Sur la clémence
Tome troisième
C. L. F. Panckoucke, éditeur, .
SOMMAIRE.
Le traité de la Clémence est peut-être celui des ouvrages de Sénèque, dans lequel les qualités brillantes de son style sont le moins balancées par les défauts qu’on lui reproche. On y trouve rarement cette recherche ambitieuse, cette vanité, cette subtilité de pensée, dont Quintilien l’a accusé[1]. Le traité de la Clémence est adressé par un sujet à son souverain, par un maître à son élève ; à ce double titre, l’auteur s’est trouvé en quelque sorte contraint d’adopter une marche plus grave et plus simple que dans ses autres écrits. On doit regretter qu’une grande partie de ce traité soit perdue. Il paraît qu’il avait trois livres ; le premier et le commencement du second sont seuls parvenus jusqu’à nous[2]. Le troisième livre, dans lequel Sénèque enseignait comment l’âme se forme à la clémence, devait offrir plus d’intérêt encore que les deux précédens.
C’est une opinion assez généralement accréditée, que Sénèque avait pressenti le penchant de Néron à la cruauté, lorsqu’il lui adressa le traité de la Clémence. Diderot adopte cette opinion et l’exprime ainsi :
« On voit que le philosophe avait découvert la bête féroce sous la figure humaine. Il y a des exemples, des réflexions, des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre prince que Néron. Ce n’est qu’à un tigre qu’on dit : Ne soyez pas un tigre. On trouvera au chapitre cxxiv du livre Ier des traits qui justifieront cette pensée. »
Ainsi, selon Diderot, le traité de la Clémence serait une leçon indirecte ; il renfermerait de sévères avertissemens qui se montreraient presqu’à découvert sous un voile transparent de respect et de louange.
Pour apprécier cette assertion présentée avec tant de confiance, il importe d’examiner dans quelles circonstances le traité de la Clémence a été composé.
Néron était né dans le mois de décembre de l’an 790 de Rome. Il monta sur le trône au mois d’octobre de l’an 807 ; il avait donc alors un peu moins de dix-sept ans[3], et non dix-huit, comme Diderot le dit. Néron régnait depuis un an, lorsque Sénèque lui adressa le traité de la Clémence[4]. Voyons quelle avait été sa conduite pendant cette première année.
Il avait déclaré qu’il gouvernerait selon les maximes d’Auguste ; il n’avait laissé échapper aucune occasion de faire preuve de clémence et de douceur ; il avait supprimé ou réduit des impôts onéreux ; il avait diminué la récompense accordée aux délateurs dans les cas prévus par la loi Papia Poppœa ; il avait fait des largesses au peuple et des pensions aux sénateurs pauvres[5] ; il avait renoncé à connaître personnellement de la plupart des affaires criminelles ; il avait déféré presque constamment à l’avis du sénat[6]. Toutes ses paroles avaient annoncé de l’humanité et de la sagesse. Il s’était vanté de n’avoir pas versé une seule goutte de sang[7]. Il avait répondu à Burrhus, qui le pressait de signer une sentence de mort : Que je voudrais ne pas savoir écrire[8] ! Il avait dit au sénat, qui lui offrait des actions de grâces, qu’il les recevrait quand il les aurait méritées[9]. Deux meurtres avaient été commis depuis son avènement ; mais ils l’avaient été par l’ordre d’Agrippine et à l’insu de son fils. Cependant l’une des victimes avait été Silanus, que la voix publique semblait appeler à l’empire ; Néron en recueillait donc le fruit, plus encore qu’Agrippine[10]. Pourquoi garda-t-elle le secret envers lui ? Sans doute, parce qu’elle partageait l’opinion générale, qui attribuait à l’empereur des sentimens de justice et d’humanité. Le meurtre de Britannicus fut le premier acte de férocité de Néron ; il dessilla tous les yeux ; mais, jusque-là, l’erreuravait été universelle. On voyait dans Néron un jeune prince frivole et enclin à la volupté ; personne n’avait deviné le tyran. Les vices de Néron étaient encore cachés, abditis adhuc vitiis[11]. Voilà ce que le génie de Racine a fait ressortir d’une manière aussi vraie qu’admirable.
Diderot et ceux qui partagent son avis veulent que Sénèque ait été plus clairvoyant que tout autre, et qu’en composant le traité de la Clémence, antérieur de quelques mois à la mort de Britannicus, il ait entrevu l’effroyable avenir dont le monde était menacé.
Mais n’est-ce pas là une supposition gratuite ? Diderot ne s’appuie que sur un seul raisonnement : Ce n’est qu’à un tigre, dit-il, qu’on dit ; ne soyez pas un tigre.
Où donc Sénèque parle-t-il à Néron comme à un tigre ? C’est, selon Diderot, dans le chapitre XXIV du livre I. J’ai lu et relu ce chapitre, et j’avoue qu’il est loin d’avoir produit sur moi la même impression que sur Diderot. Sénèque y parle de la cruauté des tyrans, qui renoncent à la nature humaine pour devenir des bêtes féroces. Mais cette idée ne rentrait-elle pas dans son sujet ? En traitant de la clémence, n’est-il pas naturel de flétrir la tyrannie ? Comment, de ce que Sénèque exprime l’horreur que lui inspirent les tyrans, se croit-on en droit de conclure qu’il considère le prince à qui il dédie son livre comme prêt à devenir un tyran ? Le chapitre XXV est lié au chapitre XXIV ; il commence ainsi : Quid enim interest, etc. ; on voit qu’il y a là un enchaînement d’idées. Ce chapitre XXV contient une diatribe violente contre la cruauté d’Alexandre. N’est-il pas clair que c’est Alexandre que Sénèque avait en vue, lorsqu’il parlait, dans le chapitre précédent, des tyrans qui deviennent des bêtes féroces ? Et il ne faut pas croire que les reproches adressés à Alexandre soient ici une allusion ; car c’est un texte qui revient perpétuellement dans les ouvrages de Sénèque. Par exemple, dans le traité de la Colère, l’auteur s’élève deux fois avec véhémence contre les emportemens et les actions sanguinaires d’Alexandre[12]. Le chapitre XXIV ne fournit donc ni preuves ni indice que Sénèque eût découvert les sinistres penchans de Néron.
Qui ne voit d’ailleurs que le raisonnement de Diderot irait beaucoup trop loin ? Si le langage de Sénèque est celui qu’on tient à un tigre, il était cruellement offensant pour Néron. Si le traité de la Clémence contient des réflexions et des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre prince que Néron, un tel outrage, manifeste aux yeux de Diderot, l’était assurément bien plus encore aux yeux de Néron. Alors l’œuvre de Sénèque ne serait qu’un contre-sens. Est-ce en insultant Néron qu’il pouvait espérer d’adoucir ses mauvais penchans ? Et de quel droit lui aurait-il proposé des réflexions et des conseils si pleins d’indécence, à une époque où son règne était encore exempt de cruauté et d’injustice ? Sur le simple soupçon qu’il pouvait avoir de ses inclinations perverses, la raison permettait-elle qu’il lui parlât du style dont on parle à un monstre ? Diderot regarde le traité de la Clémence comme une leçon adroite et forte ; non, elle aurait été de la dernière maladresse, si Sénèque avait laissé percer la pensée que Diderot lui attribue.
Diderot s’appuie sur le chapitre XXIV, qui ne prouve rien en faveur de son opinion ; et il y a au contraire, dans le traité de la Clémence, une foule de passages qui attestent que Sénèque n’avait pas encore aperçu la férocité de Néron. Ainsi, quand il lui dit qu’il y a autant de cruauté à pardonner à tous, qu’à ne pardonner à personne (liv. I, ch. 2) ; quand il lui représente que quelquefois il est nécessaire de prononcer des sentences capitales, et qu’il faut qu’il sache surmonter sa répugnance à remplir ce triste devoir (liv. II, ch. 2) ; est-ce là le langage qu’on tient à un homme cruel ? et, pour rappeler encore une fois l’expression de Diderot, en parlant à un tigre, cherche-t-on à exciter en lui la soif du sang ?
Mais, dira-t-on, comment Sénèque n’avait-il pas deviné son élève ? Je réponds qu’Agrippine n’avait pas deviné son fils ; je crois l’avoir prouvé. Néron était profondément dissimulé. Dans les premiers temps de son règne, entouré de sa mère, de Sénèque et de Burrhus, il était soumis à une triple tutelle. Son caractère féroce ne se développa que lorsqu’il voulut s’en affranchir. Ce fut seulement alors que se dissipa l’illusion générale produite par les premiers actes de son règne. On veut que, dans l’esprit de Sénèque, cette illusion ait cessé d’exister beaucoup plus tôt ; et moi j’inclinerais à croire, au contraire, que son erreur a survécu à celle du public. Il y a tant de dispositions, chez les maîtres, à voir leurs élèves avec la complaisance d’un auteur pour son ouvrage, et chez les philosophes à croire à l’empire de leurs préceptes ! L’histoire vient à l’appui de ce raisonnement ; elle nous montre Sénèque conseillant encore Néron et essayant de le diriger à une époque où Rome avait déjà désespéré de son empereur.
A tout ce qui précède on opposera peut-être un passage de Suétone qui semble, au premier coup-d’œil, établir que, même avant l’avènement de Néron, Sénèque n’était que trop convaincu de ses inclinations funestes. Au moment où l’éducation de Néron fut confiée à Sénèque, celui-ci, dit Suétone, rêva qu’il était précepteur de Caligula. Néron se hâta de justifier ce songe, en donnant, aussitôt qu’il le put, des preuves de l’atrocité de son caractère : en effet, pour se venger de Britannicus, qui, postérieurement à son adoption, l’avait, selon son habitude, appelé Ænobarbus (c’était le surnom de celle des branches de la famille Domitius, dont Néron était issu), il essaya de le faire passer dans l’esprit de Claude pour un enfant supposé. En outre, il accabla par son témoignage sa tante Lepida, pour complaire à sa mère, qui voulait la faire condamner[13].
On ne me demandera pas, j’imagine, de répondre à l’argument du songe. Quant à la conduite de Néron envers Britannicus et Lepida, elle dut produire peu d’impression sur l’esprit de Sénèque, parce qu’il était naturel de l’attribuer à l’empire qu’Agrippine exerçait sur son fils. Suétone le reconnaît, relativement au second fait ; et quant au premier, il suffit de rapprocher le récit de cet auteur de celui de Tacite[14] pour voir qu’Agrippine se plaignit personnellement à Claude du nom que Britannicus continuait de donner à Néron ; d’où il faut conclure que, si, de son côté, Néron en parla à l’empereur, il le fit à l’instigation de sa mère. Ces évènemens n’étaient donc pas de nature à éclairer Sénèque sur le caractère de Néron, mais seulement à lui démontrer la nécessité de combattre l’influence d’Agrippine. C’est aussi ce qu’il fit dans la suite et souvent avec beaucoup d’ardeur.
On demandera peut-être comment, dans le système que je viens d’opposer à celui de Diderot, Sénèque peut se trouver amené à dédier à Néron son traité de la Clémence. Il me semble qu’un passage du livre xiii, chap. ii, des Annales de Tacite, fournit à cet égard une explication assez satisfaisante. On y lit (à l’occasion de la réintégration de Plautius Lateranus dans le sénat) que Néron prononçait fréquemment des discours par lesquels il s’engageait à gouverner avec clémence, et que ces discours étaient l’ouvrage de Sénèque, qui, en les composant, avait pour but, soit de prouver au public qu’il inspirait à l’empereur des sentimens louables, soit de faire parade de son talent. Le mot de clémence revenait sans cesse dans ces discours, non-seulement pour rendre la sécurité au monde, encore épouvanté des forfaits qui avaient souillé les règnes précédens, mais encore pour satisfaire le penchant de Sénèque à censurer indirectement tout ce qui s’était fait sous le dernier de ces règnes[15]. Or, les faits que raconte Tacite se rapportent à la première année du règne de Néron, c’est-à-dire précisément à l’époque où le traité de la Clémence fut composé. N’est-il pas naturel de conjecturer que ce fut en se livrant à ces travaux politiques que Sénèque conçut l’idée d’un traité philosophique sur la vertu, dont il avait tant parlé ? Dans une telle situation, la dédicace de l’ouvrage à Néron était en quelque sorte obligée ; et d’ailleurs Sénèque trouvait l’occasion de lui rappeler les paroles et les actes par lesquels ce prince semblait promettre à Rome un avenir si différent du passé. La conduite des hommes, non-seulement celle du vulgaire, mais même celle des esprits supérieurs, s’explique presque toujours par des motifs plus simples qu’on ne le croit ordinairement.
Le traité de la Clémence est un bel ouvrage ; on aimerait, je le conçois, à y voir aussi une belle action, mais les faits le permettent-ils ? Le lecteur a sous les yeux les élémens de solution de la question ; c’est à lui de juger. Un trait de courage, d’indépendance, de vertu sous le despotisme ! rien ne serait plus consolant pour l’humanité ; mais quelle masse de preuves il faudrait pour croire à ce phénomène ! Sénèque avait adressé à Polybe, affranchi de Claude, un traité de la Consolation plein de flatteries envers ce misérable. Depuis il traça l’apologie du parricide ; il fit dire à Néron, dans sa lettre au sénat, à l’occasion de l’assassinat d’Agrippine, que la mort de cette princesse était un bonheur public (publica fortuna extinctam[16]). Le traité de la Clémence prend place, par sa date, entre ces deux écrits. On examinera si ce rapprochement favorise l’opinion de Diderot ou la mienne. V.
