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Les Rustiques/Joséphine est enceinte

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Les RustiquesMercure de France. (p. 217-241).
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JOSÉPHINE EST ENCEINTE


Ce matin-là, en rencontrant son ami Léon, le gros Zidore se tapa sur les cuisses cependant qu’un large rire épanouissait sa face de pleine lune :

— Eh bien, mon vieux, qu’est-ce que tu en dis ? V’là que ça y est tout de même !

— De quoi ? reprit l’autre, l’œil allumé.

— Comment, tu ne sais pas la nouvelle ? continua-t-il en s’esclaffant de nouveau ? Le Pape…

— Eh bien ! quoi ? Le Pape !

— Il a « enceintré » sa bonne !

— Sans blague ? insista Léon en éclatant de rire à son tour.

— Sûr, comme me voilà, précisa Zidore. On dirait que ça t’épate ?

— Pas du tout, au contraire, répliqua l’autre.

Ce n’était point, en effet, que nul au pays ne se doutât de la chose. Il y avait beau temps, au lavoir communal ou sous les auvents d’aisseaux qu’on échangeait d’oreille à oreille de petites réflexions et qu’on se faisait part d’observations particulières dont l’ensemble constituait un faisceau de preuves des plus concluants.

Le Pape était l’épicier de Longeverne et depuis plusieurs mois, mainte commère se rendant à la boutique, pour une emplette quelconque, avait remarqué que Joséphine « crachait dans les cendres » comme on dit là-bas, c’est-à-dire, à tout propos et même hors de propos, étoilait le plancher d’un jet de salive claire comme de l’eau et cette salivation, au jugement des femmes expérimentées, était vraiment un peu trop abondante pour être honnête.

La mère de Joséphine avait accueilli avec une belle indignation les rumeurs orageuses qui étaient venues jusqu’à elle, criant à qui voulait l’entendre que les gens étaient bien tarés, bien mauvais pour supposer pareille chose d’une jeune fille qu’elle avait toujours élevée dans la crainte des châtiments éternels et le culte de la vierge Marie.

Mais cette fois, il n’y avait vraiment plus à protester ni à nier. Six mois de retard dans les « histoires », l’aveu des rapports de la propre bouche de la donzelle et une explication orageuse avec le Pape venait de faire éclater un scandale qui couvait depuis assez longtemps.

Et le village en était tout guilleret : on avait enfin un sujet de conversation autre que la prévision des ondées et des sécheresses.

— Qu’allait faire le Pape ?

— Qu’allait décider le Carcan ?

Bien qu’elle portât ce nom impérial, Joséphine, en effet, n’était que la fille du Carcan, une sorte de braque, ivrogne comme plusieurs Polonais, mal embouché comme trois grenadiers et plus paresseux qu’une demi-douzaine de couleuvres. On l’appelait ainsi à cause de son grand cou nerveux, supportant une tête chevaline à la mâchoire allongée et pendante au-dessus de laquelle la bouche fort vaste semblait un entonnoir perpétuellement ouvert.

Heureux père de trois enfants, le Carcan les avait de bonne heure placés comme domestiques et, tout en tenant avec sa femme une petite culture, arrivait bon an mal an à nouer les deux bouts en mangeant, ou plutôt en buvant les gages de ses rejetons.

Quant au Pape, il devait ce surnom catholique, apostolique et romain à son prénom de Léon. Comme il était le treizième héritier d’une famille bénie de Dieu et qu’à l’heure de sa naissance Léon XIII occupait le siège de saint Pierre, les voisins avaient trouvé tout naturel ce rapprochement.

C’était un chaud lapin, disait-on au village, où il passait pour user envers les femmes d’arguments irrésistibles.

— Comme un âne, mon vieux ! se confiaient les gens renseignés.

Aussi, lorsqu’il fut devenu veuf, éprouva-t-il quelque difficulté à rencontrer dans le pays une jouvencelle qui consentît à assumer dans son ménage les travaux domestiques et à se charger d’élever ses deux gosses.

