J’ai été honorée d’être invitée à parler [le 29 septembre 2011] devant les manifestants d’Occupy Wall Street. La sonorisation ayant été (honteusement) interdite, tout ce que je disais devait être répété par des centaines de personnes, pour que tous entendent (un système de « microphone humain »). Ce que j’ai dit sur la place de la Liberté a donc été très court. Voici la version longue de ce discours [publiée initialement en anglais dans Occupy Wall Street Journal].
Je vous aime.
Et je ne dis pas cela pour que des centaines d’entre vous me répondent en criant « je vous aime ». Même si c’est évidemment un des avantages de ce système de « microphone humain ». Dites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous redisent, encore plus fort.
Hier, un des orateurs du rassemblement syndical a déclaré : « Nous nous sommes trouvés. » Ce sentiment saisit bien la beauté de ce qui se crée ici. Un espace largement ouvert – et une idée si grande qu’elle ne peut être contenue dans aucun endroit – pour tous ceux qui veulent un monde meilleur. Nous en sommes tellement reconnaissants.
S’il y a une chose que je sais, c’est que les 1 % [les plus riches] aiment les crises. Quand les gens sont paniqués et désespérés, que personne ne semble savoir ce qu’il faut faire, c’est le moment idéal pour eux pour faire passer leur liste de vœux, avec leurs politiques pro-entreprises : privatiser l’éducation et la Sécurité sociale, mettre en pièces les services publics, se débarrasser des dernières mesures contraignantes pour les entreprises. Au cœur de la crise, c’est ce qui se passe partout dans le monde.
Et une seule chose peut bloquer cette stratégie. Une grande chose heureusement : les 99 %. Ces 99 % qui descendent dans les rues, de Madison à Madrid, en disant : « Non, nous ne paierons pas pour votre crise. »
Ce slogan est né en Italie en 2008. Il a ricoché en Grèce, en France, en Irlande, pour finalement faire son chemin jusqu’à l’endroit même où la crise a commencé.
« Pourquoi protestent-ils ? » demandent à la télévision les experts déroutés. Pendant ce temps, le reste du monde demande : « Pourquoi avez-vous mis autant de temps ? », « On se demandait quand vous alliez vous manifester ». Et la plupart disent : « Bienvenue ! »
Beaucoup de gens ont établi un parallèle entre Occupy Wall Street et les manifestations « antimondialisation » qui avaient attiré l’attention à Seattle en 1999. C’était la dernière fois qu’un mouvement mondial, dirigé par des jeunes, décentralisé, menait une action visant directement le pouvoir des entreprises. Et je suis fière d’avoir participé à ce que nous appelions alors « le mouvement des mouvements ».
Mais il y a aussi de grandes différences. Nous avions notamment choisi pour cibles des sommets internationaux : l’Organisation mondiale du commerce, le FMI, le G8. Ces sommets sont par nature éphémères, ils ne durent qu’une semaine. Ce qui nous rendait nous aussi éphémères. On apparaissait, on faisait la une des journaux, et puis on disparaissait. Et dans la frénésie d’hyperpatriotisme et de militarisme qui a suivi l’attaque du 11 Septembre, il a été facile de nous balayer complètement, au moins en Amérique du Nord.
Occupy Wall Street, au contraire, s’est choisi une cible fixe. Vous n’avez fixé aucune date limite à votre présence ici. Cela est sage. C’est seulement en restant sur place que des racines peuvent pousser. C’est crucial. C’est un fait de l’ère de l’information : beaucoup trop de mouvements apparaissent comme de belles fleurs et meurent rapidement. Parce qu’ils n’ont pas de racines. Et qu’ils n’ont pas de plan à long terme sur comment se maintenir. Quand les tempêtes arrivent, ils sont emportés.
Être un mouvement horizontal et profondément démocratique est formidable. Et ces principes sont compatibles avec le dur labeur de construction de structures et d’institutions suffisamment robustes pour traverser les tempêtes à venir. Je crois vraiment que c’est ce qui va se passer ici.
Autre chose que ce mouvement fait bien : vous vous êtes engagés à être non-violents. Vous avez refusé de donner aux médias ces images de fenêtres cassées ou de batailles de rue qu’ils attendent si désespérément. Et cette prodigieuse discipline de votre côté implique que c’est la brutalité scandaleuse et injustifiée de la police que l’histoire retiendra. Une brutalité que nous n’avons pas constatée la nuit dernière seulement. Pendant ce temps, le soutien au mouvement grandit de plus en plus. Plus de sagesse.
Mais la principale différence, c’est qu’en 1999 nous prenions le capitalisme au sommet d’un boom économique frénétique. Le chômage était bas, les portefeuilles d’actions enflaient. Les médias étaient fascinés par l’argent facile. À l’époque, on parlait de start-up, pas de fermetures d’entreprises.