Traducteurs français de ce traité : Chalvet, Du Ryer, un anonyme, 1669, La Grange. C. D.
I. Néron, je vais traiter de la clémence ; je vais faire en quelque sorte les fonctions d’un miroir, et vous procurer la plus grande de toutes les jouissances, en vous montrant à vous-même. En effet, quoique la vraie récompense des bonnes actions consiste à les avoir faites, et qu’il n’y ait, hors de la vertu, aucun prix digne d’elle1, c’est pourtant un plaisir d’examiner et de parcourir une conscience pure, de jeter ensuite les yeux sur cette multitude immense, pleine de discorde, séditieuse, aveugle, prête à courir également à sa perte et à celle d’autrui, si elle parvient à briser son joug ; puis de se dire à soi-même : « Entre tous les mortels, je suis l’élu des dieux, l’homme de leur choix, pour les représenter sur la terre ; je suis pour le genre humain entier l’arbitre de la vie et dé la mort. Le sort et l’état des hommes sont remis entre mes mains. Ce que la fortune veut donner à chaque individu, elle le déclare par ma bouche. C’est dans mes réponses que les peuples et les villes trouvent des motifs d’allégresse. Aucune région de la terre n’est florissante que par ma volonté et par ma protection. Ces milliers de glaives, retenus dans le fourreau par la paix que je maintiens, je puis d’un signe les en faire sortir. Il m’appartient de décider quelles nations seront anéanties, transportées dans d’autres lieux, affranchies ou réduites en servitude ; quels rois deviendront esclaves, quels fronts seront ceints du diadème, quelles villes doivent tomber ou s’élever. Dans l’exercice d’un si vaste pouvoir, je n’ai été entraîné à ordonner d’injustes supplices ni par la colère, ni par la fougue de la jeunesse, ni par cette témérité et cette obstination des hommes, qui épuisent souvent la patience des âmes les plus calmes, ni par la vanité cruelle, mais trop commune chez les dominateurs des nations, de faire éclater leur puissance par la terreur. Chez moi, le glaive est renfermé, ou plutôt captif, tant je suis avare du sang, même le plus vil2. Le titre d’homme, n’eût-on que celui-là, suffit pour trouver faveur près de moi. Ma sévérité est couverte d’un voile, tandis que ma clémence se montre toujours à découvert. Je m’observe comme si j’avais à répondre de ma conduite envers ces lois que j’ai tirées de la poussière et de l’obscurité pour les mettre au grand jour. Je suis touché de la jeunesse de l’un, des vieux jours de l’autre. Je fais grâce à la dignité de celui-ci, à l’humble condition de celui-là ; et lorsque je ne trouve pas de motif de compassion, c’est pour moi-même que je pardonne. Si les dieux aujourd’hui me demandaient compte du genre humain, qu’ils m’ont confié, je serais prêt à le leur rendre3. »
Oui, César, vous pouvez dire hautement que vous n’avez enlevé à l’état, soit secrètement, soit à force ouverte, rien de ce qui avait été confié à votre foi et à votre protection. Vous avez aspiré à une gloire bien rare et à laquelle aucun prince n’était encore arrivé, celle d’une vie irréirréprochable. Vos efforts ne sont pas perdus ; votre bonté singulière n’a pas rencontré des appréciateurs ingrats ou malveillants ; vous êtes payé de reconnaissance. Jamais homme n’a été aussi cher à un autre homme que vous l’êtes au peuple romain, pour lequel vous êtes et serez longtemps le plus grand de tous les biens.
Mais quel immense fardeau vous vous êtes imposé ! On ne parle plus ni du divin Auguste ni des premiers temps de Tibère5 ; on ne cherche pas hors de vous le modèle, les exemples qu’on désire vous voir imiter : ce qu’on demande, c’est que votre règne réponde à ce que promet sa première année.
La tâche serait difficile si cette bonté que vous avez montrée ne vous était pas naturelle, et si vous ne vous en étiez revêtu que pour un temps ; car nul ne peut constamment porter un masque. La feinte ne se soutient pas, et on revient promptement à son caractère ; tandis que tout ce qui repose sur la vérité, tout ce qui a (si je puis m’exprimer ainsi) sa racine dans le vif, ne fait que croître et s’améliorer par l’action du temps. Le peuple romain était soumis à une redoutable chance lorsqu’il ignorait encore quelle direction prendrait votre heureux naturel. Maintenant on est certain de voir les vœux publics accomplis, et on n’a plus à craindre que vous tombiez tout à coup dans l’oubli de vous-même.
L’excès de la prospérité fait naître l’avidité et rend exigeant ; jamais nos désirs ne sont assez modérés pour s’éteindre par la possession de ce qui en était l’objet.
Un grand bien ne nous semble qu’un acheminement vers un bien plus grand encore ; les espérances les plus insensées naissent de la possession ce qu’on n’osait espérer. Cependant vos concitoyens sont forcés de convenir qu’ils sont heureux, et qu’il ne leur reste à souhaiter que la perpétuité de leur bonheur. De nombreux motifs leur arrachent cet aveu, le plus pénible de tous pour les hommes ; la sécurité profonde et complète dont ils jouissent, leurs droits placés hors de toute atteine. Tous les yeux contemplent cette heureuse forme de gouvernement, qui laisse à la société toute la liberté dont elle peut jouir sans se détruire elle-même. Mais ce qui a surtout pénétré dans les premières comme dans les dernières classes, c’est l’admiration qu’excite votre clémence. En effet, chacun, selon sa situation et sa fortune, ressent ou désire plus ou moins vivement les autres bienfaits des princes ; mais tous placent également leur espoir dans la clémence. Oui, personne ne se repose assez sur son innocence pour ne pas se féliciter d’avoir en perspective la clémence prête à venir au secours des erreurs humaines.
II. Je sais qu’il est des esprits qui considèrent la clémence comme le soutien des méchants, parce qu’elle serait superflue si elle n’était précédée du crime, et que c’est la seule vertu qui soit sans application entre les gens de bien. Mais d’abord, de même que la médecine, qui ne sert qu’aux malades, est néanmoins en honneur près de ceux qui jouissent de la santé, de même la clémence, bien qu’elle ne soit ordinairement invoquée que par les criminels, est révérée par les hommes irréprochables. En second lieu, elle peut quelquefois s’exercer même en faveur des innocents, quand il arrive que le malheur est réputé crime ; disons plus : la clémence vient au secours, non seulement de l’innocence, mais encore de la vertu, lorsqu’il survient des circonstances telles, que les bonnes actions sont exposées à être punies6. Ajoutons enfin que la plupart des hommes sont susceptibles de rentrer dans les voies de l’innocence.
Cependant il ne faut pas pardonner sans discernement ; car, lorsque toute distinction entre le bien et le mal est effacée, le désordre naît et le vice fait irruption. On doit donc procéder avec mesure, et distinguer les esprits susceptibles de retour au bien de ceux qui sont désespérés. Il faut que la clémence ne soit ni prodiguée ni trop restreinte ; car il y a autant de cruauté à pardonner à tous qu’à n’épargner personne. Il faut conserver un juste équilibre ; mais comme il est difficile d’y parvenir, s’il doit y avoir excès d’un côté, que ce soit en faveur de l’humanité que l’on voie pencher la balance.
III. Mais ces vérités trouveront ailleurs leur place. Maintenant je diviserai mon sujet en trois parties : la première servira d’introduction ; dans la seconde, j’exposerai la nature et les attributs de la clémence ; car, comme il y a des vices qui imitent les vertus, on ne peut distinguer les uns des autres qu’en déterminant les caractères qui leur sont propres : en troisième lieu, je rechercherai comment l’âme arrive à cette vertu, comment elle s’y affermit, et comment elle se la rend propre par l’usage qu’elle en fait. Que la clémence soit de toutes vertus celle qui convient le mieux à l’homme, comme étant la plus humaine, c’est une vérité évidente, non seulement parmi nous8, qui voulons que l’homme soit considéré comme un être sociable, né pour le bien général, mais encore parmi ceux qui abandonnent l’homme à la volupté, et dont les paroles, comme les actions, n’ont d’autre but que l’intérêt personnel ; car si l’homme doit rechercher le calme et le repos, la vertu la plus appropriée à sa nature est celle qui chérit la paix et qui retient le bras prêt à frapper. Mais ceux à qui la clémence convient le mieux, ce sont les rois et les princes. Une grande autorité n’est honorable et glorieuse qu’autant qu’elle est tutélaire ; et c’est un pouvoir désastreux que celui qui n’a de force que pour nuire ; la grandeur ne repose sur une base ferme et assurée que lorsque chacun sait qu’elle existe moins au dessus de lui que pour lui ; lorsqu’on éprouve constamment que la sollicitude du prince veille pour le salut général et pour celui de chaque citoyen ; lorsqu’on ne fuit pas sa rencontre comme celle d’un animal dangereux qui sort de son antre, mais qu’au contraire on vole de toutes parts vers lui comme vers un astre lumineux et bienfaisant ; lorsqu’on est prêt à s’exposer au glaive de ceux qui conspirent contre ses jours, et à mourir à ses pieds si l’on ne peut le sauver qu’en se sacrifiant pour lui. Les sujets d’un tel prince veillent la nuit pour assurer son repos ; ils se pressent autour de lui pour le défendre, ils se précipitent au devant des périls qui le menacent. Ce n’est pas sans motif que les peuples s’accordent à défendre leurs rois, à les aimer, et à courir partout où l’exige le salut du chef de l’empire ; et ce n’est ni par bassesse ni par un dévouement insensé que tant de milliers d’hommes bravent la mort pour un seul, que tant de morts rachètent une seule vie, et quelquefois celle d’un vieillard infirme. Ne voyez-vous pas que le corps entier obéit à l’âme, bien que le premier l’emporte par son étendue et son apparence extérieure, tandis que l’autre, subtile et imperceptible, ignore même dans quel organe elle a son siège. Cependant les mains, les pieds, les yeux, concourent à la servir ; c’est par elle que notre pensée enveloppe notre corps ; c’est par son ordre que nous nous livrons au repos ou à l’agitation. Que ce maître commande : aussitôt, s’il est avare, nous parcourons les mers pour acquérir des richesses ; s’il est avide de gloire, nous livrons notre main à la flamme, ou nous nous précipitons volontairement dans un gouffre10. De même cette multitude immense qui est groupée autour d’une seule âme est gouvernée par son souffle et modérée par sa raison ; tandis qu’elle serait écrasée et brisée par ses propres forces, si elle cessait d’avoir pour appui la sagesse de son chef.
IV. Ainsi c’est l’amour de leur propre conservation qui fait agir les peuples, lorsque, pour un seul homme, dix légions se rangent en bataille lorsqu’on s’élance au premier rang, lorsqu’on présente sa poitrine aux blessures, pour empêcher que les drapeaux de son empereur ne reçoivent un affront ; car il est le lien par lequel le faisceau de l’état demeure uni ; le souffle vital par lequel sont animés tant de milliers d’hommes, qui ne seraient qu’un fardeau pour eux-mêmes et une proie pour l’ennemi, si cette âme du gouvernement venait à disparaître.
Tandis qu’il est vivant, tout suit la même loi.
Est-il mort ? ce n’est plus que discorde civile11.
Un tel malheur détruirait sans retour la paix de l’empire, et ferait tomber en ruines la puissance du peuple romain, de cette grande nation. Il sera à l’abri d’un tel danger tant qu’il saura supporter le frein ; si jamais il le brise, ou si, après en avoir été dégagé par un évènement quelconque, il ne souffre pas qu’on le lui remette, ce vaste empire perdra son unité et tombera en dissolution.
Rome cessera de dominer lorsqu’elle cessera d’obéir. On ne doit donc pas s’étonner que les princes, les rois, et tous ceux auxquels est confié le salut de l’état, quelque nom qu’on leur donne, soient l’objet d’un amour qui l’emporte sur toutes les affections privées. Car si les hommes sages préfèrent l’intérêt public à l’intérêt particulier, il est naturel que celui dans la personne duquel l’état se trouve en quelque sorte concentré, leur soit plus cher que tout le reste. L’empereur s’est tellement identifié avec la république12, que leur séparation entraînerait leur perte commune : autant l’un a besoin de bras, autant l’autre a besoin de tête.
V. Je semble m’être éloigné de mon sujet, tandis que je l’ai au contraire abordé d’une manière directe. En effet, si, comme je viens de l’établir, vous êtes l’âme de la république, et qu’elle soit votre corps, vous voyez, je pense, à quel point la clémence est nécessaire ; car c’est vous-même que vous épargnez lorsque vous paraissez épargner les autres. On doit donc conserver des citoyens, même coupables, comme on conserve des membres malades ; et si quelquefois on a besoin de tirer du sang, il faut retenir sa main, pour ne pas ouvrir la veine au delà de ce que la nécessité commande. Ainsi, comme je le disais, la clémence, chez tous les hommes, est conforme au vœu de la nature ; mais c’est chez les princes surtout qu’elle est belle, parce qu’elle trouve beaucoup plus à conserver, et qu’elle s’exerce sur une matière plus vaste. Combien en effet est restreint le mal que cause la cruauté des hommes privés ! mais la cruauté des princes est une véritable guerre.