La mère de Joséphine, plus confiante que les autres en la vertu de sa fille ou peut-être escomptant une chute avantageuse, l’avait poussée à s’engager comme servante, non sans lui avoir fait quelques petites recommandations qui l’autorisèrent à tempêter bruyamment lorsque l’inévitable fut advenu.

— Malheureuse, comment as-tu fait ?

— Ce n’est pas de ma faute, balbutiait la coupable. Il était triste et il buvait. Un soir qu’il était resté comme ça longtemps à table, je l’ai entendu tout à coup monter l’escalier. Très excité, son revolver à la main, il a ouvert la porte de ma chambre, s’est approché du lit et m’a dit :

— Si tu ne me laisses pas coucher avec toi, je te casse la figure et je me brûle la cervelle après. Ma foi, moi, j’ai eu peur qu’il ne le fasse réellement et j’ai mieux aimé lui donner une petite place dans le lit.

— Tu ne pouvais pas venir me le dire tout de suite ! Te voilà propre maintenant ! Si seulement on pouvait le décider à te prendre pour femme. Mais ses vieux, à lui, vont mettre des bâtons dans les roues. Ah ! bon Dieu de misère !

Les parents du Pape, en effet, dès que la rumeur publique leur eût apporté l’écho des exploits de leur fils, commencèrent par fermer à triple verrou la porte de leur cuisine afin de pouvoir exhaler tout à leur aise leur fureur et prendre en famille quelques décisions au sujet de la tactique à adopter en la circonstance.

— Ah ! le grand cochon, disait le père. Je savais bien qu’il ferait quelque chose comme ça. Mais, elle aussi, si elle n’était pas une traînée, une salope, une rien qui vaille, se serait-elle laissé faire ?

— On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle l’a provoqué dans le but de se faire épouser ensuite, insista la mère. Une sans le sou !

— Ça non, jamais, je ne laisserai pas faire ça, reprenait le vieux ; c’est déjà assez honteux pour nous tous qu’il se soit abaissé à coucher avec. Mais qu’une Carcan entre dans la famille, tant que je serai en vie, non, non et non !

Les tantes et les oncles accourus pour prendre leur part du malheur commun dont les éclaboussures les atteignaient, approuvèrent cette fière et sévère décision et chacun d’eux, en particulier, se chargea, tout en ne mâchant pas au coupable les paroles vengeresses qu’il se proposait de lui jeter à la face, de l’empêcher, si telle était son intention, de consommer son crime jusqu’au bout. Il était impossible en effet qu’il songeât à se mésallier avec une fille qui n’avait pas un sou et dont le père se saoulait…

— Dont la mère était une sale langue, ajoutait une des sœurs.

— Dont le grand oncle avait été pris jadis à mettre de l’eau dans son lait…

— Dont la petite cousine avait été condamnée, il y avait quelque trente ans, pour s’être crêpé le chignon avec une des tantes de la belle-sœur de la grand’mère… ainsi ! bref, tout ce qu’il y avait de plus sale parmi le sale peuple du pays.

Cependant, la mère de Joséphine ne s’en était pas tenue à des reproches à sa fille et, forte de son droit de mère outragée par ricochet, elle était allée trouver le séducteur.

Griffes dardées, langue affilée, le chignon de côté, le tablier défait, le caraco ouvert, elle arriva à la porte de la boutique quelques heures après que sa fille lui eût fait sa confession.

— Grand cochon, tu en fais du propre ! s’exclama-t-elle à peine entrée.

Joséphine qui était en train de peser du café ou du sucre à deux ou trois bonnes femmes, pissa dans ses jupes de détresse en remarquant l’altération des traits du Pape à cette apostrophe véhémente.

— Qu’est-ce que vous voulez, interrogea-t-il, d’une voix blanche ?

— Tu as le toupet de me le demander, grand dégoûtant, sale femellier ! Qu’est-ce que ma fille va devenir maintenant que tu nous l’as emplie ?

— Dites donc, répliqua le Pape, devenu plus blême encore, ma boutique n’est pas un champ de foire et vous allez me faire le plaisir d’aller gueuler dehors…

Et vivement ! continua-t-il, en saisissant une trique d’un geste résolu.