Nous avons montré que la dérégulation derrière ce délire a eu un coût. Elle a été préjudiciable aux normes du travail. Elle a été préjudiciable aux normes environnementales. Les entreprises devenaient plus puissantes que les gouvernements, ce qui a été dommageable pour nos démocraties. Mais, pour être honnête avec vous, pendant ces temps de prospérité, attaquer un système économique fondé sur la cupidité a été difficile à faire admettre, au moins dans les pays riches.
Dix ans plus tard, il semble qu’il n’y ait plus de pays riches. Juste un tas de gens riches. Des gens qui se sont enrichis en pillant les biens publics et en épuisant les ressources naturelles dans le monde.
Le fait est qu’aujourd’hui chacun peut voir que le système est profondément injuste et hors de contrôle. La cupidité effrénée a saccagé l’économie mondiale. Et elle saccage aussi la Terre. Nous pillons nos océans, polluons notre eau avec la fracturation hydraulique et le forage en eaux profondes, nous nous tournons vers les sources d’énergie les plus sales de la planète, comme les sables bitumineux en Alberta. Et l’atmosphère ne peut absorber la quantité de carbone que nous émettons, créant un dangereux réchauffement. La nouvelle norme, ce sont les catastrophes en série. Économiques et écologiques.
Tels sont les faits sur le terrain. Ils sont si flagrants, si évidents, qu’il est beaucoup plus facile qu’en 1999 de toucher les gens, et de construire un mouvement rapidement.
Nous savons tous, ou du moins nous sentons, que le monde est à l’envers : nous agissons comme s’il n’y avait pas de limites à ce qui, en réalité, n’est pas renouvelable – les combustibles fossiles et l’espace atmosphérique pour absorber leurs émissions. Et nous agissons comme s’il y avait des limites strictes et inflexibles à ce qui, en réalité, est abondant – les ressources financières pour construire la société dont nous avons besoin.
La tâche de notre époque est de renverser cette situation et de contester cette pénurie artificielle. D’insister sur le fait que nous pouvons nous permettre de construire une société décente et ouverte, tout en respectant les limites réelles de la Terre.
Le changement climatique signifie que nous devons le faire avant une date butoir. Cette fois, notre mouvement ne peut se laisser distraire, diviser, épuiser ou emporter par les événements. Cette fois, nous devons réussir. Et je ne parle pas de réguler les banques et d’augmenter les taxes pour les riches, même si c’est important.
Je parle de changer les valeurs sous-jacentes qui régissent notre société. Il est difficile de résumer cela en une seule revendication, compréhensible par les médias. Et il est difficile également de déterminer comment le faire. Mais le fait que ce soit difficile ne le rend pas moins urgent.
C’est ce qui se passe sur cette place, il me semble. Dans la façon dont vous vous nourrissez ou vous réchauffez les uns les autres, partageant librement les informations et fournissant des soins de santé, des cours de méditation et des formations à « l’empowerment ». La pancarte que je préfère ici, c’est : « Je me soucie de vous. » Dans une culture qui forme les gens à éviter le regard de l’autre et à dire : « Laissez-les mourir », c’est une déclaration profondément radicale.
Quelques réflexions finales. Dans cette grande lutte, voici quelques choses qui ne comptent pas :
– Comment nous nous habillons,
– Que nous serrions nos poings ou faisions des signes de paix,
– Que l’on puisse faire tenir nos rêves d’un monde meilleur dans une phrase-choc pour les médias.
Et voici quelques petites choses qui comptent vraiment :
– Notre courage,
– Notre sens moral,
– Comment nous nous traitons les uns les autres.
Nous avons mené un combat contre les forces économiques et politiques les plus puissantes de la planète. C’est effrayant. Et tandis que ce mouvement grandit sans cesse, cela deviendra plus effrayant encore. Soyez toujours conscients qu’il y a aura la tentation de se tourner vers des cibles plus petites – comme, disons, la personne assise à côté de vous pendant ce rassemblement. Après tout, c’est une bataille qui est plus facile à gagner.
Ne cédons pas à la tentation. Je ne dis pas de ne pas vous faire mutuellement des reproches. Mais cette fois, traitons-nous les uns les autres comme si on prévoyait de travailler ensemble, côte à côte dans les batailles, pour de nombreuses années à venir. Parce que la tâche qui nous attend n’en demandera pas moins.
Considérons ce beau mouvement comme s’il était la chose la plus importante au monde. Parce qu’il l’est. Vraiment.
Naomi Klein, le 6 octobre 2011
Discours publié dans Occupied Wall Street Journal. A lire : le blog de Naomi Klein (en anglais).
Traduction : Agnès Rousseaux / Basta!
Photos : © Source, Kelly Davis, Mar is Sea Y