Quoique toutes les vertus soient liées entre elles, et qu’il n’y en ait pas de meilleure ni de plus estimable que les autres13, cependant il en est qui conviennent plus particulièrement à certaines personnes.
La grandeur d’âme sied à tout homme, quelque bas qu’il soit placé dans la société ; car que peut-il y avoir de plus grand et de plus courageux que de lutter contre le malheur ? Néanmoins elle est plus au large dans la prospérité ; elle est plus en évidence, sur un terrain élevé que dans une situation ordinaire. Quant à la clémence, quelle que soit la demeure dans laquelle elle pénètre, elle y apporte le bonheur et la tranquillité ; mais dans le palais des rois elle est d’autant plus admirable, qu’elle y est plus rare. Qu’y a-t-il en effet de plus admirable que de voir un prince dont la colère ne rencontre pas d’obstacle15, dont les arrêts les plus rigoureux sont accueillis sans murmure par ceux mêmes qu’ils frappent ; que, dans l’accès de sa colère, on n’ose interroger et l’on ne tente pas même de fléchir, parvenir à se mettre un frein à lui-même, n’exercer sa puissance qu’avec bonté et douceur ; et cela parce qu’il se dit intérieurement : il n’y a personne qui ne puisse donner la mort contre la loi ; je suis le seul qui puisse sauver malgré elle ?
La grandeur de l’âme doit répondre à celle de la fortune : si la première n’égale pas la seconde, si même ne la surpasse, elle la met avec elle plus bas que la terre. Or, le propre de la grandeur d’âme est le calme, la tranquillité et le mépris avec lesquels elle regarde des injures et des offenses qui ne peuvent atteindre jusqu’à elle. Il faut laisser aux femmes les emportements de la colère.
Les bêtes féroces seules (et ce ne sont pas celles qui appartiennent aux espèces généreuses) mordent avec furie et accablent un ennemi terrassé. Les éléphants et les lions abandonnent leur adversaire dès qu’ils l’ont renversé ; l’acharnement n’appartient qu’aux animaux les plus méprisables. Une colère cruelle et inexorable est indigne d’un roi ; il renonce à sa supériorité, en se rabaissant, par son emportement, au niveau de celui qui en est l’objet. Que si, au contraire, il accorde la vie, s’il maintient dans leurs dignités ceux qui ont mérité de les perdre, il fait ce qui n’est possible qu’à celui-là seul qui dispose de tout. On peut en effet ôter la vie à son supérieur, on ne saurait la donner qu’à son inférieur. Sauver, c’est le privilège de la dignité suprême, qui ne doit jamais être envisagée avec plus de respect que lorsqu’elle a le bonheur d’exercer le même pouvoir que les dieux, auxquels, bons et méchants, nous devons tous également le jour. Qu’un prince, s’élevant aux sentiments de la divinité, se complaise donc à voir ceux de ses sujets qui sont vertueux et utiles, et laisse le reste dans la foule ; qu’il se félicite de l’existence des uns et qu’il souffre celle des autres.
VI. Songez que vous êtes dans une ville où, au milieu des rues les plus larges, une foule sans cesse en mouvement se presse jusqu’à s’étouffer dès qu’un obstacle arrête dans son cours ce torrent rapide ; où, au même instant, le peuple se fait jour vers trois théâtres15 ; où l’on consomme les produits du monde entier. Figurez-vous quelle solitude, quelle désolation y règnerait, si l’on n’y épargnait que ce qu’une justice sévère aurait absous ! Existe-t-il un magistrat qui ne soit en contravention à la loi en vertu de laquelle il informe ? est-il un accusateur qui soit exempt de reproche ? Je ne sais si les hommes qui se montrent les plus difficiles à accorder le pardon aux autres ne sont pas précisément ceux qui, le plus souvent, se sont mis dans la nécessité de l’implorer. Nous avons tous commis des fautes, les unes graves, les autres légères ; celles-ci avec préméditation, celles-là par l’effet d’une impulsion fortuite, ou par les suggestions de la perversité d’autrui ; quelques-uns de nous enfin n’ont pas persisté assez courageusement dans les bonnes résolutions qu’ils avaient formées, et toutefois n’ont renoncé à la droiture ni sans regret ni sans combat. Non seulement nous avons failli, mais nous continuerons à faillir tant que nous vivrons ; et, en supposant même qu’il existe un homme qui ait rendu son âme assez pure pour qu’elle soit désormais à l’abri du désordre et de l’erreur, ce n’est qu’à travers bien des fautes qu’il est arrivé à la vertu.
VII. Puisque j’ai parlé des dieux, je donnerai au prince pour règle de conduite d’être envers ses sujets ce qu’il désire que les dieux soient envers lui-même. Veut-il les trouver inexorables pour ses fautes et ses erreurs ? veut-il que leur courroux le poursuive jusqu’à sa perte totale ? Quel est le roi qui sera en sûreté, et dont les aruspices n’auront pas à recueillir les restes foudroyés16 ? Si les dieux se laissent fléchir17 ; si, dans leur équité, ils ne punissent pas immédiatement18 par la foudre les crimes des maîtres de la terre, combien n’est-il pas plus juste qu’un homme chargé du gouvernement de ses semblables exerce son empire avec douceur, et qu’il se demande si l’aspect de la nature n’est pas plus gracieux et plus beau dans un jour serein que lorsque le monde est ébranlé par les éclats du tonnerre, et que les éclairs brillent de toutes parts ? Eh bien ! le spectacle d’une domination tranquille est le même que celui d’un ciel pur et brillant. Un règne cruel, au contraire, est rempli de désordre ; il est obscurci par les ténèbres ; on tremble, l’épouvante se répand au moindre bruit ; et l’auteur de ce trouble universel n’est pas lui-même à l’abri des secousses. On excuse plus facilement l’ardeur des simples citoyens à poursuivre leur vengeance, car les offenses peuvent les atteindre ; leur ressentiment provient d’une injure ; ils craignent d’ailleurs le mépris, et s’ils n’exerçaient pas de représailles, leur inaction pourrait être attribuée à la faiblesse plutôt qu’à la bonté : mais celui pour qui la vengeance est facile, est sur, s’il y renonce19, d’acquérir la gloire attachée à la clémence. Dans un rang inférieur, les gestes menaçants, les paroles, les rixes, les emportements, sont plus excusables. Quand les situations sont égales, le choc n’est pas violent ; mais un roi, par des cris, par des expressions violentes, déroge à la majesté de la couronne.
VIII. Quoi ! dira-t-on, vous ne trouvez pas étrange d’ôter aux rois cette liberté de paroles dont jouissent leurs moindres sujets ! Ce n’est pas là régner, c’est vivre dans l’esclavage. Eh quoi ! n’éprouvez-vous pas sans cesse que l’empire est notre partage et l’esclavage le vôtre ? Combien est différente la situation des hommes qui sont cachés dans la foule, dont les vertus ont besoin de longs efforts pour se faire jour, et dont les vices sont ensevelis dans l’obscurité ! Mais vous, la renommée recueille vos actions et vos paroles. Personne ne doit prendre plus de soin de sa réputation que celui qui est appelé à en avoir une très étendue, quel qu’en soit d’ailleurs le caractère. Combien de choses vous sont interdites, qui, grâce à vous, nous sont permises ! Je puis sans crainte parcourir toute la ville, quoique je n’aie personne pour m’accompagner, et que je n’aie d’arme ni chez moi ni à mon côté ; et vous, au milieu de cette paix qui est votre ouvrage, vous ne pouvez vivre désarmé ; il vous est impossible de vous dégager de votre grandeur ; elle vous tient constamment assiégé : vainement descendez-vous ; elle vous suit en tous lieux avec son imposant appareil. Voilà la servitude de la grandeur suprême, c’est de ne pouvoir s’abaisser ; mais cette impossibilité vous est commune avec les dieux, car le ciel les retient aussi captifs, et il leur est aussi peu permis qu’il serait pour vous peu sûr de descendre. Vous êtes attaché au faîte des grandeurs par des liens invincibles. Nos démarches à nous ne frappent que bien peu de personnes : nous pouvons sortir, rentrer, sans exciter l’attention publique, tandis qu’il ne vous est pas donné, plus qu’au soleil, de vous dérober aux regards. Autour de vous est une lumière éclatante qui attire tous les yeux. Il vous semble simplement que vous sortez ; non, c’est un astre qui se lève. Vous ne pouvez proférer une parole sans qu’elle soit recueillie par tous les peuples, vous livrer à la colère sans faire trembler le monde, et frapper un seul homme sans ébranler ce qui l’entoure. Comme la foudre, en tombant, n’atteint que peu d’hommes et les fait trembler tous, de même, lorsque le pouvoir suprême exerce ses sévérités, la terreur est plus étendue que le mal ; et ce n’est pas sans motif : ce que l’on considère dans l’homme qui peut tout, ce n’est pas ce qu’il a fait, mais ce qu’il lui est possible de faire.
Il faut ajouter que, dans la condition privée, la patience avec laquelle on supporte les injures expose à en recevoir de nouvelles, tandis que la clémence est la garantie de la sûreté des rois. Comme de fréquentes vengeances n’éteignent que les haines de quelques hommes et irritent celles de tous les autres, il ne faut pas attendre, pour renoncer à la sévérité, qu’elle n’ait plus de motif. De même que les arbres élagués multiplient leurs rameaux, et que l’on coupe certaines plantes pour qu’elles repoussent plus touffues ; de même la cruauté des rois, en frappant quelques-uns de leurs ennemis, ne fait qu’en augmenter le nombre : leurs sentiments se transmettent à leurs pères, à leurs enfans, à leur famille entière et à leurs amis.
[1, 9] IX. Je veux vous prouver la vérité de ces maximes par un exemple tiré de votre famille. Auguste fut un prince plein de bonté, si on ne le considère que lorsqu’il régna seul ; mais à l’époque où la république avait plusieurs maîtres, sa main fit usage du glaive. A l’âge où vous êtes, à dix-huit ans, déjà il avait plongé le poignard dans le sein de ses amis ; il avait attenté secrètement à la vie de Marc-Antoine ; il avait été son collègue au temps des proscriptions. A l’âge de plus de quarante ans, pendant son séjour dans la Gaule, on lui révéla un complot tramé contre lui par L. Cinna, homme d’un esprit médiocre. On lui fit connaître le lieu, le temps et les moyens d’exécution de l’attentat. Cette déclaration émanait de l’un des complices. Auguste résolut de se venger, et convoqua ses amis pour tenir conseil. Il passa une nuit agitée, en songeant qu’il allait condamner un jeune homme d’une haute naissance, irréprochable dans tout le reste, et petit-fils de Pompée. Il ne pouvait plus se résoudre à envoyer un homme au supplice, lui qui, dans un souper, avait dicté à Antoine l’édit de proscription. Il gémissait, il proférait des paroles diverses et contradictoires. « Quoi ? disait-il, laisserai-je mon assassin libre et tranquille, tandis que les alarmes seront mon partage ? et lorsqu’après des guerres civiles où tant de périls ont vainement menacé ma tête, après tous ces combats sur mer et sur terre, où ma vie a été épargnée, j’ai enfin donné la paix au monde, cet homme a formé le projet, je ne dis pas seulement de me tuer, mais de m’immoler, car c’est au moment où j’offrirai un sacrifice qu’il veut attenter à ma personne ; et un tel forfait resterait impuni ! » Puis, après quelques moments de silence, élevant la voix, et s’emportant contre lui-même plus violemment que contre Cinna, il se disait : « Pourquoi vivre, si tant d’hommes ont. intérêt à ta mort ? Quoi ! toujours des supplices, toujours du sang ! Ma tête est le but vers lequel la jeune noblesse dirige ses coups : la vie n’a pas assez de prix pour que je la conserve en frappant tant de victimes. »
Enfin Livie l’interrompit, en lui disant : « Accueille-rez-vous les conseils d’une femme ? Faites ce que font les médecins : lorsque les remèdes ordinaires ne réussissent pas, ils en emploient d’opposés. La sévérité ne vous a pas réussi : à Salvidienus a succédé Lépide, à Lépide Muréna, à Muréna Cépion, à Cépion Egnatius, et d’autres dont je ne parlerai pas, tant je rougis que de tels hommes aient eu cette audace. Essayez maintenant ce que produira la clémence : pardonnez à Cinna ; il est découvert ; il n’est plus dangereux ; sa grâce peut contribuer à votre gloire. »
Charmé d’avoir trouvé en elle un défenseur de ses propres sentiments, Auguste remercie son épouse ; il donne contre-ordre aux amis qui devaient. composer son conseil, fait venir Cinna seul, puis renvoie les personnes qui se trouvaient dans sa chambre, après avoir fait placer un second siège pour Cinna : « Je te demande avant tout, lui dit-il, de ne pas m’interrompre, et de ne pas proférer d’exclamations au milieu de mon discours : tu auras tout le temps nécessaire pour parler après moi. Cinna, toi que j’avais trouvé dans le camp de mes ennemis, qui n’es pas devenu, mais qui étais né mon ennemi, je t’ai conservé la vie et je t’ai rendu tout ton patrimoine. Aujourd’hui, tu es tellement riche et tellement heureux, que les vainqueurs portent envie au vaincu ; tu as demandé le sacerdoce, je te l’ai accordé de préférence à de nombreux compétiteurs dont les pères avaient combattu sous mes ordres après de tels bienfaits, tu as résolu de m’assassiner ! » A ce mot, Cinna s’étant écrié qu’une telle extravagance était bien loin de sa pensée : « Tu ne tiens pas ta promesse, reprit Auguste ; il était convenu que tu ne m’interromprais pas : oui, je le répète, tu te prépares à m’assassiner —-— ». Alors il indiqua le lieu, les complices, le jour, le plan de l’attaque, le bras auquel le fer devait etre confié —-- ; puis, voyant que Cinna, frappé de stupeur, restait muet, non par respect pour cette convention à laquelle il s’était soumis, mais par le sentiment de sa conscience —-— : « Quel est ton but ? lui dit-il ; est-ce de régner toi-même ? Il faut plaindre le peuple romain, si je suis l’unique obstacle entre toi et l’empire. Tu ne peux gouverner ta maison ; dernièrement, dans une contestation privée, tu as succombé sous le crédit d’un affranchi : apparemment tu trouves plus facile de choisir César pour adversaire. Soit, si je suis le seul qui traverse tes espérances ; mais souffriront-ils l’accomplissement de tes desseins, les Paul-Émile, les Fabius-Maximus, les Cossus, les Servilius ? et cette foule d’hommes de haute naissance, qui ne se parent pas de vains titres, et dont les portraits peuvent dignement se placer à côté de ceux de leurs ancêtres ? »
Je ne reproduirai pas dans son entier le discours d’Auguste, qui tiendrait trop de place dans cet écrit ; car il est constant qu’il parla plus de deux heures, afin de prolonger cette vengeance, la seule qu’il voulût tirer du coupable. Il termina ainsi : « Cinna, je te donne la vie une seconde fois : la première, c’est à un ennemi que je l’ai donnée ; maintenant c’est à un conspirateur et à un parricide. A dater de ce jour, devenons amis Cinna ; qu’il s’établisse un combat de loyauté entre moi qui te donne la vie, et toi qui me la dois. »
Plus tard, il lui conféra spontanément le consulat, en lui reprochant de n’avoir pas osé le demander. Auguste n’eut pas d’ami plus vrai et plus fidèle. Il fut son seul héritier. Personne, depuis cet évènement, ne forma de complot contre lui.