La femme n’eut que le temps de se retirer en cintrant l’échine pour éviter à son derrière le contact brutal du bois cependant que Joséphine qui avait contemplé immobile et muette cette scène rapide était violemment empoignée au collet et projetée à toute volée dans le dos de sa mère.

— Ça t’apprendra à aller lui monter le coup, ragea le Pape ; et que je ne vous revoie plus ici ni l’une ni l’autre, sinon… gare à vot’e peau !

Suffoquée de colère et d’indignation après cette expulsion brutale, la femme du Carcan fit un beau scandale, et ameuta tout le quartier, hurlant contre les saligauds, qui, parce qu’ils ont quat’ sous, en profitent pour engrosser sous menace de mort les pauvres filles et les laisser ensuite sur le pavé. Là-dessus, elle déclara qu’on allait voir et que ça n’allait sûrement pas se passer comme ça !

Le Carcan rentrait des champs ; il fut mis au courant de l’affaire et bientôt mêla son organe tonitruant aux glapissements de sa conjointe. Il traita d’abord Joséphine de putain, chose affirma-t-il qui ne l’étonnait guère attendu qu’elle était la fille de sa mère, puis sous prétexte de prendre conseil, se dirigea vers l’auberge où il fit venir une première chopine suivie de plusieurs autres.

Et tout en buvant, il mâchait entre ses dents des « chameaux par-ci, cochons par-là, vaches, grues, truies, etc. », quand l’aubergiste, que la chose intéressait en ce sens qu’il détestait le Pape, s’immisça dans ses monologues.

En homme à qui les bons conseils ne coûtent rien, il lui représenta donc charitablement qu’il aurait grand tort de ne pas profiter de l’occasion qui lui était offerte pour faire marcher un salaud de richard qui jetait sans scrupules le déshonneur et la misère dans les familles pauvres, mais honorables.

— Du moment, n’est-ce pas, ajouta-t-il, que la recherche de la paternité est autorisée dans ce cas-là, attendu que ta fille notoirement a vécu avec lui comme concubine.

— Hein, de quoi ? s’écria le Carcan, ahuri par ce déballage de mots inconnus.

— Je te dis que la recherche de la paternité est autorisée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Avec force arguments et exemples convaincants, l’autre s’ingénia à lui faire entendre qu’une loi récemment votée obligeait le père à venir en aide à la fille qu’il avait séduite.

— Ah ! La paternité existe ! gueula le Carcan. Ah, ben ! nom de D… ! on va voir ! Ah, mon cochon, tu veux « enceintrer » les filles et les laisser sur le dos de leurs vieux ; attends voir un peu !

La nouvelle, comme une traînée de poudre, se répandit dans le pays :

— Le Carcan va poursuivre le Pape en justice. Paraît qu’il a le droit. Et il va le faire marcher !

— Ah, tant mieux ! On va rire !

Cependant le Pape fut lui aussi par sa famille averti de ce qui se préparait et bien qu’il eût prétendu fortement qu’il resterait maître chez lui, il commença par n’en pas mener large.

— On ne veut pas que tu la prennes pour femme, articula en dernier ressort son père ; arrange-toi comme tu voudras.

— Eh ! je n’y tiens pas non plus, protestait-il, mais comment l’empêcher de marcher ?

— Comment ? À toi de voir, riposta le vieux. Tu ne m’as pas demandé avis pour coucher avec la donzelle ; eh bien, « tâche moyen » aussi de te débrouiller tout seul.

Le Carcan ne rentra chez lui que le soir. Joséphine pleurait dans un coin et sa mère, tout en cardant à gestes secs et comme rageurs un paquet de laine, poussait de temps à autre une virulente malédiction.

Point trop saoul, le chef de famille mit au courant sa conjointe et sa fille des renseignements recueillis et tout de suite intéressées, les deux femmes se rapprochèrent pour écouter ses explications et tenir conseil.

— La paternité existe, déclara sentencieusement le Carcan ! Par « conséquence » il faudra que ça « soille » le mariage ou qu’il paye pour élever le gosse.

— Il ne voudra jamais se marier avec moi maintenant, pleurnicha Joséphine en songeant à la scène du matin ; je suis sûre qu’on lui a monté le coup.

