Les Maîtres sonneurs/2
Deuxième veillée
La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était déjà grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d’homme, on n’avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille, des cheveux d’un or plus doux avec une joue plus rose ; la main comme un satin, et le pied mignon comme celui d’une demoiselle.
Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s’ombrager du soleil, ne lavait guère de lessives et ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fatigue.
Vous croiriez peut-être qu’elle était paresseuse ? Point. Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand-père comme elle le devait. D’ailleurs, elle aimait trop la braverie pour n’avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains : mais d’ouvrage fatigant, elle n’en avait jamais ouï-parler. L’occasion n’y était point, et on ne saurait dire qu’il y eût de sa faute.
Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu’il n’est pas tant question de s’amuser en ce bas monde, que de gagner son pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n’y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n’avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans nos pays), fidèle à l’ouvrage et vivement requis d’un chacun, il gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu’il était veuf et sans autre charge que sa petite-fille, il pouvait faire un peu d’épargne pour le cas où il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur voulut qu’il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.
Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la bienaiseté, voulant faire entendre par là qu’elle aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l’heure de s’établir. Il convenait avec moi qu’elle était aussi aimable et gentille en son parler qu’en sa personne ; mais il ne m’encourageait point du tout à faire brigue de mariage autour d’elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et répétait souvent qu’il fallait, en ménage, ou une fille très-riche, ou une fille très-courageuse. « J’aimerais autant l’une que l’autre à première vue, disait-il, et peut-être qu’à la seconde vue, je me déciderais pour le courage encore plus que pour l’argent. Mais Brulette n’a pas assez de l’un ni de l’autre pour tenter un homme sage. »
Je voyais bien que mon père avait raison ; mais les beaux yeux et les douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient : car vous pensez bien que je n’étais pas le seul, et que, dès l’âge de quinze ans, elle se vit entourée de marjolets de ma sorte, qu’elle savait retenir et gouverner comme son esprit l’y avait portée de bonne heure. On peut dire qu’elle était née fière et connaissait son prix, avant que les compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu’on fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu’on y fût craintif, et j’étais, comme bien d’autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en même temps que dépité de m’y trouver en trop grande compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d’un peu plus près, de lui donner du toi, et de la suivre jusqu’en sa maison quand elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C’était Joseph Picot et moi ; mais nous n’en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l’un à l’autre.
Joseph était toujours à la métairie de l’Aulnières, à une demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans son apparence. Il n’était cependant ni mal fait, ni mal gracieux de son corps, et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quelque chose que j’ai toujours observé être contraire à la faiblesse. On le jugeait malade parce qu’il se mouvait lentement et n’avait aucune gaieté de jeunesse ; mais, le voyant très-souvent, je savais qu’il était ainsi de sa nature et ne souffrait d’aucun mal.
C’était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas très-soigneux aux bestiaux, et d’un caractère qui n’avait rien d’aimable.
Son gage était le plus bas qu’on puisse payer dans un domaine à un valet de charrue, et encore s’étonnait-on que son maître le voulût bien garder si longtemps, car il ne savait rien faire prospérer aux champs ni à l’étable. Mêmement, quand on l’en reprenait, il avait un air de dépit si farouche qu’on ne savait que penser. Mais le père Michel assurait qu’il n’avait jamais fait aucune mauvaise réponse, et il aimait mieux ceux qui se soumettent sans rien dire, même en faisant la grimace, que ceux qui flattent et qui trompent en caressant.
Sa grande fidélité et le mépris qu’en toutes choses il marquait pour les actions injustes, le faisaient donc estimer de son maître, lequel disait encore de lui que c’était grand dommage de voir un garçon si honnête et si sage, avoir les bras si mols et le cœur si indifférent à son ouvrage. Mais tel qu’il était, il le gardait par habitude, et aussi par considération pour le père Brulet qui était un de ses amis très-ancien.
Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez point qu’il dût plaire aux filles. Aussi ne le regardaient-elles que pour s’étonner seulement de ne jamais rencontrer ses yeux, qui étaient grands et clairs comme ceux d’une chouette et semblaient ne lui servir de rien.