[1, 10] X. Votre aïeul pardonna aux vaincus : sur qui aurait-il régné s’il ne leur eût pardonné ? Ce fut dans le camp ennemi qu’il recruta Salluste, puis les Cocceius, les Dellius, et tous ceux qui obtinrent chez lui les premières entrées. Déjà, par sa clémence, il avait acquis les Domitius, les Messalla, les Asinius, les Cicerons, enfin l’élite de Rome. Combien de temps n’attendit-il pas la mort de Lepide ? Il lui laissa porter pendant un grand nombre d’années les insignes de la souveraineté, et ce ne fut qu’après sa mort qu’il consentit à ce que la dignité du pontificat lui fût transférée ; il aima mieux qu’elle fût appelée un honneur qu’une dépouille. Il dut à cette clémence son salut et sa sécurité ; elle le rendit aimable et cher à son peuple, quoique la république ne fût pas encore façonnée au joug lorsque ses mains avaient saisi les rênes du gouvernement. Voilà ce qui aujourd’hui lui vaut une renommée dont les princes jouissent rarement de leur vivant. Si nous croyons qu’il est dieu, ce n’est pas par obéissance. Nous reconnaissons qu’Auguste fut un bon prince, et qu’il mérita le nom de Père de la patrie, parce que les paroles offensantes, qui souvent blessent les princes plus que les actions coupables, n’excitèrent jamais sa rigueur ; parce que les mots piquants dont il fut l’objet ne firent qu’exciter son sourire ; parce que, loin de faire exécuter les sentences de mort prononcées contre les complices des désordres de sa fille, il les relégua dans des lieux où il y avait sûreté pour leurs personnes, et leur remit des ordres écrits pour s’y faire conduire. Ah ! c’est là véritablement pardonner. Un prince qui sait que tant d’hommes sont prêts à s’irriter pour lui, à rechercher sa faveur en versant le sang, et qui ne se borne pas à donner la vie, mais veut encore la garantir !
[1, 11] XI. Tel fut Auguste dans sa vieillesse, ou du moins dans le déclin de son âge. Dans sa jeunesse, il fut ardent, emporté, coupable de plusieurs actions sur lesquelles il ne reportait ses regards qu’avec un sentiment pénible. Personne n’osera comparer la clémence d’Auguste à la vôtre, lors même que ce seraient ses derniers temps qu’on mettrait en parallèle avec vos jeunes années. Qu’il ait été modéré et clément, je l’accorde ; mais ce fut après avoir souillé de sang romain les flots d’Actium, après avoir brisé sur les rivages de la Sicile ses flottes et celles de ses ennemis, après les autels de Pérouse et les proscriptions.
Je n’appelle pas clémence la cruauté fatiguée : la vraie clémence, César, c’est celle qu’on voit en vous, celle qui n’a pas sa source dans le repentir d’une conduite barbare, celle qui consiste à être sans tache, à n’avoir jamais versé le sang des citoyens. La modération véritable au milieu d’une grande puissance, cette ; source de l’amour que vous porte le genre humain, que vous a voué la patrie, consiste à ne se laisser ni enflammer par les passions, ni entraîner par la témérité ; à ne pas suivre le pernicieux exemple de vos prédécesseurs, en essayant jusqu’à quel point on peut accabler ses sujets ; mais au contraire à émousser le glaive du pouvoir.
Rome vous doit de n’être plus ensanglantée ; et cette gloire dont votre âme généreuse aime à parler, cette gloire de n’avoïr pas répandu dans le monde entier une seule goutte de sang, est d’autant plus grande, d’autant plus admirable, que jamais le glaive ne fut confié à de plus jeunes mains. La clémence, je le répète, ne procure pas seulement au prince l’honneur, mais encore la sûreté ; elle est à la fois l’ornement et l’appui le plus certain du trône. Pourquoi, en effet, voit-on les bons rois vieillir et transmettre la couronne à leurs fils et à leurs petits-fils, tandis que le règne des tyrans est aussi court qu’exécrable ? Et la différence qui existe entre un tyran et un roi (car extérieurement leur situation est semblable et leur puissance est la même) ne consiste-t-elle pas uniquement en ce que les tyrans versent le sang par plaisir, et les rois seulement pour de justes motifs et par nécessité ?
[1, 12] XII. Quoi ! dira-t-on, les rois n’infligent-ils jamais la peine de mort ? Ils le font quand l’intérêt public le leur ordonne ; mais la cruauté plait au cœur des tyrans. Ainsi ce n’est pas par le nom, mais par les actions, qu’un tyran diffère d’un roi. En effet, Denys l’Ancien peut, à juste titre, être mis au dessus de bien des rois ; et rien n’empêche de donner le nom de tyran à Sylla, qui ne cessa d’égorger que lorsqu’il n’eut plus d’ennemi. Quoiqu’il soit descendu de la dictature et qu’il ait repris la toge de citoyen, quel tyran s’abreuva jamais de sang aussi avidement Que celui qui fit massacrer à la fois sept mille citoyens romains ; qui, ayant entendu du temple de Bellone, situé dans le voisinage, les cris de cette multitude gémissante sous le glaive, dit au sénat effrayé : « Continuons, pères conscrits ; c’est un petit nombre de séditieux qu’on exécute par mon ordre. » En cela il disait vrai : Sylla les trouvait en petit nombre ; mais bientôt on entendit le même Sylla proférer ces paroles : « Sachons enfin comment on doit sévir contre des ennemis, et par conséquent contre des citoyens qui, se détachant de la société, se sont mis en état d’hostilité contre elle. »
Au reste, comme je l’ai dit, la clémence établit entre le monarque et le tyran cette différence essentielle, que les armes dont ils sont entourés l’un et l’autre servent au premier pour maintenir la paix, à l’autre pour comprimer, par une profonde terreur, la haine qu’il excite ; et ces bras mêmes auxquels il se confie, il ne les envisage pas sans effroi : il tourne dans un cercle vicieux, car il est haï parce qu’il est craint, et il veut se faire craindre parce qu’on le hait. Il prend pour devise ce vers exécrable qui a perdu tant de ses pareils : « Que m’importe d’être haï, pourvu que l’on me craigne ».
Il ignore que la haine, quand sa mesure est comblée, se change en fureur. En effet, une crainte modérée contient les esprits ; mais lorsqu’elle est continuelle et violente, lorqu’elle offre sans cesse l’image de périls extrèmes, elle réveille l’audace dans des âmes abattues, et elle les porte à tout entreprendre. C’est ainsi qu’une enceinte formée de cordes garnies de plumes suffit pour arrêter les bêtes fauves ; mais, poursuivies par le chasseur qui les harcèle de ses traits, elles cherchent à fuir à travers les obstacles devant lesquels elles reculaient, et foulent aux pieds l’objet de leur effroi.
Le courage le plus terrible est celui dont l’explosion est produite par l’extrême nécessité. Il faut que la crainte laisse subsister quelque sécurité, et qu’elle offre en perspective plus d’espoir que de péril ; car autrement l’homme qui n’a pas moins à redouter dans la soumission que dans la révolte, aime mieux affronter le danger et attenter à la vie de son oppresseur. Un roi pacifique et modéré peut compter sur la fidélité de ceux dont il emploie le secours pour le salut de l’état ; et l’armée, fière d’être l’instrument de la sécurité publique, supporte ses travaux avec joie, en songeant que celui qu’elle garde est son père. Mais voyez ce despote farouche et sanguinaire ; il est impossible que ses satellites ne lui soient pas suspects.
[1, 13] XIII. Les ministres des volontés d’un roi ne peuvent être dévoués et fidèles s’il fait de leurs mains des instruments de torture et de supplice, s’il leur livre des hommes comme on les livre aux bêtes féroces. Plus redoutable et plus ombrageux que les plus grands criminels, parce qu’il craint à la fois les dieux et les hommes, témoins vengeurs de ses forfaits, un tel prince finit par arriver au point de ne pouvoir plus changer de mœurs ; car, au milieu de tout ce que la cruauté présente de funeste, ce qu’il y a de plus détestable, c’est qu’elle est contrainte de persévérer, et que le retour au bien lui est interdit à jamais. Pour soutenir des crimes, il faut des crimes nouveaux. Qu’y a-t-il de plus malheureux qu’un homme forcé d’être méchant.
O combien il est digne de pitié (je veux dire de sa propre pitié, car celle qu’il obtiendrait des autres serait coupable), le prince qui a signalé son pouvoir par le meurtre et les rapines, qui a tant fait, que tout lui est devenu suspect au dedans comme au dehors de son palais ! Forcé de chercher son salut dans les armes, lorsque les armes sont pour lui un sujet d’effroi, ne se fiant plus ni à la loyauté de ses amis ni à la tendresse de ses enfans, lorsqu’il envisage tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il est contraint de faire, qu’il trouve sa conscience chargée de crimes et déchirée de remords, souvent il redoute la mort, plus souvent il la désire ; odieux à lui-même plus encore qu’à ceux auxquels il commande !
Mais celui qui veille, avec plus ou moins de sollicitude, sur tous les intérêts ; qui, considérant le corps social comme son propre corps, en alimente toutes les parties ; qui, naturellement enclin à l’humanité, ne dissimule pas, lorsqu’il faut sévir, la répugnance qu’il éprouve à employer ce triste remède ; qui n’a dans l’âme aucun sentiment hostile, ni farouche ; qui exerce une puissance paisible et salutaire ; qui veut que ses sujets aiment son empire, trop heureux lorsqu’il peut leur faire partager son bonheur ; cet homme aux paroles affables, à l’abord facile, dont le regard, pour gagner les cœurs, vaut un bienfait ; ce prince aimable qui accueille avec faveur les demandes justes et repousse sans aigreur celles qui ne le sont pas, est chéri, défendu et révéré par tous ses sujets. On parle de lui dans l’intimité comme on en parle publiquement ; sous son règne on souhaite d’être père et on voit cesser la stérilité, ce fléau publie. On croit bien mériter de ses enfants en leur donnant la vie dans un siècle aussi heureux. Un tel monarque trouve sa sûreté dans ses bienfaits ; il n’a pas besoin de garde : les armes ne sont pour lui qu’un ornement.
[1, 14] XIV. Quel est donc le devoir d’un roi ? Celui d’un bon père qui réprimande ses enfants, tantôt avec douceur, tantôt avec des paroles menaçantes, et qui les corrige quelquefois aussi en les frappant. Quel est l’homme, jouissant de sa raison, qui déshérite son fils dès la première offense ? Ce n’est que lorsque des torts graves et multipliés ont vaincu sa patience, et lorsque le mal qu’il redoute est plus grand que celui qu’il punit, qu’enfin il se décide à prononcer cette terrible sentence. Il tente auparavant tous les moyens pour ramener au bien un caractère encore indécis, ou même inclinant déjà vers le vice ; il attend, pour recourir à de telles extrémités, que tout soit désespéré : il n’inflige ce châtiment qu’après avoir épuisé tous les remèdes.