— Alors, conclut le Carcan, il « crachera du bassinet ».

Un silence se fit. Chacun réfléchissait. Le Carcan, au fond, préférait à toute autre cette solution. Sa fille mariée, si le ménage y gagnait quelques bouteilles de vin et quelques livres de café, par contre, il y perdait lui tout le bénéfice de ses gages, simplement. Si Joséphine ne se mariait pas, elle continuerait à « turbiner » pour la maison, la vieille élèverait le mioche, et lui, le patron, empocherait la galette que le Pape, de gré ou de force lui remettrait. Car, s’il ne voulait pas, de bonne volonté, payer la somme qu’il lui réclamerait, il le conduirait, avec l’assistance judiciaire devant les tribunaux du chef-lieu et étalerait, aux yeux de tout l’arrondissement, sa cochonnerie, son vadrouillage et sa saleté !

— Combien qu’on va lui demander ? questionna la mère.

— Cinq mille balles, fixa le Carcan. C’est pas trop pour bien élever un enfant.

— Si on pouvait seulement en obtenir deux, reprenait-elle, un peu sceptique devant la possibilité de toucher d’un seul coup une si grosse somme !

— Ah, ça, non ! jamais ! protestait son homme. Non, sûrement non ! Je ne descendrai pas à moins de trois mille !

— Quand iras-tu ?

— Demain matin, sans faute.

— Allez, va te coucher, continua-t-il en s’adressant à sa fille. Ça ne sert à rien de pleurnicher comme tu le fais et du moment qu’on va arranger la chose…

Joséphine s’étant retirée, il reprit, s’adressant à sa moitié :

— Tu comprends, il vaut mieux qu’il en soit ainsi : avec les sous que nous allons recevoir du Pape, nous pourrons refaire la grange, repaver l’écurie et reblanchir la cuisine sans compter que si la parcelle de Gibus venait à se vendre, ça nous botterait joliment d’avoir quelques écus en poche pour la monter et la souffler à ce gros cochon de Zidore qui la guette, à ce que j’en ai entendu dire.

Mais, je meurs de soif, s’interrompit-il. Y a donc rien à boire ici ?

— Voyons, lui fit remarquer d’un ton fort conciliant sa conjointe, tu sors de l’auberge et tu ne dois pas avoir si soif que ça.

— C’est ce qui te trompe ; je la crève.

— Tu sais bien qu’il n’y a pas de vin à la maison ; chaque fois qu’on a fait venir un petit tonneau, tu l’as vidé dans les huit jours.

— Si tu allais en chercher deux litres ! Puisqu’on va toucher de l’argent du Pape, on peut bien se payer ça. D’ailleurs, j’ai besoin de réfléchir à la façon dont je m’y prendrai demain et quand j’ai le gosier sec, ça m’ôte toutes mes idées.

— J’pourrais te faire du café, insinua-t-elle encore, pour résister jusqu’au bout.

— Non, c’est du vin qu’il me faut.

Résignée, elle mit dans le cabas deux litres vides et s’en fut à l’auberge d’où elle revint bientôt avec le vin qu’elle but en compagnie du Carcan tout en discutant de la tactique à suivre.

Cette manœuvre était simple. Dès le lendemain matin, ainsi qu’il l’avait dit, profitant de l’indignation et du scandale causés dans le pays, le Carcan se rendrait chez le Pape et sans se laisser emberlificoter par de belles promesses et de captieux discours, le sommerait, soit de conduire Joséphine devant le maire, soit de lui verser la somme de cinq mille francs, faute de quoi il l’assignerait en justice où il le ferait condamner comme père de l’enfant à venir, à la pension alimentaire exigible. Nul doute que l’autre, lié par l’aveu de ses relations avec Joséphine et pour éviter que le scandale se propageât plus avant dans la région, ne vînt, après quelques concessions auxquelles, par degrés, consentirait le Carcan, à céder à ses exigences et à lui verser les trois mille balles qu’il réclamerait en dernier ressort.

