).
19 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 43.
20 Ibid., p. 98.
21 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, op. cit., p. 157.
22 Ibid., p. 157.
23 Ibid., p. 18.
24 Gaston Bachelard, op. cit., p. 186.
25 « Les premiers océanautes sont les pionniers d’un continent que l’homme commence à peine à explorer et qui est plus vaste que l’Afrique. » (M, 205, je souligne)
26 « Diogène restera dans l’histoire de la plongée sous-marine le premier abri ayant permis à l’homme de s’affranchir de la surface plus longtemps que ne le permet le scaphandre autonome. Cette expérience est, pour les plongeurs professionnels, comme la flamme de la lanterne du philosophe grec, éclairant le chemin vers l’occupation du monde sous-marin. » (H, 97) Cette dernière phrase montre de nouveau que seul le nom donné à l’habitacle évoque le philosophe cynique, qui aurait certainement ridiculisé une telle affirmation. Avec sa lanterne, Diogène cherchait en plein jour parmi la foule un homme qui ne serait pas aveuglé par des valeurs dictées par les conventions sociales. « Le cynique, anti-Prométhée, titan “ensauvageur”, veut revenir à une sorte d’âge d’or, de paradis perdu, qui coïnciderait avec la vie naturelle des origines de l’humanité. » (Marie-Odile Goulet-Cazé, « Diogène de Sinope », dans Denis Huisman (dir.), Dictionnaire des philosophes, op. cit., p. 499).
27 Anne Cauquelin, L’invention du paysage [1989], Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige / essais débats », 2011, p. 122.
28 Cela frappera d’ailleurs Cousteau encore plus nettement dès l’emménagement des océanautes dans la Grande Maison de Précontinent II : « [...] je les vois s’enfoncer presque solennellement et disparaître. Ils passent sous le garage à soucoupe et arrivent à la maison. Puis, un à un, ils se glissent dans leur demeure. Étrange impression : au royaume des poissons et des éponges, les hommes aussi ont une demeure. » (O, 85, l’auteur souligne)
29 Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001, p. 11.
30 Jules Verne, op. cit., p. 128.
31 Voir Max Liboiron, Pollution is Colonialism, Durham, Duke University Press, 2021.
32 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], Paris, Le livre de poche, coll. « biblio essais », 1993, p. 153.
33 Voir Jonathan Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Bellevaux, Éditions Dehors, 2016.
34 Voir Camille Lorenzi, « L’engouement pour l’aquarium en France (1855-1870) », Sociétés & Représentations, no 28, octobre 2009, p. 264.
35 Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas, op. cit., p. 86.
36 Jacques Rougerie et Édith Vignes, op. cit., p. 63.
37 Jacques Rougerie et Hugo Verlomme, op. cit., p. 169.
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Référence électronique
Myriam Marcil-Bergeron, « Des bulles qu’on souffle à celles qu’on habite : l’urbanisation des profondeurs », Arts et Savoirs [En ligne], 23 | 2025, mis en ligne le 15 mars 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/aes/7976 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13hjm
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