Le devoir d’un père est aussi le devoir du prince que nous appelons Père de la patrie ; car ce n’est pas par une vaine flatterie que nous lui avons conféré ce nom ; il n’a reçu les autres que par honneur ; quand nous qualifions nos empereurs de grands, d’heureux, d’augustes, quand nous prodiguons à leur orgueilleuse majesté tout cet assemblage de titres que notre imagination a pu nous fournir, c’est pour eux-mêmes que nous leur payons ce tribut ; mais lorsque nous nommons un prince père de la patrie, c’est afin qu’il sache que l’autorité qui lui a été conférée est toute paternelle, c’est-à-dire pleine de moderation, veillant activement aux intérêts de ses enfants, et préférant leur bien-être au sien. Que celui qui est père ne se décide que bien tard à retrancher un de ses membres ; que même, après que le fer l’a séparé du corps, il forme le vœu de pouvoir l’y rattacher, et qu’il gémisse dans cette cruelle opération longtemps différée ! Qui condamne précipitamment est près de condamner avec plaisir ; qui punit trop est près de punir injustement. De nos jours, Érixon, chevalier romain, fut percé de coups de poinçon par le peuple, au milieu du forum, pour avoir fait périr son fils sous le fouet. L’autorité d’Auguste ne l’arracha qu’avec peine aux mains des pères et des fils, également irrités contre lui.
[1, 15] XV. On admira généralement Titus Arius, qui, ayant surpris son fils au moment où celui-ci allait attenter à ses jours, se contenta, après avoir instruit son procès, de le condamner à l’exil et même à un exil peu rigoureux, car il le relégua à Marseille, et lui fit une pension égale à celle qu’il lui payait avant son crime. Le résultat de cette généreuse conduite fut que, dans une ville, où quelques voix s’élèvent toujours en faveur des plus grands coupables, personne ne douta de la justice d’une sentence prononcée par un père qui avait pu condamner, mais non haïr son fils. Ce trait va nous offrir aussi la comparaison d’un bon prince avec un bon père.
Titus Arius, prêt à juger son fils, pria Auguste de faire partie du tribunal domestique qu’il devait réunir ; Auguste se rendit chez un simple citoyen, et prit place dans un conseil qui lui était étranger. Il ne dit pas « Venez dans mon palais ; » car alors le jugement n’eût pas appartenu au père, mais à l’empereur. Après avoir entendu la cause, après la discussion des moyens contradictoires de l’accusé et de ceux de l’accusation, Auguste demanda que chacun écrivit son opinion, de crainte que l’avis de César ne passât tout d’une voix. Avant la lecture des suffrages, il jura qu’il n’accepterait jamais la succession d’Arius, dont la fortune était considérable. On dira peut-être qu’il y avait de la pusillanimité dans cette crainte de paraître aspirer à l’héritage du père par la condamnation du fils ; je ne partage pas cet avis. Sans doute, s’il se fût agi de l’un de nous, le témoignage de sa conscience aurait suffi pour le rassurer contre les interprétations malveillantes ; mais les princes doivent faire beaucoup pour l’opinion publique. Auguste jura de ne point accepter la succession. Ainsi Arius perdit ce même jour deux héritiers ; mais l’empereur acheta la liberté de son suffrage ; et après avoir prouvé que sa sévérité était désintéressée, ce qu’un prince doit toujours avoir à cœur, il opina en ces termes : « Que le fils soit exilé dans le lieu qui sera désigné par le père. » Il ne vota ni pour le supplice du sac et des serpents, ni pour la prison ; songeant non à celui qu’il jugeait, mais à celui dans le conseil duquel il siégeait, il dit : « Que le père devait se contenter de ce châtiment léger, envers un fils qui avait été excité au crime, et qui, dans cette tentative, avait montré une timidité voisine de l’innocence ; qu’il suffisait de l’éloigner de Rome et des yeux de son père. »
[1, 16] XVI. O prince vraiment digne d’être appelé au conseil des pères, et digne d’être institué par eux héritier conjointement avec des fils innocents ! Telle est la clémence qui convient au prince, celle qui consiste à tout adoucir dans les lieux où il porte ses pas. Qu’aucun homme n’ait à ses yeux assez peu de valeur pour que sa perte lui soit indifférente : cet homme, quel qu’il soit, fait partie de son empire. Comparons à l’autorité souveraine celle qui s’exerce dans les degrés inférieurs : le prince commande à ses sujets, le père à ses enfants, le maître à ses élèves, le tribun ou le centurion à ses soldats. Ne regarderait-on pas comme le plus mauvais des pères celui qui sans cesse accablerait de coups ses enfants pour les causes les plus légères ? Quel est le maître le plus digne de présider à des études libérales, de celui qui maltraite avec cruauté ses disciples, soit lorsque leur mémoire est en défaut, soit lorsqu’ils n’ont pas le coup d’œil assez rapide pour lire sans hésitation, ou de celui qui aime mieux les corriger par de simples réprimandes, et les conduire par des sentimens d’honneur ? Qu’un tribun ou un centurion soit cruel, il fera des déserteurs dont le crime sera digne d’excuse : est-il juste de commander aux hommes avec plus de dureté qu’aux brutes ? et même un écuyer habile se garde d’effaroucher, par des coups redoublés, le cheval qu’il veut dompter ; il le rendrait ombrageux et rétif, s’il ne l’apaisait en lui faisant sentir une main caressante. Il en est de même du chasseur qui dresse des jeunes chiens, ou qui, après les avoir dressés, s’en sert pour lancer ou pour suivre le gibier ; il ne les menace pas trop souvent, car il les découragerait, et il ferait dégénérer, par la crainte, leur instinct naturel ; mais il ne leur laisse pas non plus la liberté de s’écarter et de courir au hasard. Ajoutez à ces exemples celui des bêtes de somme, même les plus paresseuses : quoiqu’elles semblent nées pour les misères et les affronts, l’excès de la barbarie les oblige à secouer le joug.
[1, 17] XVII. De tous les animaux, le moins traitable, celui qui a besoin d’être conduit avec le plus d’art, celui envers lequel l’indulgence est le plus nécessaire, c’est l’homme. Qu’y a-t-il de plus insensé que de rougir de se mettre en colère contre des bêtes de somme ou des chiens, tandis que l’homme, sous la domination de l’homme, serait réduit à la plus dure de toutes les conditions ? On traite les maladies, on ne s’irrite pas contre elles ; or, les vices sont les maladies de l’âme ; ils exigent un traitement doux et un médecin sans emportement ; il n’y a que les mauvais médecins qui désespèrent de la guérison. Telle doit être envers les âmes malades la conduite de celui à qui le salut de tous est confié. Qu’il ne se hâte pas de repousser tout espoir et de déclarer que les symptômes sont mortels ; qu’il lutte contre les vices, et qu’il leur résiste ; qu’il adresse aux uns des reproches sur leur état ; que, trompant en quelque sorte les autres, il les soumette à un régime adoucissant et emploie des remèdes déguisés pour opérer une guérison plus prompte et plus sûre. Que le prince mette ses soins non seulement à sauver la vie, mais encore à ne pas laisser de cicatrices flétrissantes. Un roi ne retire aucune gloire d’un châtiment cruel : qui doute en effet de sa puissance ? Une gloire immense lui est réservée, au contraire, lorsqu’il met un frein à sa. violence, qu’il arrache de nombreuses victimes à la colère des autres, et qu’il n’en immole aucune à la sienne.
[1, 18] XVIII. La modération envers les esclaves est digne d’éloge ; il ne faut pas considérer quels traitements on pourrait leur infliger impunément, mais ce qu’autorisent l’équité et l’humanité, qui ordonnent aussi d’épargner les prisonniers et les malheureux achetés à prix d’argent. Mais combien leur voix ne s’élève-t-elle pas plus justement encore en faveur d’hommes qui sont nés dans une condition libre et honnête ? ne prescrivent-elles pas de les traiter, non comme des esclaves soumis aux abus de l’autorité du maître, mais comme des citoyens placés dans un rang inférieur au sien, qu’il doit protéger et non asservir ? Les esclaves trouvent un asile près de la statue du prince ; quoique les lois permettent tout envers eux, il est cependant des actions que le droit de la nature, commun à tous les êtres vivants, interdit à un homme envers son semblable. Qui ne portait à Vedius Pollion plus de haine que ses esclaves eux-mêmes, lui qui engraissait de chair humaine ses lamproies, et qui, pour la moindre faute, faisait jeter ces infortunés dans un vivier rempli de véritables serpents ? O monstre digne de mille morts, soit qu’il eût pour sa table les lamproies par lesquelles il faisait dévorer ses esclaves, soit qu’il les eût uniquement pour les nourrir ainsi ! Les maîtres cruels sont signalés, dans toute la ville, comme des objets de haine et d’aversion publique ; les mauvais rois, dont les injustices et les infâmies s’étendent bien plus loin, sont livrés à l’exécration des siècles à venir. Combien il vaudrait mieux n’être jamais né que d’être rangé parmi ceux qui sont nés pour le malheur des peuples
[1, 19] XIX. On ne peut imaginer rien de plus glorieux que la clémence, pour l’homme qui exerce le pouvoir souverain, quels que soient les moyens par lesquels il s’y est élevé et les droits en vertu desquels il le possède. Il faut convenir toutefois que cette vertu a d’autant plus d’éclat et de grandeur, que celui en qui elle réside possède une autorité plus vaste, autorité qui ne saurait être malfaisante sans violer les lois de la nature. C’est la nature, en effet, qui a inventé la royauté. On peut s’en convaincre en observant plusieurs espèces d’animaux, entre autres les abeilles, dont le roi occupe la demeure la plus spacieuse, la plus centrale et la plus sûre ; exempt de travail, c’est lui qui surveille celui de ses sujets ; à sa mort, l’essaim se disperse. On n’en souffre jamais plus d’un ; c’est la victoire qui proclame le plus digne. Ce roi est d’une forme remarquable. Il diffère de ses sujets par sa grosseur et par sa couleur brillante ; mais voici ce qui le distingue surtout. Les abeilles sont très irascibles ; elles combattent avec un acharnement étonnant pour la petitesse de leur corps ; elles laissent leur aiguillot : dans la plaie ; mais le roi n’a pas d’aiguillon la nature n’a pas voulu lui permettre d’étre cruel, ni de se livrer à une vengeance qui lui eût coûté si cher ; elle l’a privé de dard et a laissé sa colère désarmée.
Voilà un exemple frappant pour les rois, car la nature montre sa sagesse dans les plus petits objets, et elle offre dans ses moindres ouvrages de graves leçons applicables aux plus grandes choses. Nous aurions à rougir si, par nos mœurs, nous restions au dessous de ces petits animaux ; la modération est d’autant plus nécessaire à l’homme, que ses excès sont plus désastreux. Plût au ciel qu’il fut soumis à la même loi que les abeilles, que sa colère se brisât avec ses armes, qu’il n’eût le pouvoir de porter qu’un seul coup, et que sa haine ne pût s’assouvir à l’aide de forces étrangères ! La fureur se lasserait facilement si elle était obligée de se satisfaire elle-même, et si elle ne pouvait donner un libre cours à sa violence qu’au péril de sa vie. Cependant elle ne s’exerce pas avec sûreté, même dans la condition humaine : on a d’autant plus à redouter qu’on a voulu se faire redouter davantage ; il faut observer toutes les mains ; on croit étre menacé, alors même que nul attentat ne se prépare, et on ne compte pas dans la vie un seul instant exempt de terreur. Comment se trouve-t-il un homme qui puisse se résoudre à supporter une telle existence, tandis qu’il lui serait si facile d’exercer sans violence et par conséquent sans crainte les droits tutélaires de la puissance souveraine au milieu de l’allégresse générale ? Quelle erreur de croire qu’il puisse y avoir sûreté pour le prince, là où rien n’est en sûreté contre lui ? La sécurité ne s’établit qu’autant qu’elle est réciproque. Il n’est pas nécessaire de construire de hautes citadelles, de couvrir de retranchements des collines escarpées, de couper à pic les flancs des montagnes, de s’environner de murailles et de tours. La clémence suffit sans remparts pour garantir la vie des rois ; il n’y a qu’un boulevard inexpugnable, c’est l’amour des citoyens. Qu’y a-t-il de plus beau pour un prince que de vivre entouré des vœux de tout un peuple, qui ne les forme pas sous l’inspiration des satellites ; que de voir la moindre altération de sa santé exciter non l’espoir, mais les alarmes ; que d’être certain qu’aucun de ses sujets n’hésiterait à sacrifier ce qu’il a de plus précieux à la conservation du chef de l’état, et que tous considèrent tout ce qui lui arrive comme leur étant personnel ? Un tel monarque prouve sans cesse, par sa bonté, que la république n’est pas à lui, mais qu’il est à la république. Qui oserait : attenter à sa personne ? qui ne voudrait, s’il en avait le pouvoir, détourner les coups du sort de celui sous lequel fleurissent la paix, les bonnes mœurs, la sécurité et l’honneur ? sous lequel l’état, comblé de richesses, possède tous les genres de prospérités ? Les citoyens contemplent leur souverain avec les mêmes sentiments que les dieux exciteraient dans nos âmes s’ils se rendaient visibles à nos regards pour recevoir nos hommages et nos adorations. N’est-ce pas en effet tenir le premier rang après les dieux que d’agir conformément à leur nature ; d’être comme eux bienfaisant, généreux, puissant pour le bonheur du monde ? Voilà à quoi il faut aspirer, voilà l’exemple qu’on doit suivre : n’être le plus grand que pour être aussi le plus vertueux !