Et cependant, j’étais toujours jaloux de lui, parce que Brulette lui marquait toujours une attention qu’elle n’avait pour personne et qu’elle m’obligeait d’avoir aussi. Elle ne le taboulait plus et marquait de vouloir accepter son humeur telle que Dieu l’avait tournée, sans se fâcher ni s’inquiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de galanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait tant de la part des autres. Il pouvait faire mille sottises, comme de s’asseoir sur la chaise qu’elle quittait et de la laisser en chercher une autre ; de ne point lui ramasser ses pelotes de laine ou de fil quand elles venaient à choir ; de lui couper la parole, ou de casser quelque épelette ou ustensile à son usage : et jamais elle ne lui disait un mot d’impatience, tandis qu’elle me grondait et me plaisantait s’il m’arrivait d’en faire seulement le quart.
Et puis, elle prenait soin de lui comme s’il eût été son frère. Elle avait toujours un morceau de viande en réserve, quand il venait la voir, et, soit qu’il eût faim ou non, le lui faisait manger, disant qu’il avait besoin de se nourrir le sang et de se renforcer l’estomac. Elle avait l’œil à ses hardes ni plus ni moins que la Mariton, et mêmement s’enchargeait de les renouveler, disant que la mère n’avait point le temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait souvent pâturer ses bêtes du côté où il travaillait, et causait avec lui, encore qu’il causât bien peu et bien mal quand il s’y essayait.
Et en outre, elle ne souffrait point qu’on fît mépris ou moquerie de son air triste ou de sa figure ébervigée. Elle répondait à toutes les critiques qu’on en voulait faire, en disant qu’il n’avait pas une bonne santé, qu’il n’était pas plus sot que les autres, que s’il ne parlait mie, il n’en pensait pas moins ; enfin qu’il valait mieux se taire que de parler pour ne rien dire.
J’avais quelquefois bonne envie de la contre-carrer, mais elle m’arrêtait vite, en disant :
— Il faut, Tiennet, que tu aies bien mauvais cœur d’abandonner ce pauvre gars à la risée des autres, au lieu de le défendre quand on lui fait de la peine. Je t’aurais cru meilleur parent pour moi.
Alors, je faisais sa volonté et défendais Joseph, ne voyant cependant pas quelle maladie ou quelle affliction il pouvait avoir, à moins que la défiance et la paresse ne fussent infirmités de nature, comme possible était, encore qu’il me parût au pouvoir de l’homme de s’en guérir.
De son côté, Joseph, sans me marquer d’aversion, me regardait aussi froidement que le reste du monde, et ne me témoignait point tenir compte de l’assistance qu’il recevait de moi en toute rencontre ; et, soit qu’il fût épris de Brulette comme les autres, soit qu’il ne le fût que de lui-même, souriait d’une étrange manière et prenait quasiment un air de mépris pour moi quand elle me donnait la plus petite marque d’amitié.
Un jour qu’il avait poussé la chose jusqu’à lever les épaules, je résolus d’en avoir explication avec lui, aussi doucement que possible, pour ne point fâcher ma cousine, mais assez franchement pour lui faire sentir qu’étant souffert par moi auprès d’elle avec tant de patience, il devait m’y souffrir avec le même égard ; mais, comme il y avait d’autres amoureux de Brulette autour de nous, je remis mon dessein à la première occasion où je le trouverais seul, et, à cette fin, j’allai, au lendemain, le joindre en un champ où il travaillait.
Je fus étonné de l’y trouver justement en compagnie de Brulette, qui était assise sur les racines d’un gros arbre, au revers du fossé où il était censé couper de l’épine pour faire des bouchures. Mais il ne coupait rien du tout, et, pour tout travail, chapusait quelque chose qu’il mit vitement dans sa poche dès qu’il me vit, fermant son couteau et s’accotant de causer, comme si j’eusse été son maître le prenant en faute, ou comme s’il était en train de dire à ma cousine de choses bien secrètes où je le venais déranger.