Il était dix heures à la vieille horloge quand, ces conclusions optimistes adoptées et les deux litres de vin engloutis, les deux conjoints se glissèrent dans les draps. D’ordinaire, cinq minutes après que la chandelle était soufflée, le Carcan ronflait avec force et sa moitié l’accompagnait en sourdine ; mais ce soir-là, était-ce l’énervement qui précède la réalisation des grands projets ou l’effet des litres ingurgités, mais plus d’une heure ils se retournèrent, s’agitèrent et soupirèrent en faisant craquer les ressorts fatigués du vieux sommier.

De bonne heure, le lendemain matin, le Carcan s’éveilla et, sitôt levé, commença par jeter vers les bouteilles un coup d’œil inquisiteur ; mais pas une goutte de vin ne restait ni dans l’une ni dans l’autre ; ils avaient tout lampé la veille.

Ainsi que cela se produisait chaque fois qu’il avait trop pompé le jour d’avant, il se sentait la tête un peu fiévreuse, le front chaud, les nerfs excités et la gorge sèche.

Une chopine de blanc eût certes bien fait son affaire surtout, prétendait-il, qu’il avait particulièrement besoin de se sentir d’attaque pour aller affronter le suborneur de sa fille.

Sa femme s’étant obstinément refusée à céder à ses injonctions, il se résigna de fort méchante humeur à vaquer à ses travaux quotidiens dans la ferme ; puis, s’étant débarbouillé sommairement et chaussé, il passa sur sa chemise son gilet à manches et prit le chemin de la maison du Pape.

Ce dernier cependant, prévenu, comme on sait, depuis la veille des manigances du Carcan, avait réfléchi lui aussi à l’attitude qu’il devait tenir.

Refuser de discuter était impolitique : c’était le procès brutal et sans délais. Le mieux était de paraître entrer dans les vues de l’adversaire, d’avoir l’air d’hésiter entre les deux solutions proposées, de louvoyer, d’atermoyer le plus possible, tactique très réalisable en présence des bouteilles.

Sait-on jamais de quoi demain sera fait !

Et puis, de même qu’on n’achète pas un cochon dans un sac, on ne signe pas non plus d’avance et on ne paye pas davantage pour un « salé » qui est encore logé gratis dans le bidon de « sa maternelle ». Quand il aurait « débarqué », il serait toujours temps de voir.

Donc quand le Carcan se présenta, contrairement aux prévisions faites, le Pape lui fit bon accueil.

— J’ai à te parler ! annonça le Carcan.

— Entre, répondit l’autre : on sera plus tranquilles dans la cuisine.

— Tu sais ce qui m’amène ?

— Je m’en doute un peu, reprit le Pape d’un air conciliant et résigné. On va régler la chose. Autant faire ça à l’amiable devant une bouteille de vin blanc que de se bouffer le nez.

— Bien sûr, bien sûr, reprit l’arrivant, enchanté de la tournure que prenait l’affaire.

Et sur une invitation aussi courtoise, trop honnête pour refuser, selon son expression favorite, il s’assit à la grande table sur laquelle le Pape déposa deux verres de bonne taille et quelques biscuits avant de descendre à la cave quérir deux litres.

Les verres étant emplis l’on trinqua et l’on but, puis il y eut entre les deux hommes un assez long silence lourd de gêne, durant lequel tous deux devaient évidemment chercher la phrase insidieuse qui leur permettrait d’aborder leur sujet.

Chacun tenant à rester sur la défensive, le silence se prolongeait quand le Carcan, pour rompre cette gêne, trouva un moyen terme et entama l’éloge du vin qui restait dans son verre. Cela lui permit de le reporter à ses lèvres comme s’il eût voulu, par cette deuxième dégustation, acquérir la confirmation définitive de l’opinion qu’il venait d’émettre et qui ne demandait sans doute que quelques verres encore pour s’asseoir solidement.

L’autre saisit la balle au bond, puis parla des autres crus qu’il avait également en réserve dans sa cave et, puisqu’on était réunis — c’était l’occasion ou jamais — déclara qu’il allait les faire goûter à son interlocuteur.

Après le premier litre, le Carcan se sentait mieux, plein d’optimisme et enclin à penser que ce Pape qu’on lui avait représenté comme une sale fripouille, avait du bon tout de même.