[1, 20] XX. Un prince punit pour l’un de ces deux motifs, pour se venger ou pour venger les autres. Je traiterai d’abord de la répression des offenses qui lui sont personnelles. Il est plus difficile de se modérer quand la vengeance est accordée au ressentiment, que lorsqu’elle est destinée à l’exemple. Il serait superflu de recommander ici aux princes de ne pas croire facilement, de scruter la vérité, d’incliner en faveur de l’innocence et de prouver qu’ils savent que l’intérêt du juge n’est pas moins fortement engagé que celui de l’accusé. Ces maximes sont du domaine de la justice plutôt que de celui de la clémence ; mais j’exhorte le souverain, lorsque l’offense est manifeste, à rester maître de lui-même, et, s’il le peut avec sûreté, à faire remise de la peine, sinon à la modérer ; enfin, à se montrer beaucoup plus facile à fléchir, quand il s’agit de ses propres injures, que quand il est question de celles des autres. Car de même qu’on est généreux, non quand on se sert du bien d’autrui pour exercer des libéralités, mais quand on se dépouille soi-même pour donner, de même je dirai que la clémence consiste, non à se montrer facile quand il s’agit du ressentiment des autres, mais à ne pas éclater lorsqu’on est agité par l’aiguillon de sa colère, à comprendre qu’il est grand de supporter les injures au faite de la puissance, et que rien n’est plus glorieux qu’un bon prince impunément offensé.
[1, 21] XXI. La vengeance produit ordinairement deux avantages ; elle procure à celui qui a reçu l’injure une consolation actuelle, et la sécurité pour l’avenir. La condition du prince est trop élevée pour qu’il ait besoin de consolation, et sa puissance est trop manifeste pour qu’il cherche à en prouver l’étendue par le malheur d’autrui. Ce que je viens de dire s’applique au cas où il a été attaqué et offensé par des ïnférieurs ; car s’il voit ceux qui ont été ses égaux humiliés devant lui, il est assez vengé.
Un esclave, un serpent, une flèche, peuvent porter à un roi le coup mortel, mais, pour faire grâce de la vie, il faut être au dessus de celui à qui on l’accorde ; l’homme qui a reçu le pouvoir de la donner ou de l’ôter, doit donc user avec générosité de ce magnifique présent des dieux ; il le doit surtout envers ceux qu’il sait avoir occupé un rang pareil au sien. Par cela seul qu’il est devenu l’arbitre de leur sort, sa vengeance est accomplie, il leur a fait subir une peine réelle et suffisante ; car c’est avoir perdu la vie que d’en être ainsi redevable ; l’homme qui, précipité du haut des grandeurs aux pieds de son ennemi, a péniblement attendu la sentence de laquelle dépendaient et ses jours et son trône, n’existe plus que pour la gloire de son vainqueur ; et vivant, il lui procure plus de gloire que s’il eût été retranché du nombre des humains. Il demeure pour être le monument perpétuel de la vertu de son rival ; tandis que mené en triomphe il n’eût fait que passer. Mais si en outre la prudence a permis de lui rendre ses états et de le replacer sur le trône d’où il était tombé, quel accroissement de renommée pour celui qui, de la défaite d’un ennemi, n’a voulu recueillir d’autre fruit que la gloire ! C’est là triompher de sa propre victoire et montrer que le vainqueur n’a trouvé chez les vaincus rien qui fût digne de lui. A l’égard des citoyens obscurs, des hommes d’une condition inférieure, on doit les traiter avec d’autant plus de modération, qu’il est moins glorieux de les accabler. Satisfaites votre cœur en pardonnant aux uns, dédaignez de vous venger des autres : faites comme envers ces faibles animaux qui souillent celui qui les écrase, retirez votre main. Quant aux hommes dont le nom sera dans toutes les bouches, soit qu’ils reçoivent leur grâce, soit qu’ils subissent leur peine, il faut saisir cette occasion pour montrer une clémence qui attirera l’attention publique.
[1, 22] XXII. Passons aux offenses commises envers d’autres que le prince ; la loi, en réglant leur punition, s’est proposé un triple but, que le prince doit aussi avoir en vue : elle veut ou corriger le condamné, ou rendre les autres citoyens meilleurs par l’exemple de son châtiment, ou procurer à la société plus de sécurité en retranchant de son sein les méchants. Des peines moderées sont plus utiles pour l’amendement des coupables ; car l’homme qui a conservé une partie de son existence morale s’observe avec plus de soin. On n’a pas à ménager un honneur qui est entièrement perdu ; et c’est un genre d’impunité de ne plus être susceptible de punition. Quant aux mœurs publiques, le moyen de les améliorer, c’est d’être sobre de châtiment : la multitude des coupables fait naître l’habitude du crime, la flétrissure s’atténue en raison du nombre des condamnés, et la sévérité, lorsque ses actes se multiplient trop, perd cette autorité, qui fait toute l’efficacité du remède. Un prince fonde les bonnes mœurs dans la société et en extirpe les vices, lorsqu’il supporte ces vices avec patience : non en homme qui les approuve, mais en homme qui ne se décide à punir que malgré lui et avec une vive douleur. La clémence du souverain ajoute à la honte du crime. Une peine parait d’autant plus grave que celui qui la prononce a plus de bonté.
[1, 23] XXIII. D’ailleurs, vous verrez que les crimes fréquemment punis, sont ceux. qui se commettent le plus fréquemment. Votre père, dans l’espace de cinq ans, a fait coudre dans le sac fatal plus de parricides qu’on n’en avait puni dans tous les siècles précédents. Tant qu’il n’y eut pas de loi spéciale contre ce forfait, les enfants se montrèrent moins hardis à le commettre. Ce fut avec une haute prudence que d’illustres législateurs, pleins d’une connaissance profonde de la nature humaine, aimèrent mieux passer sous silence ce crime, comme impossible à supposer, et comme dépassant les limites de toute audace, que d’indiquer, en lui assignant une peine, qu’il pouvait être commis. Ainsi les parricides ont commencé avec la loi. C’est la peine qui a suggéré la pensée du crime ; c’en est fait de la piété filiale, depuis que nous avons vu plus de sacs que de croix. Dans les pays où les punitions sont rares, il s’établit un accord général de vertu, et c’est dans l’intérêt public qu’on use d’indulgence. Qu’un peuple se croie moral, il le sera : il s’indigne bien plus fortement contre ceux qui s’écartent de la probité commune, lorsqu’ils sont en petit nombre. Il est dangereux, croyez-moi, d’apprendre à la société qu’il y a plus de méchants qu’elle ne le pensait.
[1, 24] XXIV. On fit jadis, dans le sénat, la proposition de distinguer par le vétement les esclaves des hommes libres ; mais bientôt on sentit quels dangers nous menaceraient dès l’instant où nos esclaves commenceraient à nous compter. Sachez que le péril sera le même si aucun pardon n’est accordé. On apercevra bientôt à quel point la partie corrompue de la société l’emporte sur le reste. La multitude des supplices est aussi peu honorable pour le prince, que la multitude des funérailles pour le médecin. Naturellement l’esprit humain est indocile, il lutte contre les obstacles et la contrainte ; il aime mieux suivre que de se laisser conduire. De même qu’un coursier fier et généreux obéit d’autant mieux au frein qu’il est plus léger, de même la vertu marche d’un mouvement spontané à la suite de la clémence ; et la société, qui sent tout le prix de celle-ci, n’épargne rien pour la conserver. Ainsi cette voie conduit mieux au but. La cruauté est un vice contraire à l’essence de l’homme ; elle est indigne d’une âme empreinte de tant de douceur. Se réjouir à l’aspect du sang et des blessures, c’est se livrer à une rage d’animal féroce ; c’est abdiquer sa condition humaine, et se transformer en un monstre des forêts.
[1, 25] XXV. Je te le demande, Alexandre, quelle différence y a-t-il entre exposer Lysimaque à la fureur d’un lion, ou le déchirer de tes propres dents ? Cette gueule dévorante est à toi ; cette férocité est la tienne. Combien tu regrettes de n’être pas armé d’ongles, de n’avoir pas une bouche assez vaste pour engloutir un homme ! Je ne demande pas que cette main, instrument trop sûr de la mort de tes amis, soit secourable à aucun d’entre eux ; que ce cœur atroce, fléau inépuisable des nations, soit rassasié sans meurtre et sans carnage : choisis parmi les hommes un bourreau pour ton ami ; je dirai que c’est là de la clémence ! Voilà ce qui rend surtout la cruauté exécrable ; c’est qu’elle franchit d’abord les limites ordinaires, puis bientôt les limites de l’humanité. Elle recherche de nouveaux supplices ; elle appelle à son secours le génie des inventions ; elle imagine des instrumens pour varier et prolonger la douleur ; elle se repaît avec délices des souffrances humaines. Cette horrible maladie de l’âme arrive enfin au dernier excès de la démence, lorsque la barbarie devient une jouissance et qu’on trouve du bonheur à donner la mort.
Celui qui est atteint de cette maladie, est poursuivi par la révolte, la haine, le poison et le fer. Il est menacé par autant de dangers qu’il existe d’hommes pour lesquels il est lui-même un danger. Il est en butte tantôt à des attentats isolés, tantôt à l’indignation générale. La tyrannie, lorsqu’elle est modérée et lorsqu’elle n’atteint que quelques hommes, ne soulève pas les villes entières ; mais quand ses ravages s’étendent, et quand elle menace tous les citoyens, les traits partent contre elle de toutes parts.
De petits serpents se dérobent aux poursuites, et on ne se réunit pas pour les détruire ; mais s’il s’en trouve un qui, excédant toutes les dimensions ordinaires, devient un monstre, empoisonne les fontaines dans lesquelles il se désaltère, brûle de son souffle, ou écrase tout ce qu’il rencontre, alors on l’attaque avec des machines de guerre. Les maux légers peuvent tromper l’attention et passer inaperçus ; mais on court au devant de ceux qui sont extrêmes. Un seul malade ne répand pas l’effroi, même dans la maison qu’il habite ; mais lorsque le nombre des morts fait reconnaître l’existence de la peste, un cri général s’élève, on fuit, on s’arme contre les dieux mêmes. Le feu éclate-t-il dans une seule maison, la famille qui l’habite et les voisins apportent de l’eau ; mais si l’incendie est vaste, s’il a déja dévoré plusieurs maisons, on démolit une partie de la ville pour l’étouffer.
[1, 26] XXVI. Des esclaves, bravant l’inévitable supplice de la croix, se sont quelquefois vengés de la cruauté de leurs maîtres ; des nations opprimées ou seulement menacées d’oppression, se sont armées pour exterminer leurs tyrans ; quelquefois ceux-ci ont vu leurs propres satellites se soulever, et mettre en pratique contre eux les leçons de perfidie, d’impiété et de férocité qu’ils leur avaient données. Que peut-on espérer de ceux qu’on a formés au crime ? L’iniquité ne reste pas longtemps soumise, et elle ne s’astreint pas à ne faire le mal que dans les limites des ordres qu’elle reçoit. Mais supposons que la cruauté puisse être en sûreté ; quel règne que le sien ! Il offre l’aspect d’une ville prise d’assaut, et le caractère hideux de la terreur générale. Ce n’est que tristesse, alarmes, confusion ; on craint jusqu’au plaisir ; plus de sécurité ni dans les festins où il faut, au milieu même de l’ivresse, retenir soigneusement sa langue, ni dans les spectacles, où le pouvoir.cherche des prétextes pour accuser et proscrire. A quoi servent ces dépenses énormes, cette magnificence royale, ces artistes célèbres ? Quel est celui à qui les jeux pourront plaire quand on fait du théâtre une prison ?
Quelle horreur, grands dieux, d’égorger, de torturer, de se complaire au bruit des chaînes, de verser des flots de sang sur son passage, de répandre l’épouvante et de mettre tout en fuite ! Si les lions et les ours régnaient, si le ciel nous avait soumis aux serpents, aux animaux les plus funestes, quelle autre vie mèneraient-ils ? et cependant ces êtres privés de raison, que nous accusons de férocité, épargnent leur espèce : la ressemblance, chez les brutes, est une sauve-garde. Mais la fureur des tyrans ne respecte pas leur propre famille : étrangers, parents, tout est égal à leurs yeux ; ils s’exercent par le meurtre des individus au massacre des nations. Lancer sur les maisons la torche incendiaire, faire passer la charrue sur les villes antiques, c’est ce qu’ils appellent la puissance ; ils croient au dessous de la dignité du trône d’envoyer à la mort une ou deux victimes ; si tout un troupeau d’infortunés ne tend la gorge au supplice, il leur semble que leur cruauté est soumise à des entraves. Quel bonheur, au contraire, de sauver une multitude d’hommes, de les rappeler à la vie, pour ainsi dire, du sein de la mort, et de mériter par sa clémence la couronne civique ! Non, il n’y a pas d’ornement plus beau, plus digne du rang suprême, que cette couronne donnée au sauveur des citoyens : non, les faisceaux d’armes enlevés aux vaincus, les chars teints du sang des barbares, les dépouilles conquises par la valeur n’ont rien de comparable ! Sauver des populations entières, c’est une puissance céleste ; frapper indistinctement une foule de victimes, c’est le pouvoir de l’incendie et de la ruine.