J’en fus si troublé et fâché que j’allais me retirer sans rien dire, quand Brulette m’arrêta, et, se remettant à filer, car elle aussi avait mis de côté son ouvrage en causant avec lui, me dit de m’asseoir auprès d’elle.
Il me parut que c’était une avance pour endormir
mon dépit et je m’y refusai, disant que le temps n’engageait guère à s’arrêter dans les fossés. De vrai, il faisait, sinon froid, du moins très-humide ; le dégel rendait les eaux troubles et les herbes fangeuses. Il y avait encore de la neige dans les sillons, et le vent était désagréable. Il fallait, à mon sens, que Brulette trouvât Joseph bien intéressant pour mener ses ouailles dehors ce jour-là, elle qui les faisait si souvent et si volontiers garder par sa voisine.
— Joset, dit Brulette, voilà notre ami Tiennet qui boude, parce qu’il voit que nous avons un secret tous les deux. Ne veux-tu point que je lui en fasse part ? Son conseil n’y gâterait rien, et il te dirait ce qu’il pense de ton idée.
— Lui ! dit Joseph, qui recommença à lever les épaules comme il avait fait la veille.
— Est-ce que le dos te démange quand tu me vois ? lui dis-je un peu émalicé. Je le pourrais bien gratter d’une manière qui t’en guérirait une bonne fois.
Il me regarda en dessous, comme prêt à mordre ; mais Brulette lui toucha doucement l’épaule du bout de sa quenouille, et, l’appelant ainsi à elle, lui parla dans l’oreille :
— Non, non, répondit-il, sans prendre la peine de me cacher sa réponse. Tiennet n’est bon à rien pour me conseiller ; il n’y connaît pas plus que ta chèvre ; et si tu lui dis la moindre chose, je ne te dirai plus rien.
Là-dessus, il ramassa sa tranche et sa serpe et s’en alla travailler plus loin.
— Allons, dit Brulette en se levant pour rassembler ses ouailles, le voilà encore mécontent ; mais va, Tiennet, ça n’est rien de sérieux, je connais sa fantaisie, il n’y a rien à y faire, et le mieux, c’est de ne pas le tourmenter. C’est un garçon qui a une petite folleté dans la tête depuis qu’il est au monde. Il ne sait ni ne peut s’en expliquer, et le mieux est de le laisser tranquille ; car si on l’assassine de questions, il se prend à pleurer et on lui fait de la peine pour rien.
— M’est avis pourtant, cousine, dis-je à Brulette, que tu sais bien le confesser.
— J’ai eu tort, répondit-elle. Je pensais qu’il avait une plus grosse peine. Celle qu’il a te ferait rire si je pouvais te la raconter ; mais puisqu’il ne veut la dire qu’à moi, n’y pensons plus.
— Si c’est peu de chose, lui dis-je encore, tu n’en prendras, peut-être plus tant de souci.
— Tu trouves donc que j’en prends trop ? dit-elle. Est-ce que je ne dois pas ça à la femme qui l’a mis au monde et qui m’a élevée avec plus de soins et de caresses que son propre enfant ?
— Voilà une bonne raison, Brulette. Si c’est la Mariton que tu aimes dans son fils, à la bonne heure ; mais, alors, je souhaiterais d’avoir la Mariton pour ma mère : ça me vaudrait encore mieux que d’être ton cousin.
— Laisse donc dire des sottises comme ça à mes autres galants, répondit Brulette en rougissant un peu ; car aucun compliment ne l’avait jamais fâchée, encore qu’elle se donnât l’air d’en rire.
Et, comme nous sortions du champ, vis-à-vis de ma maison, elle y entra avec moi pour dire bonjour à ma sœur.
Mais ma sœur était sortie et, à cause de ses moutons qui étaient sur le chemin, Brulette ne la voulut pas attendre. Pour la retenir un peu, j’inventai de lui retirer ses sabots pour en ôter les galoches de neige et les embraiser ; et, la tenant ainsi par les pattes, puisqu’elle fut obligée de s’asseoir en m’attendant, j’essayai de lui dire, mieux que je n’avais encore osé le faire, l’ennui que l’amour d’elle m’avait amassé sur le cœur.