Le vin rouge succéda au vin blanc et fut loué congrûment lui aussi, puis le blanc refit de nouveau son apparition, mais cette fois sous la forme d’une bouteille cachetée.

Cependant diverses femmes étaient venues à la boutique, et la sœur du Pape remplaçant provisoirement Joséphine les avait servies sans qu’aucun des buveurs se dérangeât. Très intriguées de voir l’entretien se prolonger si longtemps, elles auraient bien voulu pouvoir saisir, dans les phrases prononcées par les deux hommes quelque mot qui leur permît de préjuger du résultat final de l’entrevue afin de pouvoir annoncer immédiatement la nouvelle aux voisines allumées de curiosité ; mais non, rien, rien que des bribes de phrases dans le genre de celles-ci :

— Çui-là, c’est du fameux !

— En voilà un qui vous réchauffe la corniaule ! ou encore :

— Sacrédié ! un litre comme ça te réveillerait un mort !

Était-ce fini ? était-ce en train ? se demandaient-elles vainement.

La vérité, c’est que les coudes sur la table, les pattes au chaud et du vin dans son verre, le Carcan avait oublié presque entièrement le but de sa visite et que Joséphine à cette heure, aurait bien pu faire six bâtards jumeaux, quadri-jumeaux, hexajumeaux du Pape ou de l’archevêque qu’il s’en serait foutu autant que de sa première chaussette.

Le Pape, lui, buvait peu et gardait tout son sang-froid, se réservant d’attaquer quand l’autre serait tout à fait mûr et bien à point.

Ce moment ne semblait pas trop éloigné et il pouvait escompter une victoire point trop difficile à remporter quand la porte de la rue s’ouvrit bruyamment, livrant passage à une furie enjuponnée.

C’était la femme du Carcan, prévenue par une charitable voisine que son homme était en train de se saouler avec le Pape.

— Espèce de cochon, ivrogne, goret, tu n’as donc pas honte de boire avec ce truand-là ! se mit-elle à hurler en désignant le Pape qui, une main dans l’entournure de son gilet, se préparait justement à entamer les négociations.

Furieux de cette intervention qui réduisait à néant ou tout au moins entravait fort ses projets, il bondit comme un taureau qu’on pique et, les poings serrés, la mâchoire avancée, les yeux flamboyants, riposta :

— De quoi, sale bavarde, vieille garce, tu viens encore m’insulter chez moi, attends un peu nom de D… !

Et saisissant un fouet qui traînait dans un coin il s’élança vers l’intruse le bras rejeté en arrière pour la cingler de toutes ses forces.

Mais l’autre, qui savait à quelle catégorie de mâle elle avait affaire et comme Panurge craignait les coups, ne s’attarda pas à discuter ; néanmoins tout en filant précipitamment, elle trouva le temps de jeter à son époux cette phrase qui n’était pas, en l’occurrence, une vaine menace :

— Attends un peu, grand soulaud, tu n’as pas fini quand tu rentreras !

— Tu viens de voir et d’entendre, fit constater le Pape au Carcan, quelle sale langue c’est que ta femme ; elle ferait se battre deux bornes ; nous étions là, bien tranquilles et tout prêts à nous accorder, réglant la chose en hommes, en gens sérieux, quand il a fallu que cette « chameau »-là vienne chercher à mettre la bisbille entre nous.

Ah ! tiens, bon Dieu ! vois-tu, je suis furieux ; il est préférable que tu t’en ailles ; nous reparlerons de l’affaire un autre jour.

— Pour ce qui est d’être un chameau, approuva le Carcan, tu as foutrement raison. C’est une sale charogne et je lui ferai voir, en rentrant, de quelle sorte de bois je me chauffe ; mais du moment que nous sommes en train, pourquoi ne pas continuer ?

— Ah, mais non ! pas aujourd’hui, protesta le Pape. Tu n’as donc pas entendu ce qu’elle gueulait dans la rue en sortant : que je cherchais à te saouler pour mieux te rouler ! Comme si nous avions besoin de ça pour nous entendre !

Le Carcan eut beau insister, le Pape demeura inflexible.

— Si ta rosse n’était pas venue, bien sûr, un litre de plus, un litre de moins, mais pour l’instant je crois que le mieux est que tu t’en ailles et si tu es vraiment le maître chez toi, comme tu le dis, de le faire voir.

— Pour sûr que je suis le maître, et on va bien le voir, répliqua l’autre.

Croyant tout compromis, peut-être tout perdu, la femme de Carcan, furieuse avait bondi hors de chez le Pape en hurlant des malédictions contre les deux hommes : son ivrogne de mari et le putassier qui saoulait le père après avoir garni la fille. Et l’imbécile qui se laissait rouler pour quelques litres.

— Ah ! ce que son avaloir leur avait déjà coûté cher !

Mais le Carcan, à grands pas, revenait au logis la gueule tordue, les yeux flamboyants, le front barré de rides féroces de haine et de colère.

— T’as fini de pomper ? soulaud ; c’est ça ce que tu appelles régler les affaires, gouillaud !

— En tout cas, répliqua-t-il, je t’ai pas encore réglé la tienne, mais ça ne va pas tarder !

Et sans autre préambule, avant qu’elle s’y attendît, il la gifla si largement qu’il l’envoya culbuter contre le lit d’un seul revers de main.

— Brute, crapule, assassin !

Pif ! paf ! les gifles commencèrent à pleuvoir et la vaisselle à danser : le pot à eau lancé à toute volée par la femme vint se briser contre la caisse de l’horloge après avoir passé à deux doigts de la tête du Carcan.

— Maman, papa, papa, maman, mon Dieu, mon Dieu ! larmoyait Joséphine accourue au bruit de la dispute.

— Fous le camp, ma fille ! sauve-toi, sauve-toi vite, tu vois bien qu’il est ivre-fou, ce cochon-là, conseillait la mère.

Mais Joséphine voulait s’interposer à tout prix.

— C’est toi qui es cause de ces histoires, espèce de petite putain, gueulait le père, tandis que, dans la mêlée qui les joignait, des coups de poings et des coups de pieds lancés au petit bonheur, la fille, placée comme tampon au milieu, prenait sa large part.

Suffoquée, abasourdie, elle s’abattit bientôt dans un coin cependant que sa mère, vaincue, échevelée, hurlante, gagnait la porte et filait cacher sa défaite momentanée dans quelque coin obscur de la grange ou de l’écurie.

Revenue un peu à elle, Joséphine, prise de coliques s’enfuit dans sa chambre où elle se barricada comme elle put, rien moins que rassurée.

Maître des lieux, le Carcan dont la rage et la soif n’étaient pas calmées, cassa encore une chaise et quelques assiettes pour bien se prouver qu’il était le maître et que nul dans la maison n’avait le droit de lui en remontrer, puis, n’ayant plus personne sur qui cogner et gueulant comme Jérémie devant des ruines, décida d’aller à l’auberge où il pourrait au moins se dégonfler un peu d’une part, et calmer sa soif, d’autre part.

Quand, au bout d’une heure, rassurée par le silence, la mère de Joséphine sortit de sa cachette et rentra dans l’appartement saccagé, elle commença par se lamenter de toute sa gorge, puis elle appela sa fille pour qu’elle l’aidât un peu à remettre en état ce qui n’avait pas été irrémédiablement détérioré dans la bagarre. Mais l’autre couchée sur son lit, gémissante et douloureuse, ne se souleva qu’avec peine pour retomber bientôt lourdement sur sa couche.

— Miséricorde ! se lamenta la vieille. Il ne nous manquait plus que ça ! Ah, je savais bien qu’un malheur n’arrive jamais seul ; qu’est-ce qui nous pend encore à l’oreille ? Ma fille enceinte, mon ménage en morceaux et un cochon d’homme qui se cuite au lieu de faire marcher comme il devrait le dégoûtant qui a mis Joséphine dans l’état où elle se trouve au jour d’aujourd’hui.

Cependant, le Carcan attablé, buvait avec fureur tandis qu’à la maison les douleurs de Joséphine persistaient, augmentaient, prenaient une tournure particulière.

Deux heures après, une voisine dépêchée par sa femme vint adresser au Carcan une communication qui était, paraît-il, d’une extrême urgence :

— Ta femme m’a dit de venir te dire…

— Ta gueule ! Ma femme, je l’emm… et toi aussi ! Fous-moi le camp, je ne veux pas entendre parler d’elle ni de toi !

Et ce fut par cette invariable réponse qu’il accueillit toutes les parlementaires juponnées que, patiente et persévérante, sa femme persistait à lui dépêcher d’heure en heure sous des prétextes, semblait-il, de plus en plus urgents.

À la nuit noire, quand l’aubergiste ferma ses portes, il rentra, chancelant sur ses longues quilles et tellement ivre qu’il ne remarqua même point, avant de se jeter à moitié habillé sur le lit, que sa femme se trouvait dans la chambre de sa fille avec des voisines et que, malgré l’heure tardive, la chandelle clairait encore.

Toute la nuit il ronfla sans s’inquiéter de rien ; mais au petit jour, s’étant éveillé et levé, après s’être éclairci les idées et rafraîchi la caboche en se la trempant dans une seille d’eau froide, il réfléchit à la situation.

La veille, il avait engueulé et rossé sa femme : très bien ! C’était nécessaire et juste. Mais là n’était pas toute l’affaire. Restait la question du futur gosse de sa fille. Trois mille francs, c’est de l’argent. Il ne fallait pas que la chose traînât en longueur et il se devait de battre le fer tandis qu’il était encore chaud.

Tout de suite décidé, il enfila son pantalon, chaussa ses sabots et, ayant endossé son gilet à manches, s’apprêtait à partir pour l’épicerie quand sa femme inopinément, pénétra dans la pièce.

Bien que furieuse encore et décidée à ne pas lui adresser la parole pendant huit jours, elle ne put moins le faire, le voyant sur le point de partir au village, que l’interroger sur ses intentions :

— Et où t’en vas-tu comme ça ?

— Ben, chez le Pape, parbleu !

— Et pourquoi faire ?

— Pourquoi faire, pourquoi faire ! pas pour lui demander sa bénédiction, bien sûr ; pour régler…

— Régler ! régler ! ricana-t-elle. Il est un peu tard maintenant et tout est réglé.

— ?…

— Oui, tu as tellement épouvanté Joséphine et elle a reçu tant de coups de pied au ventre qu’hier après-midi elle a été prise de douleurs et qu’elle en a fait une fausse-couche pendant la nuit ; même qu’elle a failli en claquer. Je te l’ai envoyé dire dix fois, mais monsieur s’en foutait pas mal : Monsieur était en train de pinter ! Eh bien, pinte ! Aujourd’hui, tu peux leur courir après, tes trois mille francs ! Ils sont encrottés dans le jardin : c’était un gros garçon ! Dire, qu’avec ça nous aurions pu être si bien !

Pâle, devenu plus blême encore à ce récit, le Carcan ne peut qu’exhaler d’un accent sincèrement navré, le mot de Cambronne ; puis ses joues progressivement rosirent et s’empourprèrent et enfin il éclata rageant désespérément :

— Nom de D… ! de nom de D…, de sacré de nom de D… de milliards de D… de nom de D… !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Six mois plus tard, le gros Léon, un matin, rencontrant son ami Zidore, l’interpella, la face réjouie :

— Eh bien ! ma vieille branche, tu sais la nouvelle ?

— Non, reprit l’autre, l’œil pétillant.

— Comment tu ne sais pas ; mais le village ne parle que de ça et c’est le Pape lui-même qui vient de me mettre au courant.

— Quoi donc ?

— La femme du Carcan…

— Eh bien !

— Elle est pleine !

— Pas possible !

— Si, si, il paraît que ça date de la veille du jour où il est allé trouver le Pape ; ils avaient bu deux litres et comme ils étaient énervés, dame, ils n’ont pas pu s’endormir tout de suite. Voici cinq mois qu’elle n’a rien revu…

— Et le Pape ?

— Le Pape, il se tord ! Elle dira pas que c’est moi cette fois-ci, qu’il dit. Et je lui souhaite que deux bessonnes, oui, deux pisseuses pour lui apprendre à venir embêter les honnêtes gens !