NOTES[17]
DU PREMIER LIVRE DU TRAITÉ DE LA CLÉMENCE.
1. i. Digne eVelle. Les stoïciens voulaient que Ton ne s’attachât à là vertu que pour elle-même ( Ÿoyez le second paradoxe de Cicerôn, intitulé ÔTt aùrapjariç y àpe-nfi rcpoç eù^aifxovi’av, in quo virtus sit 9 ei nihil deesse ad bene vwendum. )
2. Même le plus vil.... Racine a exprimé ainsi cette pensée : Le sang le plus abject vous était précieux.
Bntannicus, act. iv, sc. 3.
3. Je serais prêt à le leur rendre. Diderot a traduit ce passage. Je transcris sa traduction, afin que le lecteur puisse comparer : « Qu’il est doux de pouvoir se dire à soi-même : seul d’entre les mortels, j’ai été choisi pour représenter les dieux sur la terre ! Arbitre absolu de la vie et de la mort chez toutes les nations, le sort des peuples et des individus fut déposé entre mes mains. C’est par ma bouche que la force déclare ce qu’il convient d’accorder, et la justice ce qu’il convient de refuser. C’est de mes réponses que les royaumes et les cités reçoivent les motifs et de leur désolation et de leur allégresse. Nulle partie du monde n’est florissante que par ma faveur. Ces milliers de glaives que la paix retient dans leurs fourreaux, d’un clin d’œil je les en ferai sortir. C’est moi qui décide que les nations seront anéanties ou transférées, affranchies ou réduites en servitude ; quels souverains seront faits esclaves, quels fronts seront ceints du bandeau royal ; quelles villes on détruira, quelles autres on élèvera sur leurs ruines. Malgré cette puissance illimitée, on ne peut me reprocher aucun châtiment injuste. Je ne me suis livré ni à la colère, ni à la fougue de la jeunesse, ni à la témérité des uns, ni à l’opiniâtreté des autres, qui lassent les âmes les plus tranquilles, ni à la cruelle ambition, si commune dans les maîtres de la terre, de manifester leur pouvoir par la terreur. Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/159 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/160 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/161 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/162 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/163 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/164 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/165 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/166 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/167 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/168 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/169 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/170 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/171 Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/172 Callisthène au supplice qui l’attendait, en lui procurant du poison, le condamna à être exposé à la fureur d’un lion ; mais Lysimaque enveloppa sa main dans son manteau, la plongea dans la gueule du lion, et eut assez de force et d’adresse pour donner la mort à ce redoutable animal. Quinte-Curce traite ce récit de fable (liv. VIII, ch. 1). Il faut convenir que, si la vérité est du côté des trois premiers auteurs, la vraisemblance est du côté du dernier.
55. Avec des machines de guerre. Allusion au fameux serpent de Régulus. C. D.
XXVI. 56. La ressemblance chez les brutes est une sauvegarde.
L’animal le plus fier qu’enfante la nature,
Dans un autre animal respecte sa figure.
Bon.EAU, sat. viu, de fHomme. C. D.
I. Ce qui m’a principalement engagé, Néron, à écrire sur la clémence, c’est une de vos paroles, que je n’ai pu ni entendre, ni raconter à d’autres sans admiration, parole pleine de générosité, de grandeur et d’humanité, qui s’échappa soudain de votre bouche ; qui n’était ni étudiée, ni destinée à devenir publique, et qui révéla le combat qui avait existé dans votre âme entre votre bonté et les devoirs de votre haute fortune. Burrhus, préfet de votre prétoire, homme vertueux et honoré de votre amitié, obligé de sévir contre deux voleurs, vous demandait d’écrire les noms des coupables et le motif de leur punition : il remettait sous vos yeux cette affaire que vous aviez souvent ajournée, et insistait pour vous décider à la terminer. Cette sentence fatale qu’il vous présentait à regret, vous la prîtes à regret, en vous écriant : Que je voudrais ne pas savoir écrire2 ! parole également digne d’être entendue des peuples qui habitent l’empire romain, des nations limitrophes qui ne jouissent plus que d’une indépendance précaire3 et de celles dont les forces et le courage se déploient contre nous ! parole qu’il faudrait adresser à l’assemblée générale du genre humain pour qu’elle devînt la formule du serinent des rois ! parole vraiment digne de faire renaître chez tous les hommes l’innocence des premiers âges du monde ! Oui, c’est aujourd’hui qu’il faudrait former en faveur de la vertu une généreuse conspiration, qu’il faudrait bannir l’injuste avidité, source de tous les égarements de l’âme ; c’est aujourd’hui qu’on devrait voir renaître la piété et la droiture, en même temps que la bonne foi et la modération ; c’est aujourd’hui que les vices, après avoir exercé trop long-temps leur funeste empire, devraient faire place à un siècle de bonheur et de pureté.
II. Je l’avoue, César, j’aime à espérer que cet avenir nous est en grande partie réservé. La douceur de votre âme se communiquera ; elle pénétrera graduellement dans les diverses parties de votre empire, et tout se formera sur votre modèle. C’est dans la tête que réside le principe de la santé : selon que l’âme est forte ou abattue, le reste est vigoureux et énergique, ou accablé de langueur. Oui, citoyens et alliés, tous se montreront dignes de la bonté dé leur prince ; les bonnes mœurs renaîtront sur la surface entière du monde, et partout la violence disparaîtra. Souffrez que je continue à parler de vous ; ce n’est point pour charmer votre oreille ; telle n’est pas ma coutume ; j’aimerais bien mieux vous blesser par des vérités, que. de vous plaire par la flatterie. Quel est donc mon but ? Je désire que vous vous pénétriez le plus possible de tout ce que vous avez fait et dit de louable, afin que ce qui est aujourd’hui l’élan d’un heureux naturel, devienne l’œuvre de la réflexion. Je songe qu’il s’est introduit parmi les hommes des maximes fières, mais horribles, qui ont acquis une grande célébrité ; celle-ci, par exemple, qu’on me haïsse pourvu qu’on me craigne, à laquelle ressemble celle qu’exprime ce vers grec, dont le sens est qu’après ma mort la terre soit livrée aux flammes5, et d’autres adages de même nature. Je ne sais pourquoi des esprits atroces et exécrés ont trouvé des termes puissants et énergiques pour exprimer leurs sentiments, comme si le sujet y avait prêté, tandis que jusqu’ici je ne connaissais aucune parole pleine d’âme, qui fût sortie de la bouche d’un prince vertueux et humain. Au reste, ces mots qui vous ont rendu l’écriture odieuse, et que vous ne tracez que rarement, à regret et après une longue hésitation, vous êtes quelquefois dans la nécessité de les écrire ; mais écrivez-les toujours, comme vous l’avez fait, avec anxiété et après des délais multipliés.
III. De peur que le mot séduisant de clémence ne vous abuse et ne vous entraîne dans un excès contraire, examinons en quoi consiste la clémence et quelles sont ses limites. La clémence est la modération dans un homme qui a le pouvoir de se venger, ou bien c’est l’humanité d’un supérieur dans la punition de son inférieur. Il est plus sûr de donner plusieurs définitions de peur qu’une seule n’embrasse pas le sujet tout entier, et (si l’on peut s’exprimer de la sorte) que la cause ne pèche par le vice de la formule6 ; ainsi l’on peut dire encore que la clémence est une disposition de l’âme à la douceur dans l’application des peines. Il est une dernière définition, qui trouvera des contradictions, quoique peut-être ce soit celle qui approche le plus de la vérité. Cette définition, la voici : La clémence est la modération qui nous porte à remettre une partie du châtiment encouru et mérité. On va se récrier ; on dira qu’il n’y a aucune vertu qui puisse consister à faire moins que ce qui est dû. Cependant tout le monde comprend que la clémence reste en deçà de la peine qui aurait pu être justement infligée. Les ignorants croient que la sévérité est le contraire de la clémence mais il n’y a point de vertu qui soit le contraire d’une autre vertu.
IV. Quel est donc l’opposé de la clémence ? C’est la cruauté, qui n’est autre chose que l’inhumanité dans l’exercice de la vindicte publique. Mais, dira-t-on, il y a des hommes qui sont cruels hors de l’application des peines ; par exemple, ceux qui tuent des inconnus et des passants, non pour satisfaire leur avidité, mais uniquement pour le plaisir de tuer ; ceux qui, non contents de donner la mort, emploient les tortures, comme Sinis, comme Procruste, comme les pirates, qui accablent de coups leurs prisonniers et les brûlent tout vifs. Oui, sans doute, c’est de la cruauté ; mais comme elle n’accompagne pas la vengeance, puisqu’il n’y a pas eu d’offense commise, et qu’elle ne s’exerce pas contre un coupable, puisqu’elle n’a été provoquée par aucun crime, elle est en dehors de notre définition ; définition qui ne comprend que l’excès de la rigueur dans la punition des délits. On peut dire encore que ce n’est pas là de la cruauté, mais une véritable férocité qui trouve des jouissances dans les tourments qu’elle inflige. Ou peut la nommer folie ; car il y a diverses espèces de folies, et aucune n’est plus caractérisée que celle qui va jusqu’à l’homicide et aux tortures : je n’appellerai donc cruels que ceux qui punissent pour une juste cause, mais sans mesure. Tel était Phalaris, auquel on reproche, non d’avoir puni des innocents, mais d’avoir infligé des supplices qui révoltaient l’Humanité et la raison : pour échapper aux sophismes, on peut définir la cruauté une disposition de l’âme à la rigueur. La clémence repousse loin d’elle la cruauté, tandis qu’elle n’a certainement rien d’incompatible avec la sévérité. Il n’est pas hors de mon sujet de rechercher ici ce que c’est que la compassion. En général, on la loue comme une vertu et on donne le titre de bon à l’homme compatissant. Cependant la compassion est une disposition vicieuse. La cruauté et la compassion sont voisines, l’une de la sévérité, l’autre de la clémence. Nous devons éviter de nous laisser entraîner vers la cruauté, sous l’apparence de la sévérité, et vers la compassion, sous celle de la clémence. Dans le second cas, le péril est moindre ; mais dès que l’on s’écarte de la vérité, l’erreur est égale.
V. De même que la religion honore les dieux, tandis que la superstition les outrage, de même les gens de bien doivent montrer de la clémence et de l’humanité, mais éviter la compassion7 ; c’est le vice d’une âme faible, qui succombe à l’aspect des maux d’autrui. Aussi la rencontre-t-on souvent même chez les méchants. On voit des vieilles et des femmelettes que les larmes des plus grands coupables attendrissent tellement, qu’elles briseraient, si elles le pouvaient, les portes de leur prison. La compassion considère les malheurs de celui auquel elle s’attache, mais non leur cause ; la clémence, au contraire, est d’accord avec la raison. L’ignorance, je le sais, décrie la secte des stoïciens, comme trop dure, et comme incapable de donner aux princes de bons conseils. On lui reproche d’interdire au sage la pitié et le pardon ; doctrine qui, présentée dans de pareils termes, serait odieuse, car elle ne laisserait aucune espérance aux erreurs de l’humanité, et conduirait tous les délits à un infaillible châtiment. S’il en était ainsi, que faudrait-il penser d’une philosophie qui ordonnerait d’oublier l’humanité, et qui, en proscrivant l’indulgence mutuelle, fermerait le port le plus sûr contre l’adversité ? mais, au contraire, il n’y a pas de secte plus bienveillante, plus douce, plus amie du genre humain, plus occupée du bien public ; car sa morale consiste à rendre service, à porter secours, à ne pas veiller seulement à ses propres intérêts, mais a ceux des autres, soit en général, soit en particulier.
La compassion est l’affliction que l’âme éprouve à la vue des maux d’autrui ; ou, si l’on veut, c’est une tristesse produite par les malheurs de nos semblables, lorsque nous croyons qu’ils ne sont pas mérités. Or, le sage est inaccessible à la douleur, son esprit est toujours serein ; aucun évènement ne peut y faire naître de nuages, et rien ne lui sied mieux qu’une âme forte ; mais comment sera-t-elle forte, si la crainte et la tristesse l’abattent, l’obscurcissent ou la resserrent ? C’est ce que le sage n’éprouvera jamais, même dans ses propres malheurs ; il repoussera et verra se briser devant lui le courroux du sort ; son visage restera toujours calme, toujours impassible ; ce qui ne pourrait être, si la tristesse l’atteignait : ajoutez que le sage est prévoyant, et que son esprit a des ressources toujours prêtes. Or, ces conceptions nettes et justes ne peuvent naître dans une âme agitée. La tristesse est incapable de discerner les objets, de découvrir des moyens, utiles, d’éviter les dangers et de reconnaître ce que veut l’équité. Ainsi le sage ne se livre pas à la compassion, parce qu’elle est toujours accompagnée d’une souffrance de l’âme ; mais tout ce que l’on fait ordinairement par compassion, il le fait avec plaisir, quoique par un autre sentiment.
VI. Il séchera les larmes des autres, mais il n’y mêlera pas les siennes. Il donnera la main aux naufragés, l’hospitalité aux exilés et des secours aux indigents ; non cette aumône humiliante, avec laquelle ceux qui affectent un air de compassion dégradent et repoussent, tout en les soulageant, les malheureux dont ils semblent craindre l’approche, mais ce que l’homme doit donner à son semblable sur le patrimoine commun de l’humanité. Il rendra le fils aux larmes de sa mère ; il fera tomber ses fers ; il le retirera de l’arêne ; il donnera la sépulture aux coupables ; et il fera toutes ces choses avec un esprit calme et sans changer de visage. Ainsi le sage ne sera pas compatissant, mais il sera secourable ; il rendra service, parce qu’il est né pour aider ses semblables, pour contribuer au bien public, et pour en procurer une part à chacun ; il signalera sa bonté même envers les méchants, en les réprimandant et en travailiant à les corriger ; mais il trouvera plus de satisfaction à venir au secours de ceux qui éprouvent des afflictions et des traverses ; il s’interposera entre eux et leur mauvaise fortune. Quel meilleur usage, en effet, peut-il faire de ses richesses ou de son pouvoir, que de réparer les injures du sort ? Sans doute sa figure ne s’altérera pas, son âme ne sera pas ébranlée à l’aspect des haillons du mendiant, de sa vieillesse décharnée qui se traîne appuyée sur un bâton. Mais il obligera tous ceux qui en sont dignes, et, comme les dieux, il jettera sur les infortunés un regard favorable. La pitié est voisine de la misère ; elle participe en quelque sorte de sa nature. Ce sont des yeux bien faibles que ceux qui se remplissent de larmes quand ils aperçoivent d’autres yeux malades ; rire chaque fois qu’on voit rire les autres, ce n’est pas gaité, c’est maladie ; il faut en dire autant de ceux qui bâillent lorsqu’on bâille devant eux. La pitié est le défaut des âmes trop sensibles à la misère. Vouloir l’obtenir du sage, c’est presque lui demander larmes et des gémissements lorsqu’il assiste aux funérailles d’une personne qui lui est étrangère.
VII. Maintenant, je vais dire pourquoi le sage ne pardonne pas. Commençons par établir ce que c’est que le pardon, afin de comprendre pourquoi le sage ne doit pas l’accorder. Le pardon est la remise d’une peine méritée. Ceux qui ont traité ce sujet déduisent longuement les raisons qui s’opposent à ce que le sage pardonne. Je les exposerai en peu de mots, comme on le fait lorsqu’on rend compte de l’opinion d’autrui. On pardonne à l’homme qui aurait dû être puni. Or le sage ne fait jamais ce qu’il ne doit pas, et n’omet rien de ce qu’il doit faire. Il ne remet donc pas une peine, qu’il est de son devoir d’infliger ; mais ce que vous voulez obtenir de lui par le pardon, il vous l’accorde par une voie plus honorable ; le sage épargne, prévoit et corrige ; il agit comme s’il pardonnait, et pourtant il ne pardonne pas, parce que pardonner, c’est reconnaitre que l’on manque à l’accomplissement d’un devoir. Le sage, au lieu de punir celui-ci, se contentera de le réprimander en considération de son âge, qui le rend susceptible de retour au bien ; et celui-là que poursuit trop vivement l’indignation publique, il lui fera grâce, parce qu’il a été entraîné par la séduction ou par l’ivresse. Il renverra les prisonniers de guerre sains et saufs, quelquefois même avec des éloges, s’ils ont entrepris la guerre par des motifs honorables, tels que la loyauté, la foi des traités, la liberté. Ce ne sont pas là des œuvres de pardon, mais des œuvres de clémence. La clémence a son libre arbitre ; elle ne juge point d’après des formules, mais d’après l’équité ; elle a le pouvoir d’absoudre ou de fixer à son gré les limites de la peine ; et dans l’un et l’autre cas, ses décisions pour objet, non de déroger à la justice, mais de s’y conformer plus exactement. Pardonner, c’est ne pas punir ce que l’on juge digne de punition. Le pardon est la remise d’une peine méritée, la clémence a pour effet immédiat de déclarer que ceux qu’elle affranchit de la condamnation, n’ont dû être soumis à aucune peine autre que celle qu’elle réserve.
Elle est donc plus large et plus honorable que le pardon. A mon avis, on ne dispute que sur les mots, et on est d’accord sur les choses. Le sage remettra un grand nombre de peines ; il conservera beaucoup d’hommes dont l’âme est malade, mais susceptible de guérison ; il imitera les agriculteurs habiles, qui ne se bornent pas à cultiver les arbres dont la tige est droite et élevée, mais qui adaptent à ceux que quelque accident a fait dévier, des appuis au moyen desquels ils les redressent, élaguant les uns pour que l’abondance de leurs branches ne les empêche pas de croître en hauteur, fournissant des engrais à ceux qui souffrent de la stérilité du terrain, et donnant de l’air à ceux qui languissent sous une ombre étrangère. De même, le véritable sage examine quels moyens il faut employer à l’égard des divers caractères, pour rectifier progressivement leur mauvaise direction.
I. 1. De la clémence. Livre second. Après avoir cité ce mot de Néron, avant de signer une condamnation : Je voudrais ne pas savoir écrire, Sénèque dit que cette belle parole l’a engagé à écrire sur la clémence (ch. i), afin que de la part de ce prince ce sentiment qui fut chez lui l’élan d’un heureux naturel, devienne le résultat de la réflexion. Il observe que des esprits atroces ont souvent rencontré des mots énergiques, mais qu’il ne connaissait aucune parole pleine d’âme, sortie de la bouche d’un prince vertueux et sensible (ch. ii). Dans le chapitre iii, Sénèque s’attache à la définition de la clémence. Il établit ensuite (ch. iv) une distinction entre cette vertu et la cruauté, qui, dit-il, n’est autre chose que l’inhumanité dans la vindicte publique ; puis il indique, par les exemples de Sinis, de Procruste et de Phalaris, les divers genres de férocité. Poussant jusqu’à l’excès la doctrine du Portique, il établit que si le sage doit pratiquer la clémence, il doit se défendre de la compassion, qui, selon lui (ch. v et vi), est une faiblesse condamnable. Par une distinction subtile, il voit une différence notable entre la clémence et le pardon. Toujours clément, le sage ne pardonne pas (ch. vii). Ici se termine ce que nous possédons de ce second livre. C. D.
2. Que je voudrais ne pas savoir écrire. Tout le monde connaît ces beaux vers de Racine :
Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;
Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ;
Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;
Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
Je voudrais, disiez-vous, ne pas savoir écrire.
Britannicus, act. iv, sc. 3.
3. D’une indépendance précaire. Telles étaient, par exemple, la Comagène et l’Arménie. On peut juger du vasselage de ces contrées par le récit que fait Suétone de la manière dont Tiridate, roi d’Arménie, fut reçu par Néron l’an 819 de Rome.
L’empereur était assis dans une chaise curule placée sur la tribune aux harangues ; il était revêtu d’ornemens triomphaux, et environné d’étendards ; des cohortes armées étaient rangées autour du forum. Tiridate se jeta aux genoux de Néron, qui le releva et l’embrassa ; il le supplia de lui ceindre le diadème ; Néron déféra à cette prière ; un personnage, qui avait été revêtu de la dignité de préteur, lui servit d’interprète, et rendit ses paroles, en élevant la voix, de manière à se faire entendre du peuple. Tiridate fut ensuite conduit au théâtre ; là il prit encore une attitude suppliante envers Néron, qui le fit asseoir à sa droite. A cette occasion, l’empereur reçut des félicitations, on porta des lauriers au Capitole, et le temple de Janus fut fermé.
Tiridate avait tenté de se soustraire au joug des Romains ; mais Corbulon le contraignit de se soumettre, et de recevoir le diadème des mains de Néron.
II. 4. Telle n’est pas ma coutume. Tacite (Annales, liv. xv, ch. 61) rapporte que Sénèque, accusé d’avoir trempé dans la conspiration de Pison, répondit entre autres choses pour sa défense : « Que son caractère ne le portait point à la flatterie, et que personne ne le savait mieux que Néron, à qui il avait plus souvent parlé en homme libre qu’en esclave. » C. D.
5. Soit livré aux flamme. Ce vers grec est : Éfxou Ôavovroç ^ata lu/Nto) irupt… Mot à mot : Qu’après ma mort la terre soit mêlée avec le feu. On croit que ce vers se trouvait dans le Sisyphe ou dans le Bellérophon d’Euripide, pièces perdues. Tibère le répétait sans cesse (Dion Cassius, liv. lviii, chap. 23). Quelqu’un l’ayant un jour cité devant Néron, celui-ci répondit : « Immo lu.oj £omoç. »….. « et plutôt encore de mon vivant. »….. L’incendie de Rome prouva que ce mot était quelque chose de plus qu’une horrible facétie (Suét., Néron, ch. xxxviii). V.
Il est dans notre langue une expression proverbiale qui répond à ce mot atroce, mais qui ne se dit qu’en plaisantant : Apres moi le déluge. Sur le mot, « qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne, » voyez la note 38 du premier livre de ce traité, et le ch. xiii du premier livre du traité de la Colère. (V. encore Cicéron, pro Sextio, cap. xlviii.) C- D.
III. 6. Par le vice de la formule. J’ai conservé le mot formule, parce qu’il est caractéristique. A Rome, chaque nature d’action en justice avait une formule qui lui était propre. Si le demandeur s’écartait le moins du monde de cette formule, il encourait la déchéance de son action, ce qui s’appelait causa cadere…… ou formula excidere…… C’est à quoi Quintilien fait allusion, lorsqu’il dit : « Nam est etiam periculosum, quum si uno verbo sit erratum, tota causa cecidisse videamur. »
Souvent le préteur relevait le demandeur de la déchéance qu’il avait encourue, par une erreur de cette espèce. Sénèque parle de cet usage dans sa 48e épitre, en ces termes : « Quid enim aliud agitis, quum eum quem interrogatis, scientes in fraudem inducitis, quam ut formula cecidisse videatur ? Sed quemadmodum ilium prætor, sic hos in integrum philosophia restituit. »
On voit que le mot formule ne peut admettre d’équivalent. Il doit être traduit littéralement, comme toutes les expressions qui se rattachent aux usages, aux mœurs ou aux lois ; c’est ainsi que la traduction peut présenter, du moins jusqu’à un certain degré, la physionomie du texte.
V. 7. Mais éviter la compassion. Dans cet ouvrage, observe Diderot, les conséquences des principes de l’auteur le mènent à des assertions difficiles à digérer. Il prononce décidément que la compassion est un défaut réel ; que la cruauté et la compassion sont deux extrêmes, l’une de la sévérité, l’autre de la clémence : ce qui m’inclinait d’abord à croire qu’en passant du latin dans notre langue, le mot compatir avait changé d’acception ; ou que l’influence des mœurs générales sur les notions du vice et de la vertu faisait traiter de faiblesse à Rome ce que nous regardons comme un sentiment d’humanité ; mais il est évident, par ce qui suit, que l’opinion de Sénèque est la pure doctrine de Zénon, qui regardait la grandeur d’âme comme incompatible avec la crainte et le chagrin, et la leçon d’une école dont le sage était sans pitié, parce que la pitié était un état pénible de l’âme. Zénon disait, et Sénèque après Zénon : « Mais sans compassion ni pitié, notre philosophe fera tout ce que l’homme sensible et compatissant…… » J’en doute ; en secourant celui qui souffre, l’homme sensible et compatissant se soulage lui-même.
- ↑ Inst. orat., liv. ii, ch. i, § 30.
- ↑ Voyez liv. i, ch. 3, où la division de l’ouvrage est indiquée.
- ↑ Suétone, Néron, ch. VI ; le même, Tibère, ch. LXXIII ; Tacite, Annales, liv. XIII, ch. 10 ; Xiphilin, liv. XI, ch. 3.
- ↑ Liv. I, ch. I.
- ↑ Suétone, Néron, ch. X.
- ↑ Tacite, Annales, liv. XIII, ch. 4 et 5.
- ↑ Traité de la Clémence, liv. I, ch. II.
- ↑ Traité de la Clémence, liv. II, ch. I ; Suétone, Néron, ch. X.
- ↑ Suétone, Néron, ch. X.
- ↑ Tacite, Annales, liv. XIII, ch. I.
- ↑ Tacite , Annales, liv. XIII, ch. I.
- ↑ Liv. III, ch. 17 et ch. 22.
- ↑ Suétone, Néron, ch. VIII.
- ↑ Annales, liv. XII, ch. 41.
- ↑ Voyez Tacite, Annales, liv. xiii, ch. 4 et 5. On lit dans le ch. 4 : Ea maxime declinans quorum recens flagrabat invidia.
- ↑ Tacite, Annales, liv. XIV, ch. 11.
- ↑ Les notes sans signature sont de M. Vatimesnil.