Mais voyez le diable ! jamais je ne pus trouver le fin mot de ce discours-là. J’aurais bien lâché le second et le troisième, mais le premier ne put sortir. J’en avais la sueur au front. La fillette aurait bien pu m’aider, si elle l’eût voulu, car elle connaissait l’air de ma chanson ; d’autres le lui avaient déjà seriné ; mais, avec elle, il fallait de la patience et du ménagement, et encore que je ne fusse point tout à fait nouveau dans les discours de galanterie, ce que j’en avais échangé avec d’autres moins difficiles que Brulette, à seules fins de m’enhardir, ne m’avait rien enseigné de bon à dire à une jeunesse de grand prix comme était ma cousine.
Tout ce que je sus faire fut de revenir sur la critique de son favori Joset. Elle en rit d’abord, et peu à peu, voyant que j’en voulais faire un blâme sérieux, elle prit un air plus sérieux encore. — Laissons ce pauvre malheureux tranquille, dit-elle : il est assez à plaindre.
— Mais en quoi, et pourquoi ? Est-il poitrinaire ou enragé, que tu crains qu’on y touche ?
— Il est pis que ça, répondit Brulette, il est égoïste.
Égoïste était un mot de monsieur le curé, que Brulette avait retenu et qui n’était point usité chez nous de mon temps. Comme Brulette avait une grande mémoire, elle disait comme cela quelquefois des paroles que j’aurais pu retenir aussi, mais que je ne retenais point, et partant, n’entendais point.
J’eus la mauvaise honte de ne pas oser lui en demander l’explication et d’avoir l’air de m’en payer. Je m’imaginai d’ailleurs que c’était une maladie mortelle que Joseph avait, et qu’une si grande disgrâce condamnait toutes mes injustices. Je demandai pardon à Brulette de l’avoir tourmentée, ajoutant :
— Si j’avais su plus tôt ce que tu me dis, je n’aurais eu ni fiel ni rancune contre ce pauvre garçon.
— Comment ne t’en es-tu jamais aperçu ? reprit-elle. Ne vois-tu pas comme il se laisse prévenir et obliger, sans avoir jamais l’idée d’en faire un remercîment ; comme le moindre oubli l’offense, comme la moindre plaisanterie le choque, comme il boude et souffre à toute chose qui ne serait point remarquée d’un autre, et comme il faut toujours mettre du sien dans l’amitié qu’on a pour lui, sans qu’il comprenne que ce n’est point son dû, mais le rendu qu’on fait à Dieu, pour l’amour du prochain ?
— C’est donc l’effet de sa maladie ? dis-je, un peu intrigué des explications de Brulette.
— N’est-ce point la pire qu’on puisse avoir dans le cœur ? répondit-elle.
— Et sa mère sait-elle qu’il a comme ça dans le cœur une maladie sans remède ?
— Elle s’en doute bien, mais tu comprends que je ne lui en parle point, de crainte de l’affliger.
— Et n’a-t-on point tenté quelque chose pour sa guérison ?
— J’y ai fait et j’y ferai encore mon possible, répondit-elle, continuant un propos où l’on ne s’entendait pas du tout ; mais je crois que mes ménagements augmentent son mal.
— Il est bien vrai, ajoutai-je, après avoir réfléchi, que ce garçon a toujours eu, dans son air, quelque chose de singulier. Ma grand’mère, qui est morte, et tu sais qu’elle se piquait de connaissances sur l’avenir, disait qu’il avait le malheur écrit sur la figure, et qu’il était condamné à vivre dans les peines, ou à mourir dans la fleur de ses ans, à cause d’une ligne qu’il avait dans le front ; et, depuis ce temps-là, je te confesse que quand Joset se chagrine, je crois voir cette ligne de disgrâce, encore que je ne sache point où ma grand’mère la voyait. Alors, j’ai comme peur de lui, ou plutôt de son destin, et je me sens porté à lui épargner tout reproche et tout malaise, comme à quelqu’un qui n’a pas longtemps à jouir de la vie.
— Bah ! répondit Brulette en riant, voilà les rêveries de ma grand’tante ; je me les rappelle bien. Ne t’a-t-elle point dit aussi que les yeux clairs, comme sont ceux de Joseph, voient les esprits et toutes choses cachées ? Mais moi, je n’en crois rien, non plus qu’au danger de mort pour lui. On vit longtemps avec l’esprit fait comme il l’a ; on se soulage en tourmentant les autres, et on peut bien les enterrer tous, en les menaçant à toute heure de se laisser mourir.
Je n’y comprenais plus rien, et j’allais questionner encore, quand Brulette me redemanda ses chaussures où elle fourra lestement ses pieds, bien que les sabots fussent si petits que je n’avais pas pu y fourrer ma main. Alors, rappelant son chien et retroussant sa jupe, elle me laissa tout soucieux et tout ébahi de ce qu’elle m’avait conté, et aussi peu avancé avec elle que le premier jour.
Le dimanche ensuivant, comme elle partait pour la messe de Saint-Chartier, où elle allait plus volontiers qu’à celle de notre paroisse, à cause que l’on dansait sur la place entre la messe et les vêpres, je lui demandai de l’accompagner.
— Non, me dit-elle, j’y vas avec mon grand-père, et il n’aime pas à me voir suivie sur les chemins par un tas de galants.
— Je ne suis point un tas de galants, lui dis-je, je suis ton cousin, et jamais mon oncle ne m’a ôté de son chemin.
— Eh bien, reprit-elle, ôte-toi du mien, pour aujourd’hui seulement ; mon père et moi nous voulons causer avec Joset, qui est là dans la maison et qui doit nous suivre à la messe.
— C’est donc qu’il vient vous demander en mariage, et que vous êtes bien aise de l’écouter ?
— Est-ce que tu es fou, Tiennet ? Après ce que je t’ai dit de Joset ?
— Tu m’as dit qu’il avait une maladie qui le ferait vivre plus longtemps qu’un autre, et je ne vois pas en quoi ça peut me tranquilliser.
— Te tranquilliser de quoi ? fit Brulette étonnée. Quelle maladie ? Où as-tu égaré tes esprits ? Allons, je crois que tous les hommes sont fous !
Et, prenant le bras de son grand-père qui venait à elle avec Joseph, elle partit légère comme un duvet et gaie comme une fauvette, tandis que mon brave homme d’oncle, qui ne voyait rien au-dessus d’elle, souriait aux passants et avait l’air de leur dire : « Ce n’est pas vous qui avez une fille pareille à montrer ! »
Je les suivis de loin pour voir si Joseph se familiariserait avec elle en chemin, s’il lui prendrait le bras, si le vieux les laisserait aller ensemble. Il n’en fut rien. Joseph marcha tout le temps à la gauche de mon oncle, tandis que Brulette marchait à droite, et ils avaient l’air de causer sérieusement.
À la sortie de la messe, je demandai à Brulette de danser avec moi.
— Oh ! tu t’y prends bien tard, me dit-elle, j’ai promis au moins quinze bourrées, et il faudra que tu reviennes vers l’heure de vêpres.
Ce n’était pas Joseph qui, dans cette affaire-là, pouvait me donner du dépit, car il ne dansait jamais, et, pour m’ôter celui de voir Brulette entourée de ses autres amoureux, je suivis Joseph à l’auberge du Bœuf couronné, où il allait voir sa mère et où je voulais tuer le temps avec quelques amis.
J’étais un peu fréquentier du cabaret, comme je vous ai dit : non à cause de la bouteille, qui ne m’a jamais mis hors de sens, mais pour l’amour de la compagnie, de la causette et de la chanson. J’y trouvai plusieurs garçons et filles de connaissance avec lesquels je m’attablai, tandis que Joseph s’assit dans un coin, ne buvant goutte, ne disant mot, et se tenant là pour contenter sa mère, qui, tout en allant et venant, était bien aise de le voir et de lui dire un mot par-ci par-là. Je ne sais point si Joseph eût pensé à l’aider dans la peine qu’elle avait à servir tant de monde ; mais Benoît n’eût point souffert qu’un garçon si distrait tournât et virât dans ses écuelles et dans ses bouteilles.
Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de défunt Benoît. C’était un gros homme de haute mine, un peu rude en paroles, mais bon vivant et beau diseur dans l’occasion. Il était assez juste pour faire de la Mariton l’estime qu’il devait, car c’était, à vrai dire, la reine des servantes, et jamais sa maison n’avait été mieux achalandée que depuis qu’elle y régnait.
La chose que le père Brulet avait annoncée à cette femme n’était cependant point arrivée. Le danger de son état l’avait guérie de la coquetterie, et elle faisait respecter sa personne aussi bien que la propriété de son bourgeois. Pour le vrai, c’était, avant tout, pour son fils qu’elle avait rangé son idée à un travail et à une prudence plus sévères que son naturel ne s’y portait de lui-même. C’était une si bonne mère en cela, qu’au lieu de perdre de l’estime, elle s’en était attirée davantage depuis qu’elle était servante de cabaret ; et c’est là une chose qui ne se voit point souvent dans nos campagnes, ni ailleurs, que j’aie ouï-dire.
En voyant Joseph plus blême et plus soucieux encore que d’habitude, je ne sais comment ce que ma grand’mère m’avait dit de lui, joint à la maladie, singulière dans mon idée, que lui imputait Brulette, me frappa l’esprit et me toucha le cœur. Sans doute il me gardait rancune de quelque parole dure qui m’était échappée. Je souhaitai la lui faire oublier, et, le forçant à venir s’asseoir à notre tablée, je m’imaginai de le griser un peu par surprise, pensant, comme tous ceux de mon âge, qu’une petite fumée de vin blanc dans les esprits est souveraine pour dissiper la tristesse.
Joseph, qui était peu attentionné aux actions d’autour de lui, laissa remplir son verre et pousser son coude si souvent, que tout autre en aurait senti l’effet. Pour ceux qui l’incitaient à boire, et qui payèrent d’exemple sans réflexion, il y en eut bien vite trop ; et, pour moi, qui voulais garder mes jambes pour la danse, je m’arrêtai d’abord que je sentis qu’il y en avait assez. Joseph tomba dans une grande contemplation, appuya ses deux coudes sur la table et ne parut pas plus lourd ni plus léger qu’auparavant.
On ne faisait plus attention à lui ; chacun riait ou jacassait pour son compte, et l’on se mit à chanter, comme on chante quand on a bu, chacun dans son ton et dans sa mesure, une tablée disant son refrain à côté d’une autre tablée qui dit le sien, et tout ça ensemble, faisant un sabbat de fous à casser la tête, le tout pour se porter à rire et à crier d’autant plus qu’on ne s’entend pas.
Joseph resta là sans broncher, nous regardant, d’un air étonné, un bon bout de temps. Puis il se leva et partit sans rien dire.
Je pensai qu’il était peut-être malade, et je le suivis. Mais il marchait droit et vite, comme un homme que le vin n’a point entamé, et il s’en alla si loin, si loin, en remontant la côte au-dessus de la ville de Saint-Chartier, que je le perdis de vue et revins sur mes pas afin de ne point manquer ma bourrée avec Brulette.
Elle dansait si joliment, ma Brulette, que tout un chacun la mangeait des yeux. Elle était folle de la danse, de la toilette et des compliments ; mais elle n’encourageait personne à lui conter du sérieux, et quand les vêpres furent sonnées, elle s’en alla, sage et fière, à l’église, où elle priait bien un peu, mais où elle n’oubliait guère que tous les regards étaient braqués sur elle.
Moi, je songeai que je n’avais point payé ma dépense au Bœuf couronné, et j’y retournai pour compter avec la Mariton, laquelle en prit occasion de me demander par où son garçon avait passé.
— Vous l’avez fait boire, dit-elle, et ce n’est point sa coutume. Vous devriez bien au moins ne pas le laisser courir seul. Un malheur vient